Consommateurs ou citoyens?
J’ai écrit un billet il y a quelques mois à propos de l’intention du président de BMO Groupe financier, Québec, Jacques Ménard, de réintroduire un cours d’économie au secondaire basé sur la littératie financière. En fait, il semble bien qu’il ne soit pas le seul financier à avoir pensé à ça.
J’ai lu récemment une étude de Chris Arthur, Consumers or Critical Citizens? Financial Literacy Education and Freedom (Consommateurs ou citoyens critiques? L’éducation financière et la liberté). Il aborde justement dans ce document les objectifs des gentils mécènes qui veulent éduquer nos enfants sur le monde financier.
Introduction
La dernière crise a permis l’ouverture d’un débat sur les mérites (et démérites) du capitalisme, en particulier sur sa variante néolibérale. Mais, cela n’a pas duré…
«[traduction, comme toutes les citations qui suivent] Ce moment de lucidité, cependant, s’est vite calmé et on a laissé place à un récit individualiste qui a su camoufler les tendances inhérentes du capitalisme à créer des crises et à générer la cupidité et l’ignorance.»
Face à ce nouveau discours, les gouvernements et des organismes internationaux ont plaidé pour l’adoption de changements réglementaires mineurs et pour la mise en œuvre de programmes scolaires sur la littératie financière (par exemple sur la gestion des finances personnelles) afin de réduire le risque de crises futures. En mettant l’accent sur les finances personnelles, ils niaient ainsi que la crise puisse être une conséquence du système capitaliste lui-même, mais prétendaient qu’une meilleure connaissance individuelle aurait pu permettre de l’éviter. Et le public a applaudi…
«Sous le couvert des politiques d’austérité, on considère que nos sociétés n’ont plus les moyens de conserver des mesures collectives pour atténuer le risque économique (régimes de retraite publics ou à prestations déterminées, assurance chômage, aide sociale, logement social, etc.). Les gouvernements et les organismes internationaux font plutôt la promotion de l’éducation financière comme un moyen pour que les individus atteignent la sécurité financière en devenant plus autonomes et financièrement responsables.»
Non seulement ces recommandations reposent sur le postulat que la crise est en grande partie due à la méconnaissance financière individuelle (et non au fonctionnement du capitalisme et du secteur financier), mais elles font la promotion de valeurs liées à la responsabilité et la liberté individuelle au détriment de celles liées à la responsabilité et la liberté collectives.
Par exemple, le Groupe de travail sur la littératie financière de l’Ontario, tout en prétendant que la formation en littératie financière vise à équiper les jeunes pour qu’ils deviennent des «citoyens engagés et responsables», n’encourage nullement la pensée critique «[L’élève] n’est pas encouragé à travailler avec d’autres pour modifier le système économique ou même à gérer collectivement le risque économique, ce qui ne favorise que des interventions limitées et spécifiques». Ce type de programme a pour effet de dépolitiser les choix de société, par exemple de débattre de «quelle forme d’économie nous désirons, comment nous devons atténuer le risque économique et comment nous devons fournir des services d’éducation, de logement, de santé, etc.», de nier la nécessité de l’action collective et de la mettre en opposition avec la consommation et l’investissement supposément rationnels et autonomes.
Programmes de littératie financière
Aux États-Unis, 46 états présentent des programmes de littératie financière quelque part de la maternelle à la fin du secondaire. On y enseigne des concepts comme «la rareté, la valeur de l’argent et d’un emploi, l’influence de la publicité, les avantages de l’économie de marché, les taux d’intérêt, l’inflation, le rôle des entrepreneurs, différents types de systèmes économiques, la budgétisation, le crédit, la dette, etc.». On n’y parle toutefois pas des théories économiques qui contestent le modèle néo-classique, pour éviter la confusion et la frustration, disent-ils… Il est pourtant important qu’un citoyen connaisse les opinions divergentes et puisse questionner les dogmes qu’on lui impose. Mais, ce ne l’est pas pour les concepteurs de ces programmes.
Ces dogmes qu’on ne peut pas remettre en question comprennent des affirmations pourtant contestées pour ne pas dire invalidées depuis longtemps (bref, des idées zombies…) :
-
«La poursuite de ses intérêts personnels sur les marchés concurrentiels conduit généralement à des choix et des comportements qui favorisent également le niveau national de bien-être»
-
«le niveau de vie s’accroît à mesure que la productivité du travail s’améliore»
Si l’analphabétisme financier peut causer des problèmes, l’auteur précise que «pour ceux qui s’intéressent à la promotion des concepts de la démocratie et de la liberté individuelle et civique, le cours proposé peut être pire que les problèmes qu’il entend résoudre.»
