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Le libre marché (1)

22 juin 2010

Par Darwin – En lisant quelques commentaires en réaction au billet sur le salaire minimum, je me suis encore une fois aperçu que bien des gens considèrent que les mécanismes du libre marché s’appliquent dans notre monde comme dans les bouquins des économistes classiques. Si le monde théorique que ces auteurs ont inventé ne s’observe en fait jamais de façon aussi mécanique, il le fait encore moins sur le marché du travail.

Même si elle existait vraiment, la fameuse main invisible qu’on associe au «libre marché» ne pourrait entrer en action que dans un cadre bien précis, et cela, même selon ceux qui la vénèrent. Ce cadre repose sur un fondement théorique et sur des conditions précises pour que l’offre et de la demande s’appliquent de façon optimale. Je présenterai donc ici ces éléments en les appliquant au marché du travail, en prenant comme exemple le hockey (on s’ennuie déjà…).

Pour bien comprendre cette présentation, il faut aussi tenir compte du fait que le marché du travail est ce qu’on appelle un marché dérivé. Il est en effet influencé par le marché des biens ou services produits dans le cadre de ce travail. Ainsi, la demande pour des travailleurs dépend de la demande pour les biens et services produits par ces travailleurs. Si un bien ou un service est en forte demande, la demande sera aussi forte pour les travailleurs nécessaires à la production de ce bien ou de ce service. Ainsi, la demande de joueurs de hockey est établie en fonction de la demande pour les matchs de hockey.

Fondement théorique

La maximisation de l’utilité et des profits

Le mécanisme du libre marché repose sur les relations entre l’offre et la demande. De son côté, le principe de l’offre et de la demande (que d’aucuns appelle «loi», mais pas moi !) est basé sur le postulat que les demandeurs visent la maximisation de leur utilité (ou de leur bien-être économique) et les offreurs, la maximisation de leurs profits. Pour maximiser son utilité, un partisan qui achète un billet de hockey doit avoir auparavant évalué tous les autres achats qu’il aurait pu faire avec cette somme et avoir conclu qu’aucune autre dépense de même ampleur ne pourrait lui apporter plus de bien-être économique. Pour maximiser ses profits, l’offreur doit, lui, investir sur le marché qui lui permettra d’obtenir le profit le plus élevé après avoir rejeté toutes les autres possibilités d’investissement.

La rationalité économique

Pour maximiser respectivement leur utilité et leurs profits, les demandeurs et les offreurs doivent agir de façon économiquement rationnelle, comme des «homo œconomicus». Mais l’être humain agit-il toujours de façon rationnelle ?

Dans L’empire de l’erreur, Gérald Bronner présente les travaux de Tversky et Kahneman, psychologues de l’erreur cognitive, dont certains exemples sont exposés ici. Ceux-ci ont réalisé une flopée d’études qui montrent chez les participants d’importants biais cognitifs, surtout dans l’évaluation des nombres et des probabilités, capacité pourtant essentielle pour agir rationnellement et effectuer ses choix de consommation et d’investissement comme le voudraient les théoriciens du libre marché. De toute façon, est-il rationnel de penser qu’un être humain puisse à chaque achat et à chaque investissement évaluer toutes les autres possibilités avant d’agir, à moins de souffrir d’une grave pathologie ?

En tant qu’offreur rationnel économiquement, le travailleur ne serait supposé prendre de décision de carrière ou de choix d’emploi qu’en fonction de la maximisation de ses profits, donc de sa rémunération. Pourtant, il évalue bien d’autres facteurs dans une telle situation. Pour être satisfait de son emploi, il tient compte de ses intérêts, de ce qu’il aime faire, de l’endroit où il veut vivre et où habitent sa famille et ses amis, de l’ambiance du milieu de travail, et de bien d’autres facteurs. D’ailleurs, bien des joueurs de hockey ont déjà accepté des contrats moins lucratifs pour augmenter leurs chances de jouer avec des équipes gagnantes ou pour s’établir dans une ville que leur conjointe préfère… Cela est tout à fait rationnel, mais pas en tant que «homo œconomicus».

De même, les propriétaires d’équipe de hockey qui sont prêts à faire face à des déficits pour avoir une équipe gagnante ne sont pas irrationnels dans le sens courant du terme, mais le sont pour les tenants du libre marché. C’est d’ailleurs autant pour discipliner les propriétaires «moins rationnels» que pour se protéger des demandes salariales des joueurs que les ligues de sports professionnels ont adopté des plafonds salariaux et que la Ligue nationale de hockey (LNH) a décrété un lock-out en 2004-2005.

La concurrence parfaite

Même pour ses partisans (qui ne sont pas nécessairement partisans de la même équipe de hockey…), la «loi» de l’offre et de la demande ne s’applique de façon optimale qu’en situation de concurrence parfaite. Or, un marché en concurrence parfaite doit respecter cinq conditions, que nous examinerons dans un prochain billet

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22 commentaires leave one →
  1. 22 juin 2010 8 h 42 min

     » la «loi» de l’offre et de la demande ne s’applique de façon optimale qu’en situation de concurrence parfaite.  »

    Comme vous le démontrez, la rationalité des agents n’est pas parfaite; la situation « optimale » (que vous définissez probablement par un optimum de Paretto) n’est donc pas atteignable.

