Le sophisme de la pente glissante
J’ai connu l’existence de ce sophisme (en fait de son nom) à la lecture du livre Petit guide d’argumentation éthique de Michel Métayer, il y a quelques années. Ce petit livre fait le tour des arguments fréquemment utilisés dans les débats sur des sujets qui touchent l’éthique (ou les valeurs). Il montre avec beaucoup d’exemples à reconnaître les arguments foireux et à utiliser ceux qui sont au contraire les plus forts. Dans le fond, son analyse s’applique tout aussi bien à d’autres types de débats.
Le sophisme de la pente glissante (ou savonneuse…) est ce que j’ai déjà appelé les arguments «si ça continue». Ce type d’argument était particulièrement répandu lors des débats sur les accommodements raisonnables, et est toujours aussi populaire dès qu’on parle d’immigration ou de la langue. Et il fait un retour en force avec le débat sur les supposées «valeurs québécoises» du gouvernement péquiste.
Si une pente n’est pas toujours glissante (il arrive en effet que si ça continue il arrive vraiment des choses déplaisantes, comme pour la tendance à l’adoption de mesures d’austérité!), son utilisation montre souvent que le commentateur ne possède pas assez d’arguments (ou seulement des arguments très faibles) pour s’attaquer à l’objet du sujet abordé. Il sent alors le devoir d’amplifier les effets qui lui déplaisent en imaginant une évolution qui mène au désastre ou à l’enfer. On se sert aussi de ce type d’argument quand on n’ose avouer ses véritables couleurs, comme bien des gens tentent de camoufler leur xénophobie en tablant sur la prévision de lendemains apocalyptiques du genre «ils vont nous forcer à vivre comme eux».
Des exemples…
Il n’y a pas que dans le débat sur les accommodements ou sur les valeurs que les arguments glissent vers des mondes d’horreur. Michel Métayer donne quelques exemples dans son livre. Lors de débats sur l’euthanasie, on entend toujours ses opposants exagérer les risques d’abus, abus qu’on ne retrouve d’ailleurs pas dans les pays où elle est légale. Il en est de même lors des débats sur le mariage homosexuel : les personnes mariées vont perdre leurs droits et, si on les laisse faire, ils vont ensuite demander de légaliser la polygamie, la pédophilie et, qui sait, l’inceste.
Lors du débat sur les accommodements raisonnables, j’avais listé une série de sophismes qui glissaient drôlement sur une pente abrupte. J’en ai d’ailleurs entendus et lus quelques autres récemment que j’ai ajoutés à ma liste. Ainsi, pour aider les sophistes qui aiment glisser ces jours-ci, je reproduis cette liste qui pourra les inspirer :
- aujourd’hui le voile, demain : la burqa;
- on aura plus le droit de décorer notre arbre de Noël;
- toutes les femmes vont être obligés de porter le voile;
- on va perdre l’égalité entre les hommes et les femmes qui nous a pris tant de temps à obtenir (ah, c’est fait ?);
- ils vont nous imposer leurs valeurs;
- ils voileront la croix du Mont-Royal;
- ils vont nous obliger à accepter la polygamie;
- les filles ne pourront plus aller à l’école;
- bientôt le blocage de rue pour faire la prière (lu hier…);
- les peines de prisons vont être remplacées par des châtiments corporels;
- l’excision, la pédophilie, le viol, le fouet, la lapidation, la charia, etc. sont à nos portes.
Si ça continue, quelqu’un va écrire un livre qui prétendra que les musulmans s’apprêtent à conquérir l’Occident. Oh, c’est déjà fait! Comme le dit si bien Francine Pelletier dans sa dernière chronique du Devoir (un petit bijou à lire!), «Arrêtons aussi de prêter attention à ceux qui nous prédisent le même sort que l’Algérie».
Et alors…
J’ai toujours pensé qu’une réglementation (encore plus une charte qui a préséance sur les lois!) qui vise à imposer une interdiction ou une obligation doit être conçue pour corriger ou éviter une situation importante et que le fardeau de la preuve repose sur les personnes qui veulent l’imposer. Or, comme Michel Métayer le dit dans son livre, l’utilisation des sophismes, et encore plus du sophisme de la pente glissante, est souvent un signe que la personne ne peut argumenter sur la base de faits réels : elle en invente ou en exagère donc. Or quels sont les faits qui justifieraient l’adoption de ces valeurs québécoises (dont on ne connaît toujours pas le contenu…)? Bien minces, comme ce billet de Jérôme Lussier le démontre.