La situation au Canada varie énormément d’une province à l’autre, l’éducation étant de la responsabilité des provinces. Certaines provinces pensent introduire de tels programmes, se basant entre autres sur l’expérience ontarienne, ce qui indispose l’auteur :
«Comme aux États-Unis, des organisations privées (par exemple, le Fonds d’éducation des investisseurs, la Fondation canadienne d’éducation économique, VISA, Junior Achievement, etc) sont également impliqués dans la création de ressources d’éducation financière et même dans la conception de cours pour les étudiants et les enseignants canadiens.»
Comme aux États-Unis, ces programmes visent à former des consommateurs plutôt que des citoyens. Pourtant, on disait dans un programme mis en œuvre en Saskatchewan dans les années 1980 que, collectivement, les citoyens peuvent influencer «les systèmes économiques, politiques et sociaux ainsi que les décisions ayant des impacts écologiques et technologiques (…) sur lesquels le consommateur, en tant qu’individu, a peu de contrôle». Mais, ce n’est pas cet objectif que les programmes actuels et prévus en littératie financière cherchent à atteindre, bien au contraire!
L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui compte évaluer les connaissances et les compétences en littératie financière des jeunes de 15 ans dans les prochaines rondes du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), considère qu’il s’agit d’un domaine technique n’ayant aucun lien avec la politique. Quand on sait la grande influence qu’ont eu les tests du PISA en lecture, en mathématiques et en sciences sur la façon d’enseigner ces matières et sur leur contenu, on ne peut que s’inquiéter de la vision consumériste et non critique que l’OCDE entend promouvoir en matière de littératie financière.
L’auteur conclut ainsi :
«Comme éducateurs qui voulons former des citoyens critiques, nous devons fournir un espace pour discuter non seulement de la façon d’acheter des plans de téléphone cellulaire qui correspondent aux besoins des élèves, mais aussi expliquer pourquoi certains choix économiques (par exemple, la privatisation des retraites) sont adoptés et qui bénéficie de l’éventail actuel de choix auxquels nous sommes confrontés. Les étudiants doivent d’abord comprendre qu’il y a des concepts politiques différents de liberté, de responsabilité, de sécurité, de démocratie, d’égalité, etc., et que ceux-ci se rapportent à des visions différentes de ce qui constitue une bonne société. En appuyant les concepts libéraux ou néolibéraux de la liberté et de la responsabilité, les éducateurs en littératie financière gaspillent une occasion de redynamiser la démocratie et appauvrissent plutôt le débat sur les questions économiques en abordant uniquement de façon technique les problèmes qui ne se présentent que dans les paramètres du capitalisme comme si ces paramètres étaient le seul cadre à l’intérieur duquel on puisse discuter en classe et avoir des différences d’opinion.»
Et alors…
Je n’ai présenté dans ce billet qu’environ le quart du contenu de ce document. L’auteur aborde aussi en profondeur les questions fort intéressantes de la liberté positive par rapport à la liberté négative, de l’aliénation face à l’accumulation de biens et de capital au détriment du loisir et de la possibilité de se réaliser en tant qu’humain, et de la confusion entretenue par le néolibéralisme entre le consommateur et le citoyen.
Par ce billet, je voulais en premier lieu montrer que les démarches de Jacques Ménard pour réintroduire un cours d’économie au secondaire basée sur le concept de littératie financière, démarches appuyées par entre autres le CIRANO – un organisme de recherche économique plutôt néolibéral – la grappe Finance Montréal et l’Autorité des marchés financiers (AMF), sont loin d’être isolées. Sans parler de stratégie mondiale concertée, on peut constater par cette étude que des démarches semblables ont été entreprises un peu partout dans le monde pour promouvoir la façon de penser du modèle néolibéral et empêcher l’émergence d’analyses et de modèles différents, et surtout pour imposer une approche où les êtres humains sont considérés comme des consommateurs individualistes seuls responsables de leur sort et non comme des citoyens à part entière qui doivent s’entraider et débattre entre eux pour faire face collectivement aux problèmes économiques et sociaux.
Déjà à l’époque de mon CÉGEP, le Conseil du Patronat voulait abolir les cours de philosophie parce que cela n’était d’aucune utilité sur le marché du travail et représentait du temps perdu qui serait plus profitable ailleurs.
Le marché du travail n’a que faire d’un citoyen, des outils étant plus utiles…
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« Comme aux États-Unis, ces programmes visent à former des consommateurs plutôt que des citoyens. »
« Le marché du travail n’a que fait d’un citoyen, des outils étant plus utiles… »
Les petits paniers pour les emplettes en sont un bel exemple à l’épicerie ou super marché:
« Futur client en formation » ce qui veut dire consommateur de trois ou quatre ans en formation.
Suis la track mon petit et exige!
Les entreprises savent bien que les parents finissent par céder à ce que le petit met dans son panier.
Résultat:
Je vois plein d’adultes de 25 à 40 emplir leurs gros paniers de croustilles, de petites pâtisseries, des boissons gazeuses et d’eau en bouteille, des aliments sans valeurs.
