Les limites de notre perception des limites
J’ai lu récemment un livre sur la décroissance, Décroissance versus développement durable – Débats pour la suite du monde, sous la direction de Yves-Marie Abraham, Louis Marion et Hervé Philippe. Je vais ici et dans un prochain billet présenter deux des 14 textes qu’il contient.
Le texte que j’aborde dans ce billet, L’abstraction ou le détachement du monde : comment l’humain a oublié qu’il y avait des limites, a été écrit par Catherine Beau-Ferron et porte, comme son titre le laisse penser, sur la négation des limites imposées par la planète.
Une planète finie
D’entrée de jeu, l’auteure souligne la contradiction interne dans le concept de développement durable, car, sur une planète finie, aucun développement ne peut vraiment être durable. En effet, la durabilité n’est possible qu’en «renonçant au tracé ascendant de la civilisation occidentale», d’autant plus que ce tracé sert de modèle aux pays qui n’ont pas atteint le niveau de développement des pays occidentaux.
Le caractère fini de la planète n’est plus guère nié. Si on en parle depuis quelques siècles (citons Jevons et Malthus, et plus récemment le Club de Rome avec son Halte à la croissance?, datant de 1970), l’avènement du pic pétrolier – on découvre moins de nouvelles sources de pétrole qu’on n’en consomme – a remis cette question au devant des débats, d’autant plus que certaines «solutions» à la diminution des réserves de pétrole (comme les biocarburants) entraînent l’épuisement d’autres ressources encore plus essentielles, comme la nourriture. L’auteure, citant Nicholas Georgescu-Roegen, souligne que, malgré les problèmes de famine en augmentation, l’Homme choisit «de sacrifier des champs nourriciers pour faire rouler ses voitures».
La perte du concret
Malgré les constats évidents de l’épuisement graduel des ressources, «il semblerait que l’existence d’une limite physique aux activités humaines ait perdu tout son sens dans la conscience collective de notre ère». En effet, l’Homme occidental moderne considère l’impératif de la croissance économique «aussi inéluctable que le cycle des saisons». Mais comment un être supposément rationnel peut-il ainsi nier l’évidence?
Cette «perte de la notion de limite» provient de diverses sources, notamment du détachement de l’être humain de son univers concret et de sa «perception de plus en plus abstraite de son environnement et, donc des limites physiques, biologiques et même temporelles de ce dernier». Il remplace mentalement l’univers concret par un monde virtuel. L’auteure poursuit en présentant quelques aspects de la perte de la notion de limite.
La foi en la technologie
L’innovation technologique est le fer de lance «de la croissance économique et de l’élévation du niveau de vie» et, en conséquence, nous pousse à ignorer les limites de notre environnement et à devenir plus exigeants «en matière de confort, de santé, de productivité de rapidité, de communication». L’innovation technologique a en effet repoussé les contraintes de la gravité (avions), certaines barrières biologiques (médecine et agriculture), les limites de la communication (Internet), etc. À voir ces limites disparaître une à une grâce à la technologie, il est facile de s’imaginer qu’elle peut toutes les vaincre, et même nous mener à l’immortalité (clonage, cellules régénératrices, etc.)! Si les limites de la vie peuvent être dépassées, pourquoi penser que celles de l’environnement ne peuvent pas l’être?
Avec cette croyance, on s’imagine qu’on trouvera toujours d’autres sources d’énergies ou qu’on développera suffisamment de technologies propres pour pouvoir poursuivre une croissance infinie. Mais, propres ou pas, ces technologies utilisent aussi des matières présentes en quantité limitée sur notre planète. Pendant ce temps, les dernières réunions internationales visant à limiter (concept honni…) les émissions de gaz à effet de serre ont échoué. Et on semble oublier que les recherches de nouvelles technologies consomment elles-mêmes «une quantité phénoménale de ressources» et contribuent au réchauffement climatique (j’élaborerai sur cette question dans le prochain billet).
On ne tient pas compte non plus de l’«effet rebond» : «toute économie nouvelle d’énergie ou de ressources permise par une technologie mène à une augmentation de sa consommation». Par exemple, on utilisera davantage une automobile qui consomme moins d’essence, annulant en partie et même complètement l’économie due à la technologie (notons qu’on a besoin d’autant de ressources -et même plus – pour produire une automobile qui consomme peu d’essence -hybride, par exemple – que pour en produire une qui consomme plus). Toutes ces croyances sur les effets de la technologie viennent appuyer l’hypothèse de la perte de la notion de limite.
