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L’union monétaire européenne

9 octobre 2012

J’ai lu récemment deux livres de Jacques GénéreuxIntroduction à l’économie et Introduction à la politique économique. Ces deux livres sont essentiellement théoriques. S’ils satisferont quelqu’un qui cherche à avoir un bon survol des théories classique et keynésienne, ils laisseront sur leur faim ceux qui ont surtout apprécié ses livres plus récents, beaucoup plus critiques envers le néolibéralisme ambiant.

Cela dit, les trente dernières pages de l’Introduction à la politique économique nous font retrouver le Généreux qu’on a apprécié dans ses livres récents. J’ai en particulier été intéressé par son analyse de l’Union monétaire européenne, d’autant plus que la version que j’ai lue date de 1999, bien avant les problèmes que connaît l’Europe de nos jours.

Après avoir décrit l’historique et le contenu du traité de Maastricht, et les aménagements ultérieurs (je vous en ferai grâce), il aborde comme tel les avantages et désavantages de l’Union monétaire et surtout les problèmes qu’il entrevoyait à l’époque.

Les raisons fondamentales de l’intégration monétaire

Pour Généreux, l’adoption d’une monnaie unique par l’Europe est, dans une certaine mesure, «une conclusion logique du processus d’intégration européenne amorcé dès les années 1950» et une position transitoire à l’union politique, une forme d’États-Unis d’Europe. Il ne voit toutefois pas dans ce processus un mouvement inéluctable, mais bien un effet de la «volonté politique des gouvernements de l’Union européenne».

– l’aboutissement logique de la CÉE

«L’intégration économique européenne s’est d’abord faite par des échanges commerciaux et par la production» qui a mené à la création «d’un grand marché unique où, depuis 1993, peuvent circuler librement les biens, les services, les personnes». Il découle de cette intégration que les capitaux et les entreprises devaient aussi se déplacer librement d’un pays à l’autre. De même, il était inévitable que les politiciens cherchent à stabiliser les taux de change «entre les pays membres pour éviter l’incertitude sur la rentabilité des échanges internationaux».

L’adoption d’un système de changes fixes entre pays où les mouvements de capitaux sont libres revient à renoncer à toute politique monétaire autonome. En plus, cette politique monétaire européenne devait s’aligner sur celle du pays détenant la monnaie la plus stable, soit le mark allemand. Dans ce contexte, l’adoption d’une monnaie unique devenait inéluctable, d’autant plus que cela permettait au moins aux autres pays de négocier la politique monétaire au lieu de se la voir imposer par le pays dominant (l’Allemagne).

– la vision keynésienne

Comme l’essentiel des échanges internationaux des pays membres se fait entre eux, la monnaie unique rend inutile les interventions sur les marchés pour stabiliser les taux de change. Avec la monnaie unique, ils peuvent dorénavant payer les déficits commerciaux avec cette monnaie, tandis qu’auparavant, ils devaient souvent se procurer des monnaies des pays avec lesquels ils transigeaient (ou des dollars américains, généralement acceptés partout). Par contre, des déficits consécutifs devront se financer par une hausse de la dette, car les pays ont perdu la possibilité de créer de la monnaie. La force de l’économie européenne entraîne aussi une plus grande utilisation mondiale de cette monnaie par les pays hors de la zone euro.

L’abandon de la politique monétaire devait en outre permettre une plus grande utilisation de la politique budgétaire. Généreux, pressentant quasiment la situation actuelle, ajoute que cette possibilité risque toutefois de demeurer théorique en raison des exigences du traité européen. L’avenir lui a donné raison.

– la vision libérale

Les pays européens membres de la zone euro ont donc abandonné la politique monétaire au Conseil européen, qu’ils peuvent au moins influencer puisqu’ils y siègent. Mais, cet abandon est encore plus important si on considère que même le Conseil ne peut influencer les taux d’intérêt, un des éléments principaux de la politique monétaire, car ceux-ci sont déterminés pas la Banque centrale européenne (BCE). En effet, la BCE est totalement indépendante du Conseil et s’est vue accorder tous les pouvoirs pour fixer les taux d’intérêt avec un seul objectif, soit la stabilité des prix (lutte à l’inflation). Notons que le mandat de la Banque du Canada et de la Réserve fédérale des États-Unis comprend en plus l’atténuation des récessions et des hausses de chômage ainsi que la recherche du plein emploi. Le mandat de la BCE ne touche pas ces points, mais uniquement le contrôle de l’inflation.

