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Qu’est-ce qu’une trappe à liquidité? (1) – Keynes, la spéculation et la thésaurisation

20 avril 2013

trappe_liquiditéL’expression «trappe à liquidité» est souvent employée par certains économistes néo-keynésiens, à l’instar de Paul Krugman (il en a récemment parlé ici et ici), pour désigner une situation où les politiques monétaires des banques centrales deviennent inefficaces afin de relancer une économie guettée par la récession. Le concept peut sembler relativement simple et intelligible au premier abord mais lorsqu’il s’agit d’en expliciter les causes, les conséquences, les remèdes et les différentes interprétations, le tout risque de se complexifier. Dès lors, un retour aux sources s’avère absolument nécessaire!

La vision originelle de Keynes

John Maynard Keynes est généralement considéré comme le tout premier théoricien ayant véritablement consolidé la notion économique de trappe à liquidité. Cependant, le nom «trappe à liquidité» attribué à cette situation d’inefficacité monétaire ne semble pas être de son cru. Du moins, celle-ci n’a pas été utilisée lors de sa présentation du phénomène dans la version française de sa Théorie Générale.

En fait, Keynes aborde cette partie de sa théorie économique au chapitre XV : «Les motifs psychologiques et commerciaux de la liquidité» (voir les pages 47 à 56 du document) et aucune mention n’y est clairement faite de «trappe à liquidité» même si le phénomène décrit y correspond en tout point.

Quelques définitions

L’économiste britannique discerne deux types de montant de monnaie détenus par les agents économiques : le premier, désigné par M1, équivaut aux sommes temporairement conservées à des fins de transactions et de précautions provisoires. Le deuxième montant, identifié par M2, correspond à la quantité de monnaie maintenue pour des motifs de spéculation. En additionnant M1 et M2, on obtient M, soit l’ensemble de toutes les liquidités présentes dans l’économie.

Plusieurs motifs – le principal étant lié au revenu – sont énoncés par Keynes afin d’expliquer la manière dont s’accumule la quantité M1 de monnaie détenue par les différents individus. Il spécifie :

«La puissance de ces motifs dépend encore de ce que nous pouvons appeler le coût relatif de la détention de monnaie. Si l’on ne peut garder de la monnaie qu’en différant l’achat d’un capital productif, cette circonstance augmente le coût relatif de sa détention et affaiblit par conséquent le motif à en conserver un montant donné.»

Ainsi, le fait de détenir de la monnaie implique généralement un coût de renonciation assez élevé. L’économie classique prétendrait dès lors qu’il n’est pas «rationnel» ou plutôt non conforme à son homo œconomicus, de conserver de la liquidité pour des raisons autres que les motifs provisoires de transaction, d’entreprise, etc. Cependant, Keynes rompt avec cette vision contingentée de l’être humain dans son étude de l’économie en introduisant son principe psychologique de la préférence pour la liquidité, celle-ci justifiant la nécessité d’un montant M2.

Motifs de spéculation

À travers des opérations d’open market, la banque centrale américaine, surnommée la Fed, peut modifier la base monétaire de l’économie américaine afin d’influencer les taux d’intérêt à la baisse et ainsi dégeler l’investissement et la consommation en période de ralentissement ou restreindre la montée des prix en période inflationniste. Grosso modo, si elle souhaite accroître le niveau de liquidité, elle achètera des obligations d’État avec de l’argent qu’elle crée afin d’injecter de la monnaie dans l’économie. Inversement, elle vendra des obligations si elle souhaite restreindre le niveau de monnaie en circulation.

Néanmoins, l’application réelle de ces opérations n’est pas aussi mécanique qu’il n’y paraît. L’existence de M2, à titre de liquidités retenues par les individus en raison de spéculation, complexifie le tout. S’il n’y avait que M1, on s’attendrait à ce qu’une politique monétaire expansionniste suffise à relancer une économie en plein ralentissement car la totalité d’une croissance du revenu consécutive à une augmentation de la quantité de monnaie en circulation serait entièrement accaparée par les besoins de transaction, d’investissement (ou d’entreprise) et de précaution provisoire, faisant dès lors grimper la demande pour les biens et services.

Cependant, lorsque la masse monétaire M croît, le niveau de demande de monnaie associée à M1 n’augmente pas nécessairement dans les mêmes proportions en raison de la préférence pour la liquidité basée sur le taux d’intérêt en vigueur. Une partie de la masse monétaire risque alors de se transformer en spéculation et cela conduit parfois à la formation de bulles comme celle connue par le milieu immobilier américain lors de la dernière décennie aux États-Unis.