Il montre en effet dans ce billet que le Québec n’a connu aucun des exemples mentionnés dans ma liste : pas de lapidation, aucune application de la charia, pas de blessure due au port d’un signe religieux, etc. Il ajoute qu’aucun fonctionnaire québécois n’a été réprimandé «au cours des cinq dernières années pour avoir utilisé leur emploi et leurs signes religieux à des fins de prosélytisme». Cela n’empêche pas l’auteure de cette lettre récente de parler dans son texte d’excision, de mariage forcé, de fœticide féminin, de répudiation, de dot et d’acide, sans mentionner que ces horreurs ne s’observent pas ici et surtout en quoi interdire les signes religieux chez les éducatrices en petite enfance éviterait ces calamités.
En fait, ce qu’il faut interdire auprès des membres de la fonction publique et parapublique (et à d’autres professionnels), c’est le prosélytisme et le refus de poser un geste professionnel lié à ses fonctions pour des motifs religieux. Mais, ça tombe bien, cela est déjà interdit par les codes de conduite, codes d’éthique et autres codes de déontologie! Bref, on veut adopter une charte de valeurs qui va à l’encontre de la charte des droits et liberté, et qui ne corrige aucune situation importante! Pas étonnant que le recours aux arguments savonneux soit si populaire!
Évidemment tout ce qu’on ne connaît pas ou mal nous fait peur. Trop d’informations et moins de connaissance de la réalité. À qui profite cette période trouble? Et pourquoi?
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Je ne sais pas si c’est le masochisme qui m’a poussé à lire les commentaires à la chronique de Francine Pelletier et à la Libre opinion de Michel Seymour. Je serais fédéraliste parce que ça ne m’a pas inquiété qu’une infirmière portant le foulard ait pris ma pression et changé mon sac de sérum après mon opération. Il y a même un lecteur qui considérait que puisque le projet de loi n’avait pas été dévoilé au complet par la fuite, on n’a pas le droit d’être contre. Heureusement, il s’est fait répondre : « on a le droit d’être pour, mais pas contre? »
Ma seule consolation, c’est que Legault est prêt à appuyer le projet de loi. Le PQ n’ira pas chercher de voix supplémentaires.
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@ Gilbert
«À qui profite cette période trouble? Et pourquoi?»
Ça, j’ai émis une hypothèse dans un billet précédent (https://jeanneemard.wordpress.com/2013/08/26/la-politique-de-la-division/). Je me demande même si le PQ aurait déposé cette charte avec les mêmes éléments s’il avait été majoritaire…
«Et, comme il sait bien que, minoritaire, sa charte n’a aucune chance d’être adoptée si elle contient les éléments révélés par la fuite, son seul avantage serait de se servir de cette défaite au cours de la prochaine campagne électorale comme argument pour le vote stratégique, pas pour faire l’indépendance, comme la dernière fois, mais pour adopter cette charte!»
Je poursuis là-dessus en répondant à Richard…
«Ma seule consolation, c’est que Legault est prêt à appuyer le projet de loi. Le PQ n’ira pas chercher de voix supplémentaires.»
La position de la CAQ a en effet dû déstabiliser le PQ. Mais, on verra dans une dizaine de jours comment le PQ réagira.
«Je ne sais pas si c’est le masochisme qui m’a poussé à lire les commentaires»
J’en ai aussi lu quelques-uns, mais il y a quelques jours, quand j’ai écrit ce billet (mardi ou mercredi…), il y en avait probablement moins. Mais, ceux que tu cites y étaient!
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Ici, un sapin a le droit de montrer ses boules, ok? 😉
P.S. Typo, un peu avant « Et alors… »: (un peti bijour à lire!)
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Ce non-débat sur la laïcité, ou ce terme est confondu avec le soi-disant « valeurs québécoises », alors que ça n’a rien à voir, illustre à mon sens une certaine insécurité chez certains Québécois. C’est comme si ils n’arrivaient pas à conjuguer ouverture ou empathie envers les autres avec la fierté et l’affirmation de soi, alors que ce n’est pas antinomique, paradoxal ou contradictoire.
Par exemple, quand certains Québécois disent s’opposer au multiculturalisme, le font-ils parce qu’ils craignent vraiment d’être minorisés par les immigrants et leurs cultures étrangères ou bien parce que c’est simplement le fait que ce multiculturalisme a été imposé par le fédéral et leur donne le sentiment de ne pas être reconnu, surtout considérant qu’il y a des fédéralistes québécois désirant une reconnaissance canadienne en tant que société distincte?
