La faim
Cette semaine, j’ai décidé de vous présenter un livre d’horreur, Destruction massive : Géopolitique de la faim, de Jean Ziegler, rapporteur spécial auprès de l’ONU sur la question du droit à l’alimentation dans le monde de 2000 à 2008. Malheureusement, ce livre d’horreur n’a rien à voir avec les films d’horreur, car il raconte la vraie vie… Et l’horreur se poursuit même quand on a terminé de le lire.
Le massacre
Tel est le titre, fort pertinent, du premier chapitre de ce livre. Je ne citerai pas toutes les statistiques honteuses qu’on y trouve, mais il est important d’en prendre connaissance (en lisant le livre!). L’auteur considère que la faim dans le monde tient du crime organisé. Il le démontrera tout au long de ce livre.
Il divise la faim en trois catégories nullement exclusives.
- La sous-alimentation : il s’agit de l’apport insuffisant de nourriture, de calories pour qu’un être humain puisse fonctionner. Plus de 1 milliard de personnes en souffrent.
- La malnutrition : c’est «la déficience en matière de micronutriments – vitamines et sels minéraux». On en meurt aussi, mais pas nécessairement, on perd seulement ses dents, ses muscles, son système immunitaire, la vue… sans parler des cas d’anémie, de léthargie, de pertes de capacités d’apprentissage, de retard mental, de déformations congénitales, etc. Elle s’attaque surtout aux enfants de moins de cinq ans, chez qui elle devient irréversible, les pertes ne pouvant être rattrapées même avec une alimentation convenable. Le nombre de personnes atteintes n’est pas comptabilisé, mais, selon le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF), «un tiers de la population mondiale ne peut pas réaliser son potentiel physique et intellectuel du fait de carences en vitamines et minéraux».
- Les maladies de la faim : la cécité mentionnée plus tôt en fait partie, mais bien d’autres formes existent, dont le noma. Je n’avais jamais entendu parler de cette maladie. «C’est une forme de gangrène foudroyante qui se développe dans la bouche et ravage les tissus du visage». Selon Wikipédia, «Le nombre d’enfants touchés dans le monde est estimé à environ 500 000 par an». Cette maladie est très facile à soigner si prise à ses débuts, simplement en fournissant un antiseptique et en rétablissant une alimentation saine. Mais, on ne le fait pas…
Le réveil des consciences
Après avoir présenté les thèses de Malthus – qui conseillait de laisser crever les pauvres – ce chapitre porte en grande partie sur l’œuvre de Josué de Castro, auteur du livre La géopolitique de la faim, titre que Ziegler a emprunté pour son propre livre en son honneur. Ziegler explique comment celui-ci a su faire reconnaître, jusqu’à un certain point, l’importance de l’alimentation comme droit humain. L’auteur mentionne en outre que l’utilisation de l’arme de la faim par les troupes d’Hitler a contribué à faire accepter certaines des revendications de Josué de Castro. Notons à cet égard que cette arme est toujours utilisée de nos jours.
Les ennemis du droit à l’alimentation
Les pires ennemis du droit à l’alimentation sont, selon l’auteur, les partisans du néolibéralisme, en premier lieu l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale et, au bout du compte, tous ceux qui appuient le Consensus de Washington. Ces organismes et personnes considèrent que le concept du droit à l’alimentation est une aberration. «Pour eux, il n’est de droits de l’homme que civils et politiques».
Pour Ziegler, ces organismes ne sont que le reflet du pouvoir des «gigantesques sociétés transnationales privées» qui contrôlent une part sans cesse croissante de la production et du commerce des aliments, phénomène qu’il décrit en détail dans ce chapitre. Pour ces organismes et ces sociétés, seule la libéralisation complète de ce secteur peut permettre de régler le problème de la faim. L’auteur montre à l’aide de nombreux exemples que les interventions de ces organismes ont au contraire fait empirer le problème.
L’OMC a même tenté de mettre des bâtons dans les roues du Programme alimentaire mondial (PAM), le plus important organisme de distribution de nourriture pour les affamés de la Terre, considérant que les dons de nourriture pervertissent le fonctionnement des marchés…
La ruine du PAM
L’auteur commence ce chapitre par une présentation de quelques réalisations impressionnantes du PAM, notamment au moyen son programme «Nourriture contre travail» qui a permis à beaucoup d’affamés de sortir du cycle de la famine (en voici un exemple).
En raison de la crise de 2008, les pays contributeurs ont réduit considérablement leurs dons au PAM, son budget diminuant de plus de 50 %, passant de 6 milliards $ à moins de 3. Le PAM a donc dû mettre fin à de nombreux programmes (dont les repas scolaires qui permettaient de soulager la faim des enfants dans des pays pauvres, tout en améliorant l’attention des enfants et leurs capacités d’apprentissage) pour concentrer ses actions à ses interventions d’urgence. Ziegler ne blâme pas nécessairement les pays qui ont choisi de financer leur secteur financier aux dépens de leur contribution au PAM (je le trouve bien gentil…), mais plutôt le secteur financier responsable de la crise.
