Quel exode des cerveaux?
J’ai consacré au cours des dernières années au moins deux billets à la question du supposé exode des cerveaux dont serait victime le Québec et le Canada. J’étais revenu sur le sujet entre autres parce que des journalistes continuaient à parler d’une période d’exode des cerveaux que le Québec aurait connue, sans bien sûr préciser quand cet exode aurait eu lieu…
J’y reviens cette fois de façon plus positive. En effet, Francis Vailles a publié il y a quelques semaines une chronique sur une étude de Brahim Boudarbat et Marie Connolly du Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO) intitulée Exode des cerveaux : Pourquoi certains diplômés d’études postsecondaires choisissent-ils de travailler aux États-Unis?, étude qui démolit le mythe de l’exode des cerveaux. Pour Francis Vailles, les conclusions de l’étude sont surprenantes («l’exode vers les États-Unis serait un phénomène marginal, touchant au plus 2% des diplômés depuis 1995»), mais évidemment pas pour moi! Aucune étude sérieuse n’a jamais conclu autrement. Je pourrais pinailler et reprocher à Francis Vailles l’utilisation de l’oxymore «exode marginal», un exode étant par définition un départ massif, mais, je devrais plutôt faire ce reproche aux auteurs de l’étude qui utilisent cette expression contradictoire. La notion d’exode a vraiment la vie dure!
Notons que cette étude porte sur les diplômés d’études postsecondaires, incluant donc les diplômés de la formation technique (ceux de la formation professionnelle ont été exclus de l’étude par les auteurs pour des raisons d’incompatibilité de données), pas seulement sur les diplômés universitaires. Par ailleurs, la chronique de Francis Vailles ne parle que des résultats pour l’ensemble du Canada. Je vais aussi les résumer (en ajoutant quelques résultats qu’il n’a pas mentionnés), mais vais aussi donner les principaux résultats pour le Québec.
Au Canada
Voici les résultats pour l’ensemble du Canada qui ont le plus retenu mon attention :
- près de la moitié des 2 % des diplômés qui sont partis aux États-Unis entre 2000 et 2005 sont depuis revenus au Canada et 61 % de ceux qui y sont restés veulent revenir (seulement 24 % comptaient s’y établir de façon permanente, les autres 15 % étant indécis);
- quand on sait que les diplômés qui vivaient aux États-Unis étaient deux à trois fois plus souvent en chômage ou inactifs que ceux qui sont restés au Canada, on comprend mieux leur désir de revenir;
- les domaines les plus touchés par le départ des diplômés sont la technologie, les sciences physiques et de la vie (4,9%), le génie et les sciences appliqués (3,7%) et les mathématiques, l’informatique et les sciences de l’information (2,3%);
- les départs sont proportionnellement plus nombreux pour les diplômés d’un doctorat, quoique les auteurs mentionnent que cela pourrait s’expliquer en partie par la plus forte présence à ce niveau d’étudiants étrangers;
- le fait d’être Canadien de naissance, francophone ou handicapé réduit la probabilité de quitter;
- le taux de départ s’est réduit chez les diplômés les plus récents;
- le nombre de diplômés des États-Unis qui quittent ce pays pour le Canada n’est pas négligeable et devrait être considéré pour avoir un portrait complet de la situation;
- «Enfin, il n’y a pas que des Canadiens qui quittent le pays, il y a aussi, et encore plus, d’immigrants hautement qualifiés qui choisissent de s’établir au Canada».
On voit donc que, quelque soit l’angle avec lequel on aborde les migrations des cerveaux entre le Canada et les États-Unis, cela demeure un phénomène de faible ampleur et que, quand on tient compte du bilan avec le reste du monde, le Canada semble bien plus être gagnant que perdant. On pourrait même l’accuser, avec d’autres pays industrialisés, de piller les cerveaux des pays plus pauvres, accusation que certains n’hésitent pas à lancer, avec raison! Mais, bon, cela sort un peu de l’objet de l’étude que je présente ici.
Au Québec
Dans mes précédents billets sur le sujet (et même dans d’autres), j’ai montré avec les données et études disponibles au moment de leur rédaction, que les Québécois, surtout les francophones, étaient beaucoup moins mobiles que les autres Canadiens et que, en conséquence, le taux de migration des cerveaux, déjà faible au Canada, l’était encore plus au Québec. J’avais donc hâte de voir si cette étude arrivait à la même conclusion, et à quel point.
Si les auteurs n’attribuent pas au fait d’avoir obtenu son diplôme au Québec un plus faible taux de départ vers les États-Unis (par contre, ce fait est lié à une plus grande probabilité d’y revenir!), ils considèrent que le fait d’être un francophone a cet effet. Or, comme la grande majorité des diplômés francophones habitent le Québec, les diplômés québécois quittent beaucoup moins que les diplômés des autres provinces. Cette étude confirme donc les précédentes.
