Les mystères de la gauche
J’ai terminé récemment le livre Les mystères de la gauche de Jean-Claude Michéa. Avant de lire ce livre, je ne connaissais pas ce philosophe. J’ai été attiré par ce livre parce que j’étais curieux de lire les arguments d’un gauchiste qui s’oppose au clivage gauche-droite. Avant d’aborder le fond de ce livre, je tiens à dire quelque mot sur sa forme.
Je dois confesser que j’ai souvent de la difficulté à me concentrer sur les livres philosophiques (mais moins que sur les textes sociologiques). Je manque probablement de base en la matière. Mais, dans ce cas, ce fut encore pire… L’auteur abuse en effet de parenthèses (pire que moi!), de tirets, de phrases interminables que j’ai dû relire plusieurs fois afin de ne pas perdre le fil. Pire, après le texte principal d’une cinquantaine de pages, l’auteur ajoute près de 80 pages de scolies, soit de «Remarques complémentaires suivant (…) une proposition» pour élaborer certains thèmes abordées dans le texte principal, scolies elles-mêmes complétées par des renvois en fin de scolie (jusqu’à 12!) pour élaborer sur des sous-thèmes qui contiennent aussi plein de parenthèses et de tirets… J’aime bien les nuances, mais encore faut-il qu’elles soient structurées de façon à éclairer, pas à confondre.
Et ses exemples, la plupart du temps non expliqués, portent essentiellement sur des événements survenus en France et sur des personnes y demeurant. Mes connaissances en la matière se sont révélés bien insuffisantes pour tout comprendre. Finalement, j’ai eu parfois de la difficulté à départager ses phrases ironiques de ses opinions réelles.
Cela dit, le texte contient quand même de nombreux éléments dignes de mention. Je vais surtout présenter ici les citations que j’ai trouvées les plus marquantes et commenterai en conclusion ses positions.
Citations
Michéa résume sa thèse dès les premières pages de son livre. Même s’il souligne les progrès apportés par la gauche en France jusqu’en 1970, il considère qu’elle ne peut plus être le porte-étendard de ceux qui veulent dépasser le capitalisme :
«Toute la question, cependant, est de savoir si le ralliement progressif de la gauche officielle (en France comme dans tous les autres pays occidentaux) au culte du marché concurrentiel, de la «compétitivité» internationale des entreprises et de la croissance illimitée (ainsi – bien sûr – qu’au libéralisme culturel qui en constitue simplement la face «morale» et psychologique) peut encore être raisonnablement interprété comme un pur et simple accident de l’histoire (…)»
Michéa ne le croit pas… Il pense plutôt que la gauche est maintenant vendue au dogme de la croissance et de la concurrence. Il montre ensuite en quoi consiste le fondement du mode de production capitaliste et donc pourquoi il faut le combattre :
«l’économie capitaliste n’a jamais eu pour but de produire des valeurs d’usage (c’est-à-dire des biens ou des services qui sont censés répondre à un besoin réel, qu’il soit matériel psychologique ou symbolique). Son objectif premier est de produire toujours plus de »marchandises», c’est-à-dire de biens et de services qui ne sont conçus qu’en fonction de leur valeur d’échange, (…) pas fabriquées en fonction de leur utilité réelle mais uniquement afin d’être vendues»
Ce mode de production ne se préoccupe bien sûr pas des conséquences de sa production sur l’environnement, ni ne tient compte des ressources limitées de notre planète. Pour l’auteur, on se retrouve maintenant avec plus de «bébelles» et autres gadgets (ayant une forte valeur marchande ou d’échange, mais une valeur d’usage limitée, non essentielle pour satisfaire à nos besoins), mais avec moins d’air pur (ayant une forte valeur d’usage, mais peu de valeur d’échange)… Il donne comme exemple les gadgets électroniques qui ne peuvent fonctionner qu’avec des «terres rares», ressources fort limitées sur la Terre et de plus en plus «rares»… Il poursuit ainsi sur les conséquences de la croissance :
«C’est ce qui explique que la sacro-sainte «croissance» (…) (dans un monde aux ressources naturelles limitées) (…) ne soit plus de nos jours que le prête-nom médiatique de l’accumulation illimitée de capital, c’est-à-dire du processus d’enrichissement sans fin de ceux qui sont déjà riches.»
Et la gauche est tombée dans ce piège en proposant de faire mieux dans cette direction (la croissance), en ne remettant en question que les «modalités du voyage» (les moyens utilisés), mais pas la «direction du voyage lui-même» (la croissance infinie).
Michéa se penche ensuite sur ce qu’il considère être l’abandon de l’aspect communautaire de la société pour un individualisme toujours plus louangé, même par la gauche. Il parle entre autres des droits coutumiers de l’époque féodale, avec ses possessions collectives, tassés avec les droits seigneuriaux pour laisser toute la place au droit de propriété individuel. Il élabore aussi de façon intéressante sur la notion du don, symbole de l’échange, de l’entraide et de la confiance réciproque.
Il s’attaque ensuite à la démocratie représentative et au processus électoral.
«Depuis maintenant plus de trente ans, dans tous le pays occidentaux, le spectacle électoral se déroule essentiellement sous le signe d’une alternance unique entre une droite et une gauche libérales qui, à quelques détails près, se contentent désormais d’appliquer à tour de rôle le programme économique défini et imposé par les grandes institutions capitalistes internationales (et donc, à travers elles, par les puissants lobbys transnationaux qui en sont la principale source d’inspiration).»