Même s’il n’établit pas de relation ferme et définie entre le taux d’intérêt à court terme et les montants mis de côté à des fins de spéculation, Keynes mentionne tout de même qu’on peut envisager qu’une diminution du taux fera décupler les sommes de M2 car la liquidité, en plus d’être habituellement perçue comme étant plus sûre et moins à risque que les autres actifs financiers pouvant être possédés, voit son coût relatif de détention diminuer avec une baisse du taux d’intérêt. Cette diminution des taux à un niveau proche de zéro entraîne alors une préférence absolue pour la liquidité :

«Pour les raisons exposées plus haut, il se peut que, une fois le taux d’intérêt rendu à un certain niveau, la préférence pour la liquidité devienne virtuellement absolue, en ce sens que presque tout le monde aime mieux garder un avoir liquide qu’une créance rapportant un taux d’intérêt aussi faible. L’autorité monétaire perd alors la direction effective du taux de l’intérêt.»

C’est dans ce genre de cette situation qu’on se retrouve dans une trappe à liquidité…

D’autres motifs peuvent également être soulevés pour expliquer une augmentation de l’épargne et de la thésaurisation chez les agents économiques malgré une diminution des taux d’intérêt tels qu’un manque de confiance de la part du public à l’égard des politiques de la banque centrale :

«Lorsque une politique monétaire qui se propose de réduire fortement le taux de l’intérêt à long terme frappe l’opinion publique par son caractère empirique ou son inconstance, elle peut manquer son but parce que, au dessous d’un certain chiffre, une baisse de r [taux d’intérêt] peut s’accompagner d’une augmentation presque illimitée de M2. [monnaie, ou liquidité, conservée pour motif de spéculation]»

Théorie quantitative de la monnaie

La théorie quantitative de la monnaie est mise à mal par la théorie keynésienne. En effet, la théorie quantitative stipule qu’il y a un fort lien causal entre la quantité de monnaie en circulation et le niveau général des prix. Selon cette théorie, tout hausse de la masse monétaire non accompagnée d’une augmentation proportionnelle de la production (soit du PIB) engendre automatiquement de l’inflation. Cela s’observe de fait dans une situation normale (quoique de façon pas aussi automatique que ne le prétend cette théorie). Or, si l’économie est prise dans une trappe à liquidité, une hausse de la masse monétaire peut très bien ne pas entraîner d’inflation perceptible car la majorité de la monnaie injectée dans l’économie est figée. Le Japon est d’ailleurs souvent utilisé à titre d’exemple de pays ayant connu une trappe à liquidité lors des années 1990. Ce graphique de Paul Krugman démontre en quoi la théorie quantitative de la monnaie est sévèrement contredite par les faits :

trappe_liquidité1

Malgré une augmentation fulgurante de la base monétaire entre 2001 et 2006 (ligne bleue), le niveau des prix (ligne rouge) est resté tout à fait stable – et a en fait diminué un peu – et l’activité économique est demeurée peu stimulée, pour ne pas dire anémique. D’ailleurs, Krugman attribue cette situation à un manque de crédibilité des banques centrales :

«[traduction] Le problème est que les banques centrales souffrent d’un manque de crédibilité – un manque qui s’avère être l’opposé de la traditionnelle inquiétude quant à la possibilité de les voir imprimer trop de billets de banque. En fait, on redoute de les voir faire subitement demi-tour en foutant le camp avec le bol à punch. Vous pouvez voir dans le graphique ci-haut que c’est exactement ce qu’a fait la Banque du Japon durant les années 2000.»

C’est effectivement ce qui s’est produit en 2006 alors qu’aux premiers signes de reprise, la banque centrale a rapidement contracté sa base monétaire. Cela illustre parfaitement le concept de confiance envers les banques centrales précédemment présenté par Keynes dans son ouvrage. Les banques centrales entraînent donc elles-mêmes parfois une partie de la spéculation en étant aussi rigides avec leur politique visant à maintenir les taux d’inflation aussi bas que possible.

Et alors…

Au final, l’économiste britannique résume le principe de trappe à liquidité de cette manière :

«Un état quelconque de la prévision étant donné, il existe dans l’esprit du public une tendance à détenir de l’argent liquide en quantité supérieure à celle que requièrent le motif de transactions et le motif de précaution, et cette détention potentielle se réalise en détention effective dans une mesure qui dépend des conditions auxquelles l’autorité monétaire est disposée à créer de la monnaie.»

Lors de mon prochain billet, j’aborderai les solutions souvent énumérées à titre de remèdes aux trappes à liquidité en plus de présenter davantage d’exemples réels de ce phénomène.