    Cependant, par quel moyen pouvons nous approcher le plus possible de la situation optimale?

    Et vous voyant venir, j’anticipe que vous vanterez l’intervention étatique pour corriger les erreurs de l’irrationnelle populace.

    Cette doctrine néglige le fait que, tout comme le marché, l’État est constitué d’être humains lui aussi et que, comme vous le décrivez ci-haut, les être humains ne sont pas toujours parfaitement rationnels. Et lorsqu’il est question de politiciens et de fonctionnaires, ceux-ci ont souvent des intérêts divergents de ceux de la collectivité.

    La question revient donc à savoir qui est mieux placé pour juger de l’importance de ses préférences: nous ou l’État?

    Le libre-marché ne permet peut-être pas d’atteindre l’optimalité absolue, mais aucune autre forme d’organisation économique ne permet de s’en rapprocher aussi près.

    Mon billet sur le sujet:

    http://minarchiste.wordpress.com/2010/03/05/la-concurrence-et-le-bon-fonctionnement-dun-marche/

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  2. Déréglé temporel permalink
    22 juin 2010 9 h 43 min

    Minarchiste, est-ce trop demander que de ne pas sombrer dans une logique binaire, tout-blanc/tout-noir? Il ne s’agit pas de savoir « qui est le mieux placé », il s’agit de rechercher un équilibre. En ne choisissant qu’un seul intervenant, c’est sûr que ça va finir par mal tourner.

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  3. 22 juin 2010 9 h 57 min

    Le libre marché est-il vraiment libre ? Le libre marché des pays avec un strict minimum de lois où les citoyens sont laissé à eux mêmes fonctionne t-il.
    En Colombie et au Mexique, il existe un marché de la drogue et la concurrence est tellement forte que les caïds s’entretuent. En Colombie des para-militaires formés d’extrême-droitistes assassinent ceux que le gouvernement ne veut pas faire officiellement.
    Ici au Québec, malgré des lois canadiennes sur la concurrence, des distributeurs d’essences ont complotés pour faire augmenter les prix. Cette loi sur la concurrence pourrait-elle être abolie pour favoriser le libre marché sous une gouvernance libertarienne ?

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  4. Etienne permalink
    22 juin 2010 11 h 25 min

    @minarchiste: « La question revient donc à savoir qui est mieux placé pour juger de l’importance de ses préférences: nous ou l’État? »

    La réponse c’est que l’état doit devenir « nous », plutot que cet étranger qui gère notre argent de façon opaque et partisanne. Les règles actuelles sont concues pour laisser des trous qui empêchent toute transparence,qui découragent l’implication citoyenne et qui encouragent les conflits d’intérets. La démocracie représentative ne l’est pas du tout (représentative).

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  5. 22 juin 2010 14 h 53 min

    « Or, un marché en concurrence parfaite doit respecter cinq conditions, que nous examinerons dans un prochain billet… »

    Oui, en effet…et devenez quelle entité fait en sorte que ces conditions soient les plus violées!

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  6. 22 juin 2010 14 h 54 min

    Oui, et bien sûr, mieux vaut que l’État soit le seul intervenant, n’est-ce pas?

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  7. 22 juin 2010 14 h 56 min

    Pourquoi l’État serait la seule entité à avoir le monopole de l’agression légale?

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  8. koval permalink*
    22 juin 2010 15 h 07 min

    Ça doit être quand même déprimant Darwin d’être économiste et devoir expliquer encore et encore que la théorie de la main invisible et du marché libre c’est de la science fiction…..

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  9. Etienne permalink
    22 juin 2010 17 h 07 min

    @ David Gendron: Les corporations elles-mêmes, qui controlent le gouvernement à notre place. Elles n’auront jamais intéret à voir naitre un marché parfait, avec ou sans l’intervention de l’état.

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  10. 22 juin 2010 17 h 29 min

    @ Minarchiste

    Revenu de voyage ?

    «Cependant, par quel moyen pouvons nous approcher le plus possible de la situation optimale?»

    Pour moi, ce genre de tentative est comme vouloir faire plier la réalité pour qu’elle corresponde à un modèle théorique irréaliste.

    «que vous définissez probablement par un optimum de Paretto»

    Pas nécessairement. L’optimum de Pareto n’est qu’un des aspects de la situation optimale. L’absence des externalités dans le modèle classique est un autre problème, et il y en a bien d’autres. Mais ce n’est pas le sujet de ce billet et du suivant…

    «Et vous voyant venir, j’anticipe que vous vanterez l’intervention étatique pour corriger les erreurs de l’irrationnelle populace. »

    Comme vous le dites, vous anticipez… La suite devrait être diffusée vendredi ou samedi. Mais, je n’enlèverai aucun suspens en avouant que je considère que l’État a un rôle, non pas dans le but machiavélique que vous mentionnez («corriger les erreurs de l’irrationnelle populace»), mais pour corriger certaines des lacunes du capitalisme ou du «libre-marché» que je n’ai pas encore abordées dans ce billet. Dans ce sens, votre argument suivant («l’État est constitué d’être humains lui aussi et que, comme vous le décrivez ci-haut, les être humains ne sont pas toujours parfaitement rationnels.») est non pertinent. Patientez un peu…

    «La question revient donc à savoir qui est mieux placé pour juger de l’importance de ses préférences: nous ou l’État?»

