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Comment le contribuable a délogé le citoyen dans le discours public

19 janvier 2011

Par Darwin – Dans sa revue de presse du Devoir du 31 décembre de l’an passé, Manon Cornellier parle de quelques textes portant sur La politique, différemment. Une phrase a tout particulièrement retenu mon attention : «Ils (Susan Delacourt et Don Lenihan) évoquent comment le contribuable a délogé le citoyen dans le discours public où les politiques sont réduites à des produits destinés à des niches bien ciblées

J’ai donc cherché l’article en question, publié dans la Revue Options politiques par l’Institut de recherche en politiques publiques. Cet article, The consumer model of politics — a bad idea (Le modèle consumériste en politique – une mauvaise idée) analyse une tangente inquiétante en politique. Ce texte étant assez long et en anglais seulement, j’en résume ici les éléments que j’ai trouvés les plus significatifs.

Résumé – extraits

– S’il est normal que les citoyens veuillent que les gouvernements leur en donne pour leur argent, est-il sain que les gouvernements considèrent les citoyens uniquement comme des consommateurs ?

– Certains partis politiques agissent comme si les citoyens n’accordaient leur vote qu’en fonction de leur satisfaction comme consommateurs et comme s’ils étaient dans ce sens en concurrence avec les autres partis politiques pour attirer le vote des citoyens consommateurs. Ils segmentent ainsi leur «marché» comme le font les manufacturiers et les commerçants : tel produit pour tel citoyen, tel autre pour d’autres catégories de citoyens. Non seulement cela présuppose que les citoyens n’ont pas d’autres préoccupations, mais, on en vient à agir comme si seuls les contribuables-consommateurs avaient le droit de vote et non tous les citoyens.

Note : rappelons que quelques économistes québécois se sont déjà inquiété du fait que des citoyens qui ne paient pas d’impôt aient quand même le droit de vote

– Cette course à la segmentation et à la satisfaction des contribuables-consommateurs porte les gouvernements à éviter les problèmes complexes, comme ceux de la santé, pour plutôt s’attarder à des questions plus simples à résoudre, comme de baisser les taxes et impôts ou d’augmenter les peines de prison.

– Plutôt que de segmenter leur clientèle, les politiciens ne devraient-ils pas viser la coopération entre les citoyens ? Le problème est que la coopération repose toujours sur des compromis qui risquent de déplaire à certains segments de citoyens, même parmi les troupes d’un parti, ce qui peut compromettre leur victoire aux prochaines élections. Cette approche peut être bien plus mobilisante, car elle repose sur un véritable projet de société, mais, étant plus complexe, elle est beaucoup plus difficile à «vendre» que l’approche basée sur les segments de clientèle.

– Les partis politiques existent normalement pour présenter un projet de société. Mais, avec l’approche consumériste, l’objectif est de gagner la prochaine élection. C’est l’objet de la transaction : je vous donne ce que vous voulez et vous votez pour moi !

– La collaboration et le partenariat entre les gouvernements et la population permettent en plus au citoyens de s’approprier des problèmes. Ainsi, le gouvernement n’est plus considéré comme le seul à pouvoir solutionner des problèmes, mais comme un des acteurs qui contribue à la solution.

– Par exemple, le problème de la pauvreté ne peut se résoudre uniquement par des mesures gouvernementales. Cela exige la participation des «pauvres» eux-mêmes, des membres de la communauté et d’organismes dédiés à ce problème. D’autres problèmes comme le décrochage scolaire et la santé ne peuvent pas se résoudre uniquement par des décisions gouvernementales, mais exigent une participation importante des citoyens individuellement et collectivement.

– Par leur participation à la vie politique, les citoyens peuvent choisir de faire partie des solutions plutôt que de n’être que des consommateurs de décisions et de services gouvernementaux.

Et alors…

L’analyse des auteurs est très intéressante. Elle met le doigt sur un courant inquiétant qui a tendance à prendre de l’ampleur, et pas seulement au Canada ou en Amérique du Nord. En effet, dans un article du Devoir sur les événements en Tunisie, on peut lire, à propos de la relative tranquillité dans ce pays jusqu’aux événements récents, malgré la limitation des libertés qu’on y observe depuis plusieurs années : « Le « deal » sur lequel reposait la relation entre le pouvoir et la population ne tient plus. Cette entente revenait à dire: « Vous êtes des consommateurs, pas des citoyens: vous consommez, vous mangez et buvez bien, à condition de ne pas parler de liberté politique ou de liberté de la presse » ». On voit donc que le point de vue des auteurs s’applique très bien même dans des pays très différents…

Par contre, cette analyse, comme c’est bien souvent le cas quand des auteurs présentent une « nouvelle » tendance, en met un peu trop. D’une part, cette tendance, même si elle semble de fait prendre de l’ampleur, est loin d’être nouvelle. Les promesses précises, que ce soit la construction de routes, d’écoles et d’hôpitaux, ou encore l’annulation de la fusion de villes, font partie des mœurs politiques depuis longtemps, pour ne pas dire depuis toujours. D’autre part, il existe encore parmi toutes les formations politiques des projets de société quand même assez faciles à déterminer, qu’ils soient centrés sur la loi et l’ordre, sur l’indépendance ou sur un plus grand partage des richesses.