Cette charte du PQ et son supposé appui dans les sondages à 58% par les Québécois, nous mettrait possiblement en position défensive, ce qui pourrait en effet être interprété comme étant un repli sur soi et une forme d’intolérance. La réalité est selon moi bien plus subtil, mais j’en déduis qu’en jouant cette carte de la controverse, le PQ illustre de nouveau que l’indépendance du Québec ne compte plus, puisqu’il ne fait plus rien de constructif à cet égard, ni rien de positif et de porteur pouvant mobiliser les citoyens, ou l’affirmation nationale marcherait la main dans la main avec l’ouverture et l’empathie pour les autres, toute origine confondue.
Pour en revenir aux sophismes, ils sont légions également du côté de certains de ses opposants, comme Charles Taylor qui y est allé fort avec sa comparaison avec le régime de Poutine, André Pratte qui est passé de la tyrannie de la minorité (les étudiants) avec la tyrannie de la majorité, et Justin Trudeau qui a parlé d’un retour à la ségrégation raciale. Ce n’est plus juste la pente savonneuse, mais la descente sans slalom sur de l’huile. En admettant que la charte du PQ passe, le Québec deviendrait-il vraiment du jour au lendemain un régime autoritaire comme en Russie (à moins que nos émotions soient vraiment des montagnes… russes!) avec l’abandon des droits civiles? Entre l’insécurité identitaire aux angoisses injustifiées des uns et le paternalisme condescendant des autres, y a-t-il moyen en effet de s’en tenir aux faits pour débattre sainement?
Hélas, comment peut-on débattre quand nos élus et les grands médias qui relaient leurs messages mélangent laïcité avec valeurs québécoises comme si leur sens était interchangeable? Un peu comme le Charest et le PLQ avait fait lors de la grève étudiante, en confondant par exemple le gel des frais de scolarité avec le moratoire, ou désobéissance civile avec vandalisme. Ce qui me choque vraiment, c’est qu’on nous prend pour des valises et qu’on cherche effectivement à nous faire vibrer les fibres affectives émotionnelles davantage que les cellules grises et les neurones de la raison.
Et de ce fait, comme tu l’as déjà dit Darwin, notre attention envers d’autres enjeux d’importance majeur, est détourné. 😦
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@ Serge-Étienne Parent
«Ici, un sapin a le droit de montrer ses boules, ok»
Hahaha! Un classique!
«Typo, un peu avant « Et alors… »»
J’étais sûr de l’avoir corrigé hier. J’ai dû oublier de cliquer sur le bouton «mettre à jour»… Merci!
@ Mathieu Lemée
«quand certains Québécois disent s’opposer au multiculturalisme»
Certains intellectuels, dont Mathieu Bock-Côté, font d’ailleurs exprès de confondre multuculturalisme et interculturalisme (va ben falloir que je lise le livre de Bouchard sur le sujet pour pouvoir en parler intelligemment!).
«le PQ illustre de nouveau que l’indépendance du Québec ne compte plus»
En tout, il est clair que ce geste n’aide pas l’indépendance, comme je le disais dans mon précédent billet sur le sujet… https://jeanneemard.wordpress.com/2013/08/26/la-politique-de-la-division/
«ils sont légions également du côté de certains de ses opposants»
Oui, même si j’en ai moins trouvés, j’ai failli en mettre un dans mon billet.
«En admettant que la charte du PQ passe, le Québec deviendrait-il vraiment du jour au lendemain un régime autoritaire comme en Russie»
Cette déclaration a plus nui aux opposants que les arguments sensés d’un Michel Seymour ou d’un Francine Pelletier ont aidé… Ça m’a fait penser à ceux qui comparaient la loi 76 aux interdictions de manifester en Russie. Oui, cette loi était répressive et je l’ai vilipendée et contestée, mais ce n’était quand même pas l’équivalent de la répression de Poutine…
«Ce qui me choque vraiment, c’est qu’on nous prend pour des valises et qu’on cherche effectivement à nous faire vibrer les fibres affectives émotionnelles davantage que les cellules grises et les neurones de la raison.»
Ce qui me choque encore plus, c’est de voir que ça marche… comme on peut le constater dans ce sondage dont les résultats sont parus ce matin :
http://www.ledevoir.com/politique/quebec/386445/la-charte-relance
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La fille dans la lettre de la Presse a écrit:
« Être une femme équivaut à être dominée et bridée dans une grande partie du monde. »
Bridée!?!?!?! Ça doit faire mal!
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Oups! Ok, c’est un bon terme « bridée ». Je pensais que c’était une faute et qu’elle avait voulu écrire « brimée ». Ce texte est tellement mal écrit (en plus d’au moins 5-7 fautes d’accords) que j’ai cru que c’était une erreur.