    Ça aussi est un autre sujet, qui touche plus la notion des biens et services privés et publics, que je n’aborderai pas non plus dans ces billets. Vous reconnaissez d’ailleurs vous aussi qu’il existe des biens publics (au moins la police et la voirie, si je ne m’abuse), c’est seulement que nous ne mettons pas la ligne entre les deux au même endroit.

    @ Déréglé

    «Minarchiste, est-ce trop demander que de ne pas sombrer dans une logique binaire»

    Bon commentaire, que je partage tout à fait !

    @ Gentil Astineux

    Vous donnez d’excellents exemples. Les entreprises qui semblent se partager les appels d’offres dans la construction agissent de même. Bombardier qui a soudain augmenté le coût des wagons de métro après son association avec Alstom en est un autre. Les importateurs qui ajoutent de l’huile de tournesol dans l’huile d’olive (au moins, ce n’est pas toxique !) trichent aussi. Les exemples sont innombrables. On en verra quelques autres dans le prochain billet…

    @ David Gendron

    «devenez quelle entité fait en sorte que ces conditions soient les plus violées»

    On abordera cette question dans quelques jours. Mais, je vais tenter de deviner… Les transnationales ? Les entrepreneurs en construction ? Ou simplement la réalité qui ne se plie pas aux hypothèses farfelues des théoriciens !

    @ Koval

    «Ça doit être quand même déprimant Darwin d’être économiste et devoir expliquer encore et encore que la théorie de la main invisible et du marché libre c’est de la science fiction»

    Pas vraiment… J’essaie de le faire de façon ludique. Ce que je trouve plus déprimant est que des gens sachent très bien que cette théorie est fondée sur des hypothèses ridicules mais se permettent d’un même souffle d’en chanter les louanges et les bienfaits dans le monde réel !

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  11. 22 juin 2010 17 h 31 min

    @ Étienne

    Votre réponse à David Gendron ressemble un peu à une partie de la mienne. Je n’avais pas vu votre dernier commentaire avant de l’écrire…

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  12. 22 juin 2010 17 h 40 min

    @DG: Je ne réponds pas à ceux qui ne font pas un effort de lecture correct.

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  13. 28 juin 2010 16 h 46 min

    Ce n’est pas la réponse recherchée, mais je suis d’accord.

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  14. 28 juin 2010 16 h 47 min

    Et l’État, lui?

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  15. 28 juin 2010 16 h 47 min

    D’accord, j’ai exagéré dans votre cas.

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  16. 28 juin 2010 18 h 52 min

    J’avais compris votre allusion. J’ai voulu simplement montrer que votre fixation sur l’État vous empêche de voir la poutre !

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  17. sébas permalink
    2 juillet 2010 10 h 16 min

    Et voilà.

    Les grandes corporations oligopolistiques ou monopolistiques contrôlent effectivement ce qui reste du ‘libre marché’ et contrôlent de facto les états…

    Plus il y a de lois et de reglementations entourant la main-d’oeuvre, le fonctionnement interne et externe de l’entreprise, etc (i.e. des barrières à l’entrée au marché… pour la comprétition éventuelle), plus elles deviennent puissantes.

    En réalité, ces corpos n’aiment pas du tout le libre marché…

    Or c’est l’état qui permet à ces corpos de tuer le libre marché.

    Comment? En leur permettant d’avoir accès à du capital inventé à partir de rien (i.e. Loi sur les banques = voir principe de la réserve fractionnaire)… plus facilement que pour le restant de la société…

    Ça c’est du pouvoir: celui de pouvoir inventer de la richesse, à partir de rien…

    Et c’est drôle de voir tous les «grands» théoriciens, «oublier» de parler de CE facteur… celui qui «distortionne» toutes leurs belles théories…

    😉

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  18. 3 juillet 2010 0 h 51 min

    Le réseau PBS a diffusé à la fin avril une émission scientifique portant justement sur la rationalité économique, intitulée «Mind Over Money». La transcription est maintenant sur Internet. La page d’accueil de cette émission est au :

    http://www.pbs.org/wgbh/nova/money/about.html

    Rendu là, on n’a qu’à cliquer sur «Program Transcript» pour accéder au texte, en anglais seulement, malheureusement. C’est bien sûr assez long, mais excellent.

    On y raconte entre autres que, lors d’une mise aux enchères d’un billet de 20 dollars, les enchères ont monté jusqu’à 28 dollars ! Pire, ce montant a été prédédé d’autres offres au dessus de vingt dollars !

    Fascinant !

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