Malgré ces réserves, je recommande la lecture de cet article qui nous permet de réfléchir sur ce que nous voulons de nos gouvernements, sur les conséquences du cynisme ambiant tant à l’intérieur des partis politiques que chez les citoyens et sur l’importance de l’implication des citoyens dans la sphère publique et politique.

Alors, préférons-nous consommer de la politique ou en être partie prenante ?

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20 commentaires leave one →
  1. 20 janvier 2011 6 h 26 min

    Certains services publics n’hésitent pas à s’adresser aux citoyens comme des consommateurs. Combien de fois ai-je lu, vu ou entendu un hôpital ou une école parler de leur clientèle ?

    Un jeune qui va à l’école n’est plus un étudiant, il est un client. Pour l’hôpital ou le CLSC, un citoyen mal en point n’est plus un malade mais un client. Etc…

    Évidemment, ceux qui sont attirés par la politique de droite semblent plus d’accord avec cette approche. Le concept d’utilisateur-payeur en est un symbole assez frappant.

    Mais, comme tu le dis, une chance qu’il existe quelques partis politiques qui osent encore rêver à la citoyenneté, au vivre-ensemble…

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  2. 20 janvier 2011 6 h 49 min

    @ Luto

    «Certains services publics n’hésitent pas à s’adresser aux citoyens comme des consommateurs.»

    La vague de clientélisme est pour moi autre chose. C’est plus une mode de gestion qu’un question purement politique. Ce sujet mériterait un billet distinct, mais ce n’est pas moi qui va l’écrire, les «tendances managériales» n’étant vraiment pas ma force …

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  3. 20 janvier 2011 12 h 19 min

    Oh, en passant, pour répondre à ta question… personnellement, je ne vote pas pour un parti qui me prmet quelque chose mais plutôt pour un parti qui propose un projet de société qui rejoint mes valeurs et préoccupations.

    Mais j’imagine que je ne t’apprend rien !

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  4. 20 janvier 2011 18 h 07 min

    @ Luto

    «personnellement, je ne vote pas pour un parti qui me promet quelque chose»

    Ah, tiens donc ! 😉

    C’est d’ailleurs en pensant à QS (et aussi à d’autres partis) que j’ai tenu à nuancer les effets de la tendance décrite par les auteurs.

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  5. sombredereliction permalink
    21 janvier 2011 23 h 40 min

    « Par contre, cette analyse, comme c’est bien souvent le cas quand des auteurs présentent une « nouvelle » tendance, en met un peu trop. »
    Je suis d,accord. Ce qui me fascine, c’est comment les auteurs arrivent à classer les promesses électorales dans leur système de politique-consommation. À quand un OPC de l’électorat? Je veux porter plainte contre M. Charest qui m’a F…. avec son: « le lendemain de mon élection, fini l’attente! »

    Je considère que l’approche de ces auteurs représente peut-être une critique d’un des aspects de la politique, mais le schéma est quand même simplifié à l’extrême. Je ne pense pas que nous allons voter de la même façon que l’on achète une paire de souliers.

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  6. 22 janvier 2011 7 h 29 min

    «Je ne pense pas que nous allons voter de la même façon que l’on achète une paire de souliers.»

    Quand on décide d’acheter ou pas des souliers israéliens, d’une certaine façon, on vote ! (gag plate…)

    «le schéma est quand même simplifié à l’extrême»

    Tout à fait

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  7. koval permalink*
    22 janvier 2011 20 h 39 min

    Darwin, j’ ai lu ton texte, il est très bien mais je ne comprends pas l’idée du concept de la segmentation….

    Je devrai lire l’article peut-être….

    Quand tu dis par exemple…..

    « – Plutôt que de segmenter leur clientèle, les politiciens ne devraient-ils pas viser la coopération entre les citoyens ?  »

    Je me demande comment on segmente la clientèle, est-ce entre les partis!?!?

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  8. 22 janvier 2011 23 h 38 min

    @ Koval

    «Je me demande comment on segmente la clientèle, est-ce entre les partis!?!?»

    J’aurais pu en effet être plus précis, mais je tentais de résumer le contenu de l’article. En publicité, la segmentation est la façon de cibler une clientèle particulière en lui offrant un produit ou un service différent de celui qu’on offre aux autres. La segmentation peut se faire par sexe, âge, région, niveau socio-économique, orientation sexuelle, etc.

    Voir La segmentation du ciblage à http://fr.wikipedia.org/wiki/Segmentation_(sciences_humaines)#La_segmentation_marketing .

    «Carleton University communications professor André Turcotte has
    written on this development within Stephen Harper’s Conservative Party. Instead of trying to unite diverse groups around an overarching set of policies for all Canadians, it has tailored its policies and promises to segments of the electorate that can tilt the balance toward Conservative seats in key ridings or regions. “Traditionally, Liberal and Conservative campaigns have adopted a mass-marketing approach to winning elections,” Turcotte wrote in a paper delivered in the spring of 2010 at the Congress of the Humanities and Social Sciences in Montreal. “The approach adopted by the Harper Conservatives can be described as ‘hyper-segmentation.’”»