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«Ce texte est tellement mal écrit (en plus d’au moins 5-7 fautes d’accords) que j’ai cru que c’était une erreur.»
Disons que le fond m’avait plus frappé que la forme. Mais, ça va souvent ensemble (quoique certains écrivent très bien des conneries!).
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« Ce qui me choque encore plus, c’est de voir que ça marche… »
Je ne suis pas sûr que ces quelques points de pourcentage s’expliquent par les fuites de certains éléments du projet de loi.
Claire Durand conteste cette méthode de sondage par internet. Jean-Marc Léger répond que les sondés répondent de moins en moins au téléphone et qu’ils ont 3 numéros de téléphone (à la maison, portable, télécopieur). Devrait-on dire adieu au hasard systématique dans ce domaine?
Est-ce que la lettre dans La Presse est cadenassée ou est-ce moi qui suis trop piochon pour la trouver?
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«Je ne suis pas sûr que ces quelques points de pourcentage s’expliquent par les fuites de certains éléments du projet de loi.»
On ne peut être sûr de rien. Mais, je tenais mois après mois des données sur les sondages depuis deux ans (je me suis tanné…) et, en moyenne, les résultats de QS étaient similaires à Mtl, Québec et reste du Québec. Et là, à la page 5 de http://www.ledevoir.com/documents/pdf/sondage_politique_aout2013.pdf, on peut voir que QS reste à 8 % à Mtl, mais baisse à 3 % à Québec et aussi à 3 % dans le reste du Québec. Ce n’est pas une preuve, mais, ça va dans le sens que j’ai écrit…
«Est-ce que la lettre dans La Presse est cadenassée ou est-ce moi qui suis trop piochon pour la trouver?»
Celle-là?
http://www.lapresse.ca/debats/votre-opinion/201308/27/01-4683760-oui-imposons-notre-culture.php
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Ah la pente savonnée! On en entend une pis une autre: « Si ça continue l’atmosphère va se réchauffer pis les glaciers vont fondre »! » Si on abolit pas l’fréon 12 la couche d’ozone va disparaître », etc… mais je crois que c’est dans les textes anglais qu’on savonne le plus les pentes, les Français n’étant pas reconnus pour abuser du savon…
La charte à Drainville semble faire débattre plutôt ses opposants que ses supporteurs qui restent muets comme des carpes. Moi je me console en me disant que ce n’est pas un kirpan de plus ou de moins qui fera tomber un autre 747 d’air India pis qu’un hijab laissant passer quelques cheveux ne feront pas retomber les tours jumelles de toutes façons a sont déjà tombées.
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«On en entend une pis une autre: « Si ça continue l’atmosphère va se réchauffer pis les glaciers vont fondre »! »
Euh, ben ils fondent déjà, il n’y a pas pas de «si ça continue» dans ce cas, c’est déjà là!
«La charte à Drainville semble faire débattre plutôt ses opposants que ses supporteurs qui restent muets comme des carpes»
Euh, tous les exemples que j’ai donnés viennent de ses partisans (mot français pour «supporteurs»). Trouves-en autant de ses opposants, et on pourra en parler!
Pour le reste, on est, crois-le ou non, d’accord!
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Sophisme de la plante verte: Les glaciers c’est comme le mauvais herbe, ça repousse!
http://www.theguardian.com/environment/blog/2012/feb/09/glaciers-ice-melting-climate-change
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Pas mal plus long ce texte que les courts billets accompagnés de petits dessins que tu affectionnes habituellement!
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Je…Je…Je m’améliore vous savez! 😳
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Bravo! 😉
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Merci d’avoir mis le texte de Jérôme Lussier en lien Darwin. Il n’y a rien comme les faits et les stats pour remettre les pendules à l’heure. Non mais! À quel scénario programmé assistons nous en ce moment? C’est bêtement politique et électoraliste cette affaire-là. C’est honteux tellement c’est pas subtil.
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«C’est honteux tellement c’est pas subtil.»
Il semble que de prendre tous les moyens pour atteindre ses fins (garder le pouvoir) ne gêne pas du tout le PQ, même quand ces moyens rendent l’accession à l’indépendance encore plus lointaine.
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J’ai écrit dans ce billet «En fait, ce qu’il faut interdire auprès des membres de la fonction publique et parapublique (et à d’autres professionnels), c’est le prosélytisme et le refus de poser un geste professionnel lié à ses fonctions pour des motifs religieux.»
Je lis aujourd’hui :
Je ne peux être plus d’accord!
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