Comme mentionné auparavant, les pays membres ne peuvent plus que contrôler leur politique budgétaire. Or, ce contrôle est fortement réduit par le «pacte de stabilité et de croissance» qui exige la poursuite d’un objectif d’équilibre budgétaire. Ce genre d’accord plaît aux libéraux, car il enlève la marge de manœuvre des États et laisse toute la place aux forces du marché. On s’arrange ainsi pour que les seuls outils d’un pays qui subit une baisse de compétitivité soient «la flexibilité de la main-d’œuvre, la baisse des coûts salariaux et des charges fiscales». La baisse des revenus gouvernementaux associée à la contrainte de l’équilibre budgétaire ne laisse d’autre choix que la baisse des dépenses publiques et donc «un désengagement plus important de l’État».

Selon Généreux, la seule porte de sortie de ceux qui appuient plutôt une vision keynésienne de l’économie est de militer «pour la mise en place progressive d’une Europe fiscale budgétaire et sociale», seule façon de redonner le contrôle des politiques économiques aux États.

Les problèmes de l’union monétaire

– l’indépendance de la BCE

Généreux voit dans cette indépendance un déficit démocratique important. «C’est donc une part essentielle de la politique économique qui échappe à toute espèce de contrôle des citoyens de l’Union européenne». C’est exactement ce qui s’est passé au cours de la crise actuelle, la BCE refusant jusqu’à tout récemment, et encore bien timidement (ce qui est déjà trop pour certains), d’intervenir pour autre chose que limiter l’inflation malgré les manifestations de la population et les demandes de bien des États. Encore là, Généreux ne voit que la constitution d’un gouvernement européen «responsable devant les citoyens» pour contrer ce déficit démographique.

Cette indépendance empêche en plus toute coordination entre les politiques budgétaire et monétaire en cas de circonstances exceptionnelles. Généreux donne l’exemple d’un «choc pétrolier» où il serait nécessaire de diminuer les taux d’intérêt pour éviter que les problèmes budgétaires des États soient accentués par une politique monétaire restrictive. La crise actuelle est un autre exemple où la politique monétaire restrictive jumelée à des politiques budgétaires austères entraîne l’Europe dans un marasme dont on ne voit plus la fin.

– les chocs asymétriques

Les pays ne subissent pas les problèmes économiques de la même façon. «une crise dans un secteur particulier [pétrole, pêche, finance…] affecte en priorité les pays ou les régions où ce secteur est le plus développé et a peu d’effets directs dans le reste de l’Union». Pire, l’union monétaire risque d’entraîner une plus grande concentration des secteurs dans des régions spécifiques, accentuant les risques et l’ampleur des chocs asymétriques.

De même, des écarts de croissance mineurs peuvent devenir importants à moyen et long terme (exactement ce qui arrive actuellement entre l’Allemagne et les PIGS, le Portugal, l’Italie, la Grèce et l’Espagne). Dans un premier temps, ces pays s’endettent, doivent payer des taux d’intérêt plus élevés et deviennent «contraints de dégager des ressources en réduisant leur consommation et leur investissement, ce qui ne fait qu’accentuer les écarts de développement

Ensuite, Généreux souligne que (comme je l’ai déjà mentionné), dans «une zone monétaire optimale», la mobilité des travailleurs permet de déplacer les travailleurs et les populations «des régions les moins dynamiques vers les régions les plus prospères» et que les politiques budgétaires de la zone monétaire (généralement un pays) permettent d’atténuer les impacts des écarts de développement. Ce phénomène s’observe parfaitement aux États-Unis, où la population hésite peu à déménager dans un autre état pour trouver de l’emploi et où les programmes de redistribution fédéraux contribuent davantage dans les régions les plus touchées par une crise, mais pas du tout en Europe, où les particularités culturelles et linguistiques limitent la mobilité et où aucun programme social européen ne permet de «corriger les déséquilibres régionaux».