    Tu vois, ils ne détaillent pas vraiment leur idée, pensant sûrement que le lecteur sait ce qu’est la segmentation en marketing, ce qui est une erreur dans un texte du genre. L’idée est de trouver une promesse ou d’adopter un projet de loi en fonction des besoins ou désirs d’une clientèle bien précise qui pourrait faire pencher la balance à leur avantage.

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  9. 22 janvier 2011 23 h 41 min

    Ah oui, j’oubliais. La coopération est un peu l’inverse de la segmentation. On prend des gens différents et on tente de les faire travailler ensemble pour le bien commun, pour que tous en bénéficie. Je partage bien sûr l’opinion des auteurs à ce sujet.

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  10. 2 février 2011 17 h 53 min

    Un exemple de confusion citoyen-consommateur dans La Presse d’aujourdhui :

    Voter conservateur pour être entendu à Ottawa?
    http://www.cyberpresse.ca/actualites/quebec-canada/politique-canadienne/201102/01/01-4365982-voter-conservateur-pour-etre-entendu-a-ottawa.php

    «Les conservateurs font valoir un nouvel argument pour gagner des appuis dans les régions du Québec: les portes du gouvernement fédéral sont plus grandes ouvertes pour les électeurs des circonscriptions conservatrices.»

    Il y aurait aussi l’exemple de l’amphithéâtre de Québec (et bien d’autres !).

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  11. Déréglé temporel permalink
    3 février 2011 3 h 48 min

    S’agit-il d’un concept de voteur-consommateur ou d’un simple retour au duplessisme? J’inclinerais plutôt pour le second terme.

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  12. 3 février 2011 6 h 42 min

    «S’agit-il d’un concept de voteur-consommateur ou d’un simple retour au duplessisme? »

    Comme je le dis dans le billet, le duplessisme est pour moi une forme d’application de la confusion citoyen-consommateur. Donc l’un n’exclut pas l’autre !

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  13. the Ubbergeek permalink
    19 février 2011 20 h 57 min

    Les deux, j’ajoute. tendance très inquiétante, car ca brise l’idée même d’une société unie en théorie…

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  14. 4 mars 2011 13 h 05 min

    Je viens de lire quelques articles dans les journaux qui donnent tout à fait raison aux auteurs de l’article que j’ai résumé dans ce billet.

    L’extrait que je vais citer est tiré d’un article portant sur l’envoi d’une lettre partisane, une demande de financement pour le Parti conservateur, utilisant du papier à lettres à entête de la Chambre des communes.

    L’extrait se lit comme suit :

    «La lettre est imprimée sur le papier à en-tête parlementaire du ministre Kenney. Elle est accompagnée d’une présentation de 21 pages contenant les moindres détails d’une campagne publicitaire destinée à certaines communautés culturelles canadiennes. Cette stratégie, intitulée «Abattre les frontières: bâtir la marque de commerce conservatrice dans les communautés culturelles», explique de quelle manière le Parti conservateur segmente l’électorat canadien en fonction de l’ethnicité des électeurs.»

    Marque de commerce, segmentation de l’électorat, ouf, c’est en plein ce dont parlait l’article résumé dans le billet…

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  15. the Ubbergeek permalink
    24 mai 2011 23 h 50 min

    Que pensez vous de la question très difficile que le ministre a posé ce soir(?)? Je l’ai vu à RDI, et il pose une difficile question d’éthique et économie… les très couteux traitements de certains cancers et grades spécifiques, vs le budge de l’état, mais aussi l’espérence de vie ET la qualité de vie du patient? Et son droit à refuser traitements et anarchement thérapeutique?

    Ca tombe en partie dans le sujet, comme contribuable et citoyen.

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  16. 25 mai 2011 5 h 40 min

    «Ca tombe en partie dans le sujet, comme contribuable et citoyen.»

    En partie c’est le cas de le dire !

    Pour la première question, on ne peut pas y répondre rapidement, ça dépend. On ne peut certainement pas offrir n’importe quel traitement à n’importe quel prix à tous. Il y a des choix à faire et c’est normal. La question est de savoir où mettre la ligne.

    Pour la deuxième (Et son droit à refuser traitements et anarchement thérapeutique?), c’est quoi le problème ? Oui, bien sûr… pour un adulte sain d’esprit.

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  17. 8 juillet 2014 11 h 18 min

    Excellente lettre dans Le Devoir de ce matin qui correspond bien à ce que Susan Delacourt et Don Lenihan ont écrit dans le texte que j’ai commenté dans ce billet, notamment sur la course entre les partis à la «segmentation et à la satisfaction des contribuables».

    Rompre avec le clientélisme
    http://www.ledevoir.com/politique/quebec/412860/jeunes-femmes-et-politique-rompre-avec-le-clientelisme

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