L’abstraction de l’économie de marché
Le courant économique dominant (économie de marché, capitalisme, néolibéralisme…) attribue à l’économie de marché un fonctionnement en grande partie détaché de la réalité, par un mécanisme autorégulérateur ne dépendant nullement du monde réel. Les concepts de PIB, de profits ou de dépenses ne semblent nullement liés aux matières qui sont utilisées (j’ai d’ailleurs souvent dénoncé le fait que les indicateurs économiques ne traitent que des flux d’activités économiques – comme le PIB – mais ne tiennent nullement compte de la baisse du capital, soit les ressources de la planète). Ne considérant pas ces matières (terre, arbres, nourriture, etc.), mais les assimilant toutes à des valeurs monétaires, il est difficile d’imaginer leurs limites. Or, on ne peut pas créer de la matière comme on crée de la monnaie!
Les dernières crises alimentaires, dues en partie à la spéculation de titres alimentaires n’ayant plus de liens avec les produits essentiels sur lesquels ils sont basés, montrent certains des effets néfastes de l’abstraction ou de la dématérialisation liées à ce modèle économique. La monnaie elle-même encourage la dématérialisation de l’économie. En soi, une monnaie ne produit rien et ne sert à rien. Mais, on l’associe mentalement aux choses et aux services qu’on peut obtenir en échange. Or, ces services et biens n’existent pas nécessairement, il faut les produire. Le fait de posséder de l’argent donne peut-être l’impression que ces biens et services seront toujours disponibles et qu’ils ne s’épuiseront jamais, mais ce n’est qu’une illusion. Ce n’est pas parce la quantité de monnaie augmente que la quantité de ressources en fait autant. Quand il n’y aura plus de pétrole, la monnaie n’en fera pas apparaître par magie. C’est pourtant l’illusion que donne la monnaie…
Le détachement de la nature
L’acceptation de la croissance infinie repose finalement sur une «abstraction totale du monde terrestre». Mathématiquement, c’est possible, mais seulement si on ne tient pas compte des limites de notre planète.
Cette abstraction se constate aussi dans les rapport entre l’humain et la nature. Lorsqu’on achète du poulet pressé (ouache…), imagine-t-on directement que cette viande vient d’un animal à plumes? Voit-on l’origine de tous les composants de l’ordinateur que nous utilisons ou du téléphone multifonction que nous consultons compulsivement? Difficile alors de s’imaginer qu’à chaque achat d’une nouveauté technologique, on contribue à l’épuisement des matières qui permettre de le produire.
«En croyant s’émanciper de plus en plus des déterminants naturels, l’homme se serait-il plutôt enfoncé dans un mythe – le mythe de sa propre suprématie sur un monde qui, en fin de compte, le dépassera?»
Ses désirs n’ayant pas de limites, préfère-t-il s’imaginer que les ressources n’en ont pas non plus? Pourtant, la priorité donnée au niveau de vie s’est-elle vraiment accompagnée d’une amélioration réelle de la qualité de vie? Une société qui accepterait de renoncer au rêve de la croissance infinie ne permettrait-elle pas de renouer avec «ses limites et celles de son milieu de vie»?
Et alors…
Ce genre de texte est peu courant dans la littérature économique. Il suscite une réflexion nécessaire et permet une remise en question de nombreuses supposées certitudes sur le fonctionnement de notre économie et de notre société. Qu’on accepte ou pas les limites de notre planète, elles sont bien réelles. Attendra-t-on que ces limites forcent un changement dramatique de notre façon de vivre ou serons-nous capable d’adopter par nous même les adaptations qui permettront que ces changements se fassent graduellement et de façon moins tragique?
« Le capitalisme, c’est l’art de refiler la facture à quelqu’un d’autre »
-La corporation
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Et cependant, je suis troublé, inquiet de la monté d’un luddisme, d’un esprit anti-technologie et anti-sciences.
On les accusent de biens des tords, mais ils sont vital, une part de notre progrês. Qui oui, ne doit pas être basé sur le capitalisme, mais on doit refonder un espoir, réaliste mais optimiste, dans le progrès.
Je suis inquiet d’un esprit pussilianiste et rétrograde que certains esprits pourraient en conclure.
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«Et cependant, je suis troublé, inquiet de la monté d’un luddisme, d’un esprit anti-technologie et anti-sciences»
Ça, ça va attendre le prochain billet sur ce livre! Probalement au début de la semaine prochaine.
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J’ai lu et n’en ai retenu que ce qui reste après que l’on aie tout oublié.
Décroissance versus développement durable – Débats pour la suite du monde : un phare pour un gouvernement minoritaire et une opposition de mal-voyants.
Je n’ai pas écrit malveillants. Quoi de plus noble que de défendre ses intérêts et ceux des siens !
En gros.
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