Finalement, la concurrence fiscale et financière (pour obtenir des bonnes conditions de crédit) entre les pays européens restreignent les possibilités de financer à des taux d’intérêts raisonnables la dette de ces pays. Cela est évident actuellement, les taux d’intérêt de certains pays européens étant même négatifs tandis qu’ils excédent parfois 7 % en Grèce, en Italie et en Espagne. Il est assez ironique de préciser que Généreux parle dans ce livre d’un risque théorique «qui ne constitue probablement pas un risque réel pour les pays européens», alors qu’il s’est justement manifesté brutalement durant la crise actuelle. Il jugeait ce risque théorique en expliquant que, «puisqu’on ne peut sérieusement envisager la faillite d’un État membre, il ne reste que la solution de la solidarité financière». Il sous-estimait la force de l’idéologie allemande et surestimait son sens de la solidarité…

Les solutions

Les solutions que propose Généreux sont évidemment implicites dans l’analyse des problèmes de l’union monétaire.

– Solidarité directe entre les États

À court terme, des États peuvent s’aider en se prêtant par exemple des sommes à meilleur taux. Mais, cette collaboration ne peut constituer une solution à long terme.

– Participation de la BCE au financement des États

Même si les accords actuels lui interdisent de la faire, la BCE devrait quand même, lorsqu’il y a urgence, «jouer le rôle de prêteur de dernier ressort». Encore là, cela ne peut constituer une solution à long terme, car les États qui ne bénéficient pas des mêmes avantages se sentiraient lésés. En plus, le déficit démocratique risquerait de se creuser, car la BCE imposerait des exigences budgétaires (exactement ce qui se passe actuellement!).

– Un vrai budget européen

Les pays membres de la zone doivent octroyer au Conseil européen un véritable budget lui permettant «de jouer à l’échelle européenne le rôle de stabilisation économique et de solidarité sociale que jouent les budgets publics au niveau de chaque État». Pour Généreux, cette solution est la seule qui peut fonctionner à long terme. Par contre, cela affaiblirait inévitablement le pouvoir politique des États vers le Parlement européen.

«À terme, cette situation ne peut évoluer que vers un renforcement du pouvoir politique des institutions européennes, c’est-à-dire, concrètement, vers une forme de fédéralisme. Ainsi, comme toujours dans l’Histoire, la monnaie unique conduit vers un pouvoir unifié, ou du moins vers un pouvoir fédéral étendu.»

Et alors…

Ce texte de Généreux montre à quel point les problèmes vécus par l’Europe de nos jours étaient prévisibles. Généreux n’a bien sûr pas pu prévoir dès 1999 la nature de la crise qui donnerait raison à son analyse, mais il a su voir les défauts conceptuels et structurels des accords européens menant à l’union monétaire. Aveuglés par leurs préceptes idéologiques, les concepteurs de ces accords et leurs descendants niaient et nient encore les risques mentionnés par Généreux. Ils ne peuvent donc même pas envisager les solutions qu’il met de l’avant, car, pour eux, il n’y a même pas de problèmes. Et, entre autres pour cela, les pays de la zone euro continuent de s’enfoncer dans leurs problèmes sans réel espoir de s’en sortir dans un avenir rapproché…

13 commentaires leave one →
  1. 9 octobre 2012 12 h 58 min

    « Et, entre autres pour cela, les pays de la zone euro continuent de s’enfoncer dans leurs problèmes sans réel espoir de s’en sortir dans un avenir rapproché… »

    L’avenir me paraît inquiétant… Je dirais même, plutôt sombre.

    D’abord, je songe à cette citation de JMK : « Si nous cherchons délibérément à l’appauvrir, j’ose prédire que la vengeance sera terrible. »

    Ensuite, je me désole que de telles prédictions semblent toujours aussi pertinentes… et d’actualité : http://www.ouest-france.fr/actu/actuDet_-Les-neo-nazis-sement-la-violence-en-Grece_39382-2088050_actu.Htm

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  2. 9 octobre 2012 13 h 39 min

    @ pseudovirtuose

    « D’abord, je songe à cette citation de JMK : « Si nous cherchons délibérément à l’appauvrir, j’ose prédire que la vengeance sera terrible. »

    Pour le bénéfice des autres lecteurs, précisons que cette citation de Keynes est une critique du traité de Versailles (1919) à la suite de la Première guerre mondiale, traité qui imposait de lourds remboursements à l’Allemagne, tellement lourds (trop pour Keynes) que celui-ci craignait la vengeance de l’Allemagne. Là comme ailleurs, son analyse était juste, malheureusement dans ce cas.