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@ benton65
«Le marché du travail n’a que faire d’un citoyen»
Disons que ce n’est pas sa priorité!
@ youlle
«Je vois plein d’adultes de 25 à 40 emplir leurs gros paniers de croustilles, de petites pâtisseries, des boissons gazeuses et d’eau en bouteille, des aliments sans valeurs.»
Avec ce genre de cours, ils sauront comment payer avec une carte de crédit! Bon, ils le savent déjà…
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merci pour la référence!
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@ Julia
«merci pour la référence!»
Désolé, je ne comprends pas. Ai-je omis une référence ou vous en ai-je fournie une? Je dois avouer que je ne me souviens plus du tout qui a mentionné cette étude ou à quel endroit je l’ai trouvée.
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@Darwin
« elles font la promotion de valeurs liées à la responsabilité et la liberté individuelle au détriment de celles liées à la responsabilité et la liberté collectives. »
– Mode libertarien enclenché –
Depuis quand est-ce que les collectivités ont plus de droits, de responsabilité et de liberté que les individus qui les composent?
– Mode libertarien terminé –
En parlant de liberté collective, l’autre jour en passant à la librairie, j’ai feuilleté quelques pages du nouveau livre d’Éric Duhaime « Libérez-nous des syndicats » (mon clavier s’apprêtait à commettre un lapsus en écrivant « Libérez-nous des patronats »). Le contenu était assez typique de Duhaime, c’est-à-dire idéologique, anedoctique et insignifiant. Parfois, je me demande si certains chroniqueurs ne sont pas formés en tant que parfaits démagogues aux frais des bureaux de Québecor.
D’ailleurs, bon billet!
« le CIRANO – un organisme de recherche économique plutôt néolibéral »
La présence du CIRANO à l’UdeM, en tant que laboratoire de recherche économique, est ce qui m’a poussé à vouloir m’exiler en Europe pour réaliser ma maîtrise en sciences économiques. Darwin, tu t’inquiètes de l’influence que pourrait avoir les groupes financiers auprès du contenu des cours dispensés à l’école primaire alors que de mon côté, je m’aperçois qu’il semble impossible, en Amérique du Nord, d’échapper à une formation universitaire en sciences économiques totalement subordonnée aux diktats de l’orthodoxie économique.
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«je me demande si certains chroniqueurs ne sont pas formés en tant que parfaits démagogues»
Je ne crois pas qu’il y ait d’écoles pour ça, ce sont des autodidactes qui s’autoforment… Malgré tout, le mod;le n’est pas très varié…
«il semble impossible, en Amérique du Nord, d’échapper à une formation universitaire en sciences économiques totalement subordonnée aux diktats de l’orthodoxie économique»
Tout à fait d’accord, mais, est-ce mieux en Europe? À voir les économistes qui y règnent, je n’en suis pas certain…
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Personnellement, je suis pour la mise en place d’un cours d’économie au secondaire, mais pas tout à fait du type que M. Ménard souhaite! Oui à l’explication du fonctionnement des marchés, de l’impôt, du crédit. Mais aussi aux façons d’atténuer les inégalités, au coefficient de Gini, etc. Connaissant les ados d’aujourd’hui, je sais qu’ils comprendraient très vite tout ça.
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@ Nomadesse
Bienvenue ici!
«Personnellement, je suis pour la mise en place d’un cours d’économie au secondaire, mais pas tout à fait du type que M. Ménard souhaite!»
C’est pas mal ce que je disais dans le billet précédent sur le sujet.
«Oui à l’explication du fonctionnement des marchés, de l’impôt, du crédit.»
D’accord, me préfèrerais que ce soit des organismes de défense des consommateurs qui parlent du crédit (plutôt que des banques!) et que ce ne soit pas que des économistes néolibéraux (ou orthodoxes) qui parlent du marché et de l’impôt!
«Mais aussi aux façons d’atténuer les inégalités, au coefficient de Gini, etc.»
Tout à fait!
«Connaissant les ados d’aujourd’hui, je sais qu’ils comprendraient très vite tout ça.»
C’est quand même complexe. Les sources de données ne sont pas toujours présentées correctement. Je pense entre autres au taux de faible revenu (que trop de gens appellent «taux de pauvreté») qui change énormément, en ampleur et en tendance, selon les trois indicateurs qui sont utilisés pour le calculer. Trop souvent les gens choisissent celui qui va le mieux avec leur idéologie…
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@pseudovirtuose
«je me demande si certains chroniqueurs ne sont pas formés en tant que parfaits démagogues»
Mon père disait que si tu veux savoir pour qui un type travaille, regarde qui signe le chèque de paie….
L’humain étant l’humain et avec une petite dose d’ambition, le chroniqueur sait ce qu’il faut faire (et écrire) dans le sens de servir son employeur… et lui-même. Cela en devient même un réflexe… il se conditionne!
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