Les inégalités dans la Rome antique
J’ai terminé récemment le livre Homo œconomicus, prophète (égaré) des temps nouveaux de Daniel Cohen. Si on prend chaque chapitre séparément, on y trouve beaucoup de choses intéressantes. Mais, le livre est malheureusement décousu et ne suit aucun lien en particulier, même pas celui de l’homo œconomicus que nous promet le titre. Bref, un livre qui ne m’a pas marqué et dont j’avais déjà lu l’essentiel ailleurs…
Une section qui aurait pu m’intéresser tentait de faire le lien entre la chute de l’Empire romain et les difficultés actuelles aux États-Unis. Malheureusement, encore là, la démonstration était loin d’être convaincante, même si certains éléments étaient pertinents. Par contre, elle m’a fait penser à une référence que j’avais mise de côté il y a quelques mois sur une étude qui évalue le niveau d’inégalité dans la Rome antique.
La taille de l’économie et la répartition des revenus dans l’Empire romain
C’est grâce à un article du Devoir que j’ai entendu parler de l’étude en question, The Size of the Economy and the Distribution of Income in the Roman Empire, de Walter Schiedel et Steven Friesen. Pour pouvoir estimer la taille de cette économie et son niveau d’inégalité, les auteurs ont dû examiner une multitude de documents et d’études apportant tout indice sur la richesse, la production, les échanges, le mode de vie de l’époque, etc. Ils ont aussi procédé à de nombreuses comparaisons avec d’autres économies de l’époque et du Moyen-Âge pour valider la crédibilité de leurs estimations.
Taille de l’économie
La première étape suivie par les auteurs fut d’estimer la taille de l’économie. Ils ont en gros basé leurs calculs sur la production de blé et les prix payés à l’époque. Je vous ferai grâce des détails sur les hypothèses et les calculs, mais tient à souligner qu’un des enjeux fut d’évaluer la population (autour de 70 millions, selon les auteurs)! Ça montre à quel point même les informations les plus élémentaires sur cette époque ne sont pas faciles à obtenir.
Tous ces calculs étant approximatifs, ils ont utilisé trois méthodes différentes pour voir si elles concordaient, soit par les dépenses, les revenus et les ratios des revenus (en se basant sur la population et le revenu nécessaire à la consommation de subsistance). Mais, ce n’est pas ce qui m’intéressait le plus…
La distribution des revenus
Pour parvenir à estimer la distribution des revenus, les auteurs ont tenter d’évaluer la présence relative des différentes classes sociales qui composaient la société romaine, puis leur richesse et leurs revenus. Ils ont tout d’abord divisé cette société en classes.
– l’élite
Grâce aux connaissances sur la société romaine, ils ont pu diviser l’élite en quatre sous-classes, les sénateurs, les chevaliers, les décurions et les autres riches (hommes libres ne possédant pas l’ascendance nécessaire pour faire partie des trois précédentes sous-classes).
S’il leur fut relativement facile d’évaluer le nombre de sénateurs (600) et un peu plus complexe de quantifier leur richesse et leurs revenus, l’exercice fut nettement plus ardu pour les trois autres sous-classes de l’élite. Cela dit, en se basant entres autres sur des écrits de guerre (en faisant attention, car l’importance des troupes était toujours gonflée), mais surtout sur le nombre et la taille des villes de l’Empire, ils ont pu en arriver à une estimation satisfaisante. Selon eux, l’élite était composée d’environ 1,5 % de la population et accaparait 20 % des revenus.
On comprendra que j’ai fortement résumé les recherches des auteurs qui ont procédé à moult comparaisons, raisonnements et contre-vérifications pour en arriver à cette estimation…
– les autres (ou non-élite)
Ils ont divisé les autres en huit sous-classes, selon leur niveau de vie par rapport au revenu de subsistance :
- moins que celui-ci (entre 10 et 22 % de la population, selon qu’on retienne l’hypothèse pessimiste ou optimiste);
- égal (entre 55 et 60 %);
- un peu plus (entre 8 et 19 %);
- ce qu’on pourrait appeler la classe moyenne (entre 7 et 13 %), elle même divisée en cinq sous-classes, selon que ses revenus étaient entre 2 et 10 fois le revenu de subsistance.
Ils ont aussi évalué que les familles militaires formaient 1,5% de la population, mais ne les ont pas classées avec l’élite ou les autres. Ils ont ensuite colligé ces résultats pour voir s’ils étaient cohérents avec leur estimation du PIB, ont procédé à des ajustements… et voilà le travail! C’est bien sûr plus facile à résumer qu’à faire!
– coefficient de Gini
À partir de ces estimations, les auteurs ont ensuite calculé le coefficient de Gini. Même si les deux hypothèses (pessimiste et optimiste) ont débouché sur des pourcentages de la présence relative des sous-classes des «autres» bien différentes, les résultats du calcul du coefficient de Gini sont très semblables, soit de 0,42 et 0,44. Les graphiques qui suivent (tirés des pages 86 et 87 de l’étude) montrent pourquoi les coefficients de Gini sont si semblables.