Ziegler termine ce chapitre en montrant la responsabilité de l’ONU pour la mort de «centaines de milliers d’êtres humains par la faim». Il raconte en effet les conséquences du programme «pétrole contre nourriture», une exception aux sanctions économiques imposées par l’ONU à l’Irak à la suite de la première guerre du Golfe pour lui permettre de vendre du pétrole en échange de «biens indispensables à la survie de sa population». En fait, les responsables de l’ONU ont interdit un grand nombre de ces achats, prétextant que les médicaments et aliments que voulaient acheter l’Irak pourraient servir à nourrir son armée et à produire des armes chimiques… Ce blocus s’est étendu de 1996 à 2003 et serait responsable de la mort d’au moins 550 000 enfants (Wikipédia parle de 150 enfants par jour, ce qui correspond à peu près à ce total).
Les vautours de l’«or vert»
L’auteur illustre dans ce chapitre les conséquences de la fabrication de biocarburant à partir de produits agricoles (maïs, blé, canne à sucre, huile de palme, betteraves, etc.). Non seulement ce processus n’est pas efficace pour contrer la pollution et diminuer les émissions de gaz à effet de serre (GES), mais il entraîne des crises alimentaires par la hausse des prix et l’expulsion de paysan par les sociétés multinationales productrices. Il donne de nombreux exemples tout aussi désolants les uns que les autres, notamment au Brésil, en Afrique, en Amérique centrale et en Colombie (ou des paramilitaires chassent les paysans et en font «disparaître» pour utiliser leurs terres pour planter encore plus de palme).
Les spéculateurs
Le titre de ce chapitre évoque clairement son contenu consacré à l’analyse des conséquences de la spéculation sur l’alimentation. Ziegler considère que les spéculateurs sont carrément des assassins (on peut d’ailleurs l’entendre à ce propos dans la vidéo qu’on peut voir grâce à un lien fourni dans le supplément qui clôt ce billet). La spéculation n’est pas la seule responsable de la hausse des prix des aliments (biocarburants, sécheresse, baisse des stocks mondiaux, hausse de la demande de nourriture et surtout de viande, prix du pétrole, etc.), mais elle multiplie les effets des autres facteurs.
Dans un article récent de La Presse, on peut d’ailleurs lire que «la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) avance que de 60 à 70% des fluctuations des cours des ressources naturelles n’ont rien à voir avec l’offre, la demande, Dame Nature ou les travailleurs en sueur dans les champs. Ce sont surtout «les gars en complet bleu», confortablement assis devant un ordinateur, qui dictent le jeu.»
Les spéculateurs ne font pas que s’enrichir directement de la faim en achetant et revendant des produits alimentaires, mais aussi en achetant des terres (souvent avec la complicité des États occidentaux), quitte à les laisser en friche quelques années en attendant que les prix montent… Ce phénomène n’est pas limité aux pays pauvres, il commence à s’observer même au Québec comme on peut le lire dans cet article du Devoir).
« Ç’a commencé au Brésil, en Amérique du Sud, en Afrique… Les Chinois se sont notamment emparés de beaucoup de terres à travers la planète, note Marcel Groleau [président de l’Union des producteurs agricoles ]. Le phénomène est arrivé maintenant ici, pas toujours de la part d’étrangers, mais aussi de fonds d’investissements qui voient là la possibilité d’obtenir de bons rendements. Bien entendu, les agriculteurs ne peuvent pas s’aligner, d’autant que ce type de transaction invite à la spéculation. Le risque, c’est que nous revenions à une agriculture de locataires, non plus de propriétaires.»
Conclusion : L’espérance
Malgré le contenu désespérant de ce livre, l’auteur le termine avec un message d’espoir. Il souligne tout d’abord que la Terre pourrait nourrir tous ses habitants.
« […] le temps où les besoins incompressibles des hommes étaient confrontés à une quantité insuffisante de biens pour les satisfaire est aujourd’hui révolu. La planète croule sous les richesses. Il n’existe donc plus aucune fatalité. Et si 1 milliard d’individus souffrent de la faim, ce n’est pas à cause d’une production alimentaire déficiente mais d’un accaparement par les puissants des apports de la terre. (…) Le Mahatma Grandhi a dit : « Le monde a assez pour satisfaire les besoins de tous, mais pas assez pour satisfaire la cupidité de tous.»