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22 commentaires leave one →
  1. Gilbert Boileau permalink
    20 avril 2013 16 h 30 min

    Belle réussite de vulgarisation. Je me suis retrouvé sur les bancs de l’université avec le prof Lacroix de l’UdM en 1969-70; te dire que ça date. Mais tes propos sont éclairants. J’attends la suite …

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  2. 20 avril 2013 17 h 57 min

    Bizarre, je n’ai plus trop de souvenirs des cours de Robert Lacroix… surtout pas qu’il ait parlé de la trappe à liquidité!

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  3. 22 avril 2013 10 h 50 min

    J’ai également eu du mal à comprendre ce que la « trappe à liquidité » signifie exactement au départ, n’étant pas économiste. Mais la lecture de ce billet, jumelé à d’autres textes, m’a beaucoup aidé à comprendre, et j’ai déjà hâte de lire la suite. Merci. 🙂

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  4. 5 mai 2013 12 h 59 min

    Un génie de Harvard stipule que les mesures keynésiennes sont mauvaises et inefficaces car Keynes était gay! Maintenant qu’on a détruit le mythe des bienfaits de l’austérité, certains austériens semblent prêts à dire n’importe quelle connerie pour défendre becs et ongles leur idéologie.

    Il faut le lire pour le croire:

    http://gawker.com/harvard-prof-slams-keynesian-economics-because-keynes-w-490512512

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  5. 5 mai 2013 16 h 36 min

    Hahaha!

    Merci pour ce fou rire qui fait du bien après trois jours de congrès!

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  6. 5 mai 2013 16 h 40 min

    «Ferguson explained that Keynes was more interested in discussing « poetry » than having sex with his wife, and because of that, his complex economic philosophy doesn’t make sense.»

    (Ferguson a expliqué que Keynes était plus intéressé à discuter de «poésie» que d’avoir des relations sexuelles avec sa femme, et de ce fait, sa philosophie économique complexe n’a pas de sens.)

    Et ce raisonnement aurait du sens? Ouch! Je sais que Krugman a souvent critiqué Ferguson, mais je ne pensais jamais qu’il était aussi débile!

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  7. 6 mai 2013 7 h 13 min

    Pour citer Allais:
    « La logique mène a tout, à condition d’en sortir! »

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  8. 2 mars 2014 20 h 38 min

    Un grand merci pour le lien vers mon blog. Je ne connaissais pas votre blog et ça m’a permis de le découvrir (et je l’apprécie beaucoup).Continuez le boulot.

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  9. 2 mars 2014 21 h 03 min

    @ limpertinent93

    Merci pour les bons mots. Mais, il ne semble pas que le lien vers votre blogue provienne de ce billet. Duquel provient-il? Et vers lequel des vôtres? Comme j’ai vu que vous avez déjà écrit sur le revenu de base, peut-être cela vient-il de là…

    Désolé, nous sommes deux à écrire sur ce blogue (et nous avons déjà publié des textes d’au moins quatre ou cinq autres personnes) et la mémoire me fait parfois défaut!

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  10. 3 mars 2014 14 h 22 min

    Dans les rétroliens en dessous des commentaires, je vois ceci :

    Rétroliens
    Qu’est-ce qu’une trappe à liquidité? (2) – Krugman et les remèdes |
    RAGEMAG | Les banques centrales ne sauveront pas le néolibéralisme
    La fée de la confiance |
    Les banques centrales ne sauveront pas le néolibéralisme | L’Entreprise de l’impertinence

    La dernière ligne renvoyant sur cet article : http://limpertinent93.wordpress.com/2014/01/01/les-banques-centrales-ne-sauveront-pas-le-neoliberalisme/

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  11. 3 mars 2014 14 h 39 min

    Merci de la précision! C’est en fait parce que vous avez cité ce billet dans le vôtre que nous avons reçu ce rétrolien. Je n’ai fait que le conserver. Cela dit, je ne les conserve pas tous…

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  12. 4 mars 2014 11 h 57 min

    Ah oui en effet. ! Désolé pour la méprise !
    Bonne continuation.

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  13. daro diouf permalink
    11 août 2015 12 h 51 min

    J’ai toujour eu du mal à comprendre le systeme de la banque centrale ainsi que la trappe à la liquidité

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  14. niamkey motchian christian permalink
    14 novembre 2015 8 h 17 min

    C’est vraiment très bien expliqué merci

    J’aime

  15. ibrahima Ndour permalink
    7 février 2016 12 h 19 min

    bien présenté…..merci

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