En mettant côte à côte les deux graphiques des résultats des courbes de Lorenz qui permettent de calculer les coefficients de Gini, on peut voir que les différences qui semblaient si grandes dans la composition des sous-classes n’influencent pas beaucoup ces deux courbes. En effet, les revenus des 70 ou 80 % de la population les moins riches sont presque identiques et ne peuvent donc pas influencer beaucoup ces deux courbes. On remarquera seulement que la courbe de droite demeure presque plate un peu plus longtemps, avant de remonter de façon plus abrupte que celle de gauche. Au final, la surface entre la courbe et la diagonale (surface qui sert au calcul du coefficient de Gini) ne devient que légèrement plus grande, ce qui explique que les résultats soient si peu différents (0,42 et 0,44).
Les auteurs expliquent aussi que la structure de l’économie de l’époque ne permettait pas beaucoup plus d’inégalités. En effet, comme la variété de biens et de services disponibles étaient beaucoup moins grande qu’aujourd’hui, même les plus riches ne pouvaient pas consommer sans fin les produits non accessibles aux plus pauvres (viande, vin, maisons plus grandes, vaisselle luxueuse, etc.). À l’autre bout de l’échelle sociale, les dépenses de subsistance représentaient une proportion plus grande du revenu moyen que de nos jours. En conséquence, le début de la courbe monte plus rapidement que de nos jours. À l’inverse, si la fin de la courbe est plus abrupte à la fin que de nos jours, elle ne commence à augmenter vraiment rapidement qu’à partir de 85 % et même 90 % de la population totale. En conséquence, la surface entre la courbe et la diagonale ne peut pas être aussi grande que dans les pays inégalitaires actuels. Ainsi, malgré la présence d’esclaves et de pauvreté extrême face à l’opulence des sénateurs, le coefficient de Gini se retrouvait dans la Rome antique à peu près au niveau de celui des États-Unis d’aujourd’hui et nettement inférieur à celui de certains pays comme la Colombie et l’Afrique du Sud.
Les auteurs concluent que, en tenant compte de ces contraintes (surtout celle du niveau de subsistance), les résultats sont robustes, car, même avec des hypothèses différentes, ceux-ci ne pourraient pas être bien différents. Ils tiennent toutefois à préciser que ces résultats portent pour l’ensemble de l’Empire romain, les inégalités dans certaines régions, surtout celles sous occupation où on retrouvaient que peu de riches (mais très riches) et le reste de la population dans l’indigence, les coefficients de Gini pouvaient atteindre jusqu’à 0,60 et même 0,80.
Et alors…
Malgré toutes les contraintes mentionnées par les auteurs, il demeure étonnant, et je dirais affligeant, de constater que les niveaux d’inégalité soient de nos jours aussi élevés qu’il y 2000 ans. Même si je ne possède pas de données du genre pour toutes les époques s’étendant de la Rome antique à aujourd’hui, les Trente glorieuses, période au cours de laquelle les niveaux d’inégalité ont diminué grandement, semblent donc n’avoir été qu’un court âge d’or face à au moins 2000 ans de niveaux d’inégalités bien plus élevés. Il va donc falloir travailler fort pour améliorer la situation actuelle!
Dans « Le travail, une mutation en forme de paradoxes », Mona-Josée Gagnon fait remarquer que bien des employés d’entrepôt et des plongeurs seraient surpris d’apprendre qu’ils ont vécu l’âge d’or du salariat lors des Trente Glorieuses. Je crois toujours que cette époque a démontré que le réformisme était une meilleure réponse au capitalisme sauvage que la voie révolutionnaire. Il faudra faire beaucoup de retouches à ce « modèle » (pour tenir compte des contraintes écologiques, des rapports Nord-Sud, des emplois impossibles à automatiser, comme aides-serveurs).
Je suis sans doute candide, mais je crois que la meilleure façon de cesser de reculer, c’est de présenter aux électeurs des solutions de rechange crédibles à l’hyperlibéralisme économique.
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J’ai hésité à parler d’âge d’or pour qualifier cette période. Mais, en termes d’inégalités, on n’a pas, à ma connaissance, connu mieux. Alors, l’expression n’est pas vraiment inappropriée…
«cette époque a démontré que le réformisme était une meilleure réponse au capitalisme sauvage que la voie révolutionnaire»
D’accord, mais les défis actuels sont tellement grands et sont loin d’être limités aux inégalités. Le changement de mode de vie qui permettrait de ralentir le réchauffement climatique et l’épuisement des ressources demande un très très grosse réforme! Tellement grosse, qu’elle serait quasiment révolutionnaire!
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Par « voie révolutionnaire », je songeais évidemment à la fantasmagorie de la dictature du prolétariat, au parti unique et à l’emprisonnement des éléments contre-révolutionnaires.
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J’avais saisi, ma dernière phrase est plus un clin d’oeil qu’autre chose…
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Je crois que les 30 glorieuses se sont artificiellement prolongées de près 30 autres années grâce à l’explosion du crédit, la baisse des coûts technologique et la venu des femmes au travail.
Maintenant, l’on a atteint pratiquement toutes les limites dans ces domaines. Reste un retour sur la création de richesse que l’on nous parle depuis 30 ans!
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@ Benton
Tu as raison que la différence de croissance aurait été encore plus forte entre cette époque et maintenant n’eut été de ces facteurs, surtout le crédit et le travail des femmes, auxquels j’ajouterais la hausse de la scolarisation. Par contre, cela n’a pas empêché les inégalités, objet de ce billet, d’augmenter, moins ici qu’aux États-Unis, mais d’augmenter quand même.
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