Il poursuit en appelant à la lutte contre la corruption et à la mobilisation pour des moyens concrets soient entrepris pour que tous puissent manger à leur faim
- imposer la priorité au droit à l’alimentation;
- interdire la spéculation boursière sur les aliments de base
- prohiber la fabrication de biocarburants à partir de plantes nourricières
- protéger les paysans contre le vol des terres
- préserver l’agriculture vivrière au nom du patrimoine
- investir dans son amélioration partout dans le monde
Et alors…
Au delà de la présentation de la situation globale de la faim, l’apport le plus important de ce livre est selon moi la description précise des conséquences des maux que l’auteur dénonce. Expliquer qu’un milliard d’êtres humains sont sous alimentés et que le tiers de la population de la Terre souffre de malnutrition est certes de première importance, mais cette information est tout de même assez connue (peut-être pas assez…). Par contre, rarement nous présente-t-on, comme le fait abondamment l’auteur, des cas précis de personnes qui en souffrent et qu’on pourrait et devrait soulager. Mettre un nom et un visage (même gangrené) sur ce désastre et cette destruction massive, c’est cela qui m’a le plus bouleversé dans la lecture de ce livre indispensable.
Supplément! Une entrevue de Jean Zieger à Second regard. Ce supplément vaut la peine autant pour la performance de Jean Ziegler que pour les réactions étonnantes et étonnées de l’interviewer…
Pas facile ce billet mais combien essentiel!
De savoir l’ampleur du problème me fait extrêmement mal. Cependant, je sais que ma douleur n’est rien à comparer à ceux qui souffrent de la faim.
Comme disait Jean-Luc Mélenchon: « Celui qui est pris à la gorge et qui ne sait pas comment s’en sortir et qui ne pense pas aux autres, je peux le comprendre, mais nous qui pouvons on a le devoir de le faire.«
Alors, c’est à nous de le faire et ce malgré que je n’ai pas grand espoir qu’il ait solution avant qu’il soit trop tard. Les paroles de Grandhi « le monde a assez pour satisfaire les besoins de tous, mais pas assez pour satisfaire la cupidité de tous.» Pour moi le problème c’est que depuis que le monde est monde la cupidité a toujours régné et je ne vois pas de lendemain qui chante.
Quand même faut pas lâcher!
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«Pas facile ce billet mais combien essentiel!»
J’ai pensé la même chose du livre!
«Quand même faut pas lâcher!»
C’est bien un de mes objectifs!
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Récemment, nous avons eu le scandale de la Banque Nationale qui avait acheté 12 000 acres de terre dans ma région, le Saguenay/Lac-St-Jean pour fin de spéculation.
Devant la tollé suscitée dans la région, la Banque Nationale est revenue sur sa « politique » et a vendu les terres a des intérêts québécois par grandeur d’âme, c’est-à-dire les hommes d’affaires Charles Sirois (le même qui s’est associé à Legault pour fonder la CAQ) et Serge Fortin.
Évidemment, Charles Sirois, un membre actif de la bulle technologique au début 2000, n’a rien a voir d’un spéculateur!!!
Serge Fortin ce dissocie de toute approche spéculative:
« Cette acquisition est plutôt une façon de donner accès à la terre à des cultivateurs n’ayant pas les moyens de les acheter et qui pourront les louer… »
Quelle grandeur d’âme ce M. Fortin!
L’on en revient a ce qu’affirme M. Zieger, la location des terres….
Finalement, à défaut de spéculer sur la vente, l’on spécule sur la location!!!
http://tvanouvelles.ca/lcn/economie/archives/2012/11/20121113-173418.html
http://www.lapresse.ca/le-soleil/affaires/agro-alimentaire/201305/02/01-4647012-vente-de-terres-a-charles-sirois-emoi-dans-le-milieu-agricole.php
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@ benton65
Merci pour l’exemple! Cela me rappelle que j’avais aussi gardé des liens sur d’autres exemples.
La famine a emporté 258 000 personnes en Somalie
Ce deuxième parle probablement e la même chose que ton exemple:
Un retour au système féodal
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Vidéo intéressante publiée aujourd’hui sur le blogue Oikos :
L’appât du grain 2 : Laurent Delcourt
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Un article du Devoir parle ce matin de la malnutrition. Ça va guère mieux :
http://www.ledevoir.com/international/actualites-internationales/379884/faim-et-malnutrition-la-fao-s-attaque-a-la-malbouffe
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Et dire qu’il est interdit au Québec de défricher et qu’on privilégie le reboisement, sans parler des aliments « bios », rendement d’un tiers, pour les gens riches.
Sont pas sortis du trou les gens qui mangent pas ou qui mangent du riz 365 jours par année.
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En ce qui concerne votre exemple de l’utilisation de l’arme alimentaire, je vous suggèrerais de lire cet autre son de cloche: https://blackagendareport.com/locked-and-loaded-war-north-korea-cannot-be-contained-must-be-prevented-interview-kj-noh
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