Ce n’est surtout pas l’alternance PQ-PLQ qui va à l’encontre de cette observation! Ce constat peut sembler conspirationniste, mais quand on voit la mainmise de ces institutions en Europe et le pouvoir du secteur financier, qui a même placé des premiers ministres à la tête de l’Italie et de la Grèce, et a écrit des textes de loi sur la réglementation le touchant aux États-Unis («Selon des informations dévoilées jeudi par le New York Times, des recommandations émanant de Citigroup figurent, mot pour mot, dans un projet de loi visant à modérer certaines dispositions de la loi sur la régulation bancaire»), il est difficile de ne pas appuyer ce constat de Michéa…
Selon lui, la gauche doit cesser de dévaluer le mode de vie traditionnel (qu’il considère collectiviste et non individualiste) du monde prolétarien et populaire (Michéa parle du «petit peuple», expression pour moi douteuse et condescendante…) de droite ou abstentionniste, et l’aider «à tourner sa colère et son exaspération grandissantes contre ce qui constitue, en dernière instance, la cause première de ses malheurs et de sa souffrance, à savoir ce système libéral mondialisé qui ne peut croître et prospérer qu’en détruisant progressivement l’ensemble des valeurs morales» auxquelles ce monde «est encore profondément – et légitimement – attaché».
Pour l’auteur, le capitalisme n’est pas seulement «un pur et simple système économique conduisant à répartir de façon inégalitaire la richesse collectivement produite» mais aussi un système qui valorise «le culte de la croissance illimitée, l’aliénation des consommateurs, la «mobilité» géographique et professionnelle incessante, la destruction méthodique des villes et des campagnes, l’abrutissement médiatique généralisé ou encore la transgression morale et culturelle permanente». Et c’est de ce côté qu’il faut travailler, comme le font, selon lui, seulement «quelques cercles anarchistes et radicaux, certains «expérimentateurs sociaux» au dévouement admirables et des militants de la décroissance» qui réussissent «à remettre en question le mode de vie capitaliste lui-même». Tous des organismes de gauche, aurais-je le goût d’ajouter…
Et alors…
Si ce livre contient des éléments d’analyse intéressants, quoique loin d’être nouveaux, comme sur son analyse du fonctionnement du capitalisme, ses attaques contre la gauche (je ne parle pas de celles contre les partis de centre-gauche qui ont adopté la troisième voie et qui sont amplement méritées) m’ont semblé souvent gratuites et exagérées. Il part souvent à partir d’anecdotes (datant parfois de plusieurs siècles) pour les généraliser à l’ensemble de la gauche. Par exemple, il fait rarement de distinction entre le parti socialiste qui, de fait, gouverne à droite et critique à gauche quand il est dans l’opposition, et les partis vraiment de gauche, comme le Parti de gauche et d’autres.
À ce sujet, il accuse la gauche (et le capitalisme) de vouloir rompre les seuls liens qui comptent, les liens qui unissent, «par l’unique et aberrant projet d’en finir avec le lien social lui-même», notamment par son acceptation et même sa glorification de la concurrence de tous avec tous. Or, ce discours est le même que celui que tient (bien mieux et de façon bien plus éloquente!) Jacques Généreux, secrétaire national à l’économie du Parti de gauche, notamment dans ses livres La dissociété et Nous on peut.
Je ne connais pas assez les personnes mentionnées dans son livre pour me prononcer sur chacun des arguments et faits qu’il présente, mais, si je me fie à cet exemple, je ne peux que douter que toutes ses accusations soient pertinentes et surtout généralisables. De même, sa nostalgie des origines de la gauche et même des traditions féodales me semble bien partiale, ne retenant de ces époques que ce qui convient à son discours, laissant de côté d’autres éléments moins glorieux (merci à Jean-François Marçal pour cette remarque que j’espère ne pas avoir mal interprétée…).
Il reste qu’au moins deux des propositions de ce livre méritent selon moi réflexion. La première est qu’il est sain de se poser la question à savoir si la gauche ne s’aliène pas l’appui du monde prolétarien et populaire de droite ou abstentionniste. Il existe en effet des points de revendications similaires, tels la critique du secteur financier et des puissants, sur lesquels des alliances pourraient peut-être se bâtir. Cela dit, je me souviens des débats au cours d’un congrès de QS portant sur la façon de considérer les artisans, exploitants agricoles familiaux et autres petits entrepreneurs, et que, loin de les rejeter, les déléguéEs ont contraire mentionné leur apport important au modèle économique que le parti veut favoriser. Est-ce la même chose en France? Je l’ignore, mais je doute que les discours, parfois populistes, de Jean-Luc Mélenchon, coprésident du Parti de gauche, ne s’adressent pas en de nombreuses occasions directement à eux sans avoir besoin de cacher son alignement à gauche.
La deuxième proposition que je veux discuter porte sur la thèse centrale du livre, celle de l’abandon du clivage gauche-droite. Je dois avouer que je suis sorti de ce livre déçu sous cet aspect, car, si j’ai bien compris, l’auteur ne cherche pas à éliminer vraiment ce clivage, mais critique plutôt les tergiversations de la gauche qui rend son étiquette moins vendeuse auprès de ce qu’il appelle le «petit peuple». Il souligne d’ailleurs, avec une certaine pertinence cette fois, que les mouvements récents de revendication ont adopté des étiquettes neutres en termes de droite-gauche, comme les Indignés et le mouvement Occupons. Je pourrais ajouter le nom de Québec solidaire à cette liste, mais ce parti ne cache nullement sont alignement à gauche dans sa déclaration de principe…
Bref, je demeure déçu de l’absence de réponse claire fournie par ce livre sur le sujet ce qui m’a porté à le lire… Cela dit, je sais au moins maintenant un peu qui est Jean-Claude Michéa!
excellent résumé, mais j’ai une opinion un tout petit peu moins glorieuse sur ce genre d’auteur… J’y reviendrai sûrement
J’aimeJ’aime
Moins glorieuse? Moi qui trouvais que j’avais été dur!
J’aimeJ’aime