    «Ensuite, je me désole que de telles prédictions semblent toujours aussi pertinentes… »

    De fait, l’extrême droite semble toujours profiter des récessions.

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  3. Mathieu Lemée permalink
    9 octobre 2012 13 h 53 min

    Encore merci pour ces suggestions de livres forts intéressants. 🙂

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  4. 9 octobre 2012 15 h 11 min

    «Encore merci pour ces suggestions de livres forts intéressants»

    Intéressants, je n’ai pas trouvé tant que ça, à moins, comme je l’ai écrit dans le billet, qu’on cherche à avoir un bon survol des théories classique et keynésienne. Moi, j’ai trouvé ça long…

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  5. Yves permalink
    9 octobre 2012 16 h 43 min

    «Moi, j’ai trouvé ça long…«

    Pourtant, cela ne paraît pas dans ce billet ! 😉

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  6. 9 octobre 2012 17 h 49 min

    Comme j’ai écrit aussi dans le billet : «Cela dit, les trente dernières pages de l’Introduction à la politique économique nous font retrouver le Généreux qu’on a apprécié dans ses livres récents. » Et le livre compte 376 pages…

    Disons que j’étais content de ne pas avoir lâché avant, ce que j’ai failli faire!

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  7. 9 octobre 2012 20 h 58 min

    @ pseudovirtuose

    Merci pour cet article!

    «Angela Merkel, qui a promis aux Grecs qu’ils seraient payés de leurs efforts»

    Quand ça? Dans un autre vie? Au ciel qui leur est garanti en raison de leurs souffrances?

    Grrrrrrrrrr…

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  8. 10 octobre 2012 0 h 16 min

    Les banques allemandes sont les gros créanciers de la Grèce…. faut bien qu’elles les encouragent un peu si l’Allemagne veut être payée, gros intérêt compris!

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  9. 10 octobre 2012 6 h 33 min

    Ça fait visite du propriétaire qui s’assure que son loyer sera payé…

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  10. youlle permalink
    10 octobre 2012 20 h 04 min

    «Angela Merkel, qui a promis aux Grecs qu’ils seraient payés de leurs efforts»

    « Les banques allemandes sont les gros créanciers de la Grèce…. faut bien qu’elles les encouragent un peu… »

    « Ça fait visite du propriétaire qui s’assure que son loyer sera payé… »

    Et il y a des peuples qui croient depuis des milliers d’années qu’un messie viendra les sauver.

    Les gens ne changent pas et l’histoire se répète.

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  11. 11 octobre 2012 6 h 57 min

    « … Généreux ne voit que la constitution d’un gouvernement européen «responsable devant les citoyens» pour contrer ce déficit démographique. »

    Lapsus ou évocation que la cause fondamentale de la situation économique actuelle en Europe serait la sous-natalité qui y règne depuis 40 ans ?

    Jean-François Lisée m’a refusé la publication sur son blogue de ce commentaire récemment à la suite de son billet sur la transparence :

    « Les Européens savent maintenant depuis quelques siècles que le Québec n’est pas le plus court chemin pour les Indes. Ils cherchaient de l’or et des épices. Ils se sont accommodés de fourrures.

    La situation a changé. Ils sont en dénatalité depuis les 70, comme nous. En pôle position, la Grèce, l’Espagne, l’Italie. la démographie précède l’économie d’une trentaine d’années, mettons. Les humains donnent généreusement et avec bonheur généralement le meilleur d’eux-mêmes à élever les enfants qu’ils se sont donnés et c’est enrichissant pour une patrie.

    L’affirmer, c’est poser la question. Suis-je transparent à votre goût ? À t’on parlé de régénération dans la négociation « visant un accord de libre-échange dit de « nouvelle génération » entre le Canada et l’Europe ». »

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