Les tableaux 4a et 4b des pages numérotées 33 et 34 de l’étude nous montrent que, quelque soit la méthode de calcul ou l’angle choisi, les diplômés du Québec quittent beaucoup moins que les diplômés des autres provinces. Par exemple, selon le tableau 4a, seulement 13,8 % des diplômés de 1995 qui habitaient les États-Unis en 2000 avaient obtenu leur diplôme au Québec, proportion environ deux fois moins élevée que le pourcentage de tous les diplômés du Canada qui avaient obtenu leur diplôme au Québec (28,8 %). Ces écarts sont un peu moins élevés pour les autres années et autres promotions, mais les écarts sont toujours substantiels. Les données du tableau 4b présentent en fait les même données autrement avec les mêmes écarts relatifs. Ce tableau montre entre autres que 1,47 % des diplômés du Québec de 2000 habitaient aux États-Unis en 2005, beaucoup moins que la moyenne de 2,02 % pour l’ensemble du Canada (moyenne qui serait plus élevée sans le Québec).
Le tableau 10 des pages 45 et 46 indique les différences de migration aux États-Unis en 2005 pour la promotion de 2000 selon une foule de facteurs démographiques pour l’ensemble du Canada. On peut entre autres apprendre que les hommes, les célibataires et les immigrants sont plus portés à migrer aux États-Unis que les femmes, les personnes mariées et les natifs du Canada. Les données qui ont toutefois le plus attiré mon attention sont celles sur la langue. Ce sont d’une part celles qui montrent les plus grands écarts et celles qui ont le plus de liens avec le Québec.
On y apprend que le taux de migration des diplômés dont la langue maternelle est le français fut trois fois moins élevé (0,73 %) que celui des diplômés dont la langue maternelle est l’anglais (2,19 %). Même si les données ne permettent pas d’obtenir ce genre de précision, elles nous portent à penser que, comme dans les autres études portant sur la migration des cerveaux, la migration des Québécois de langue anglaise est beaucoup plus élevée que celle des Québécois de langue française. On y apprend aussi sans surprise que les diplômés unilingues francophones ne migraient presque pas vers les États-Unis (0,17 %), 11 fois moins que les unilingues anglophones (1,95 %) et 15 fois moins que les bilingues (2,35 %).
Et alors…
Une autre étude qui arrive aux mêmes résultats, pourquoi en parler, alors? Parce qu’une grande partie de la population et de la faune journalistique pense qu’il y a ou a déjà eu un exode des cerveaux au Canada et au Québec. Et peu semblent savoir que ce phénomène touche beaucoup moins le Québec francophone, terre où les salaires sont pourtant moins élevés et les impôts plus élevés que dans le reste du Canada et qu’aux États-Unis, deux facteurs que les idéologues des instituts Fraser et économique de Montréal de ce monde citent toujours pour expliquer un phénomène d’exode qui n’existe pas… Et la langue et la culture, ça ne devrait pas compter?
C’est bien fatigant quand les faits s’opposent aux théories économiques des idéologues, mais, les lecteurs de ce blogue le savent, c’est tellement courant que ça en devient routinier!
Merci pour cette mise au point, et pour tous vos articles en fait! C’est un travail monumental et précieux.
Cordialement, Yves-Marie Abraham
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Merci, tout le plaisir est pour moi!
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Je crois que les tenants de l’exode des cerveaux devraient se ré-orienter et qu’ils auraient plus de crédibilité en parlant de l’exode de nos ressources naturelles!
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Bonne remarque! 🙂
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…. et je ne parle pas de l’exode des capitaux dans les paradis fiscaux!
J’oubliais, la malhonnêteté est permise quand l’on est trop imposé! (C’est de l’auto-justification ça!)
Certains diront que le vol est moralement acceptable lorsqu’on crève de faim. Faut croire qu’en détournant des millions, certains ont une sacrée faim!!!
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«C’est de l’auto-justification ça!»
J’ai déjà lu ça quelque part…
«J’oubliais, la malhonnêteté est permise quand l’on est trop imposé!»
Je trouve d’ailleurs étrange l’argument voulant que l’augmentation du taux maximal d’imposition incite à l’évitement fiscal. Comme si ceux qui le font arrêteraient si ce taux diminuait, disons de 50 % à 40 %!
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Je crois bien qu’ils arrêteraient seulement lorsque le taux d’imposition sera plus bas que la commission que la banque charge!!!
Explosion des paradis fiscaux a débuté avec la déréglementation des accords Bretton-Woods sur les mouvements de capitaux transnationaux au début des années 70. Le taux d’imposition n’a rien a y voir. D’ailleurs depuis les années 70 les taux d’impositions ne cesse de baisser alors que les paradis fiscaux augmentent.
Pour un esprit moyennement intelligent, ce constat à lui seule devrait détruire l’argument qu’il y a des paradis fiscaux parce que les riches sont trop imposer!!!
Elizabeth Warren, outre qu’elle a déjà dit « Il n’y a personne dans ce pays qui soit devenu riche par lui-même. », a aussi dit:
« Personne n’est devenue riche en payant moins d’impôt! »
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«Le taux d’imposition n’a rien a y voir. D’ailleurs depuis les années 70 les taux d’impositions ne cesse de baisser alors que les paradis fiscaux augmentent.»
On se rejoint encore. Je crois aussi que l’informatisation a joué un rôle. En plus bien sûr, comme je l’ai dit dans le billet sur la corruption et l’autojustification, de la complicité de nos gouvernements!
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Exode des cerveaux vous dites?? Mais je suis toujours là moi!! 🙂
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Et heureusement, on s’ennuirait!
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