L’interculturalisme
Dans le débat sur la charte des «valeurs québécoises», des commentateurs se font un malin plaisir de confondre le multiculturalisme et l’interculturalisme. Ce contexte était idéal pour lire le dernier livre de Gérard Bouchard, justement intitulé L’interculturalisme – Un point de vue québécois.
Dès les premières pages, l’auteur décrit l’objectif de l’interculturalisme :
«comment arbitrer le rapports entre cultures d’une façon qui assure un avenir à la culture de la société hôte, dans le sens de son histoire, de ses valeurs et de ses aspirations profondes, et qui, en même temps, accommode la diversité en respectant les droits de chacun, tout particulièrement les droits des immigrants et des membres des minorités, lesquels sous ce rapport, sont ordinairement les citoyens les plus vulnérables.»
Il précise un peu plus loin que, loin de gommer les particularités de la société hôte et majoritaire comme le fait le multiculturalisme, l’interculturalisme leur donne une place importante, voire centrale : «(…) l’interculturalisme reconnaît le statut de la majorité culturelle (sa légitimité, le droit de perpétuer ses traditions, ses valeurs, son héritage) tout en l’encadrant pour réduire le risque de dérives auquel succombent souvent les majorités»
La définition
Avant de définir l’interculturalisme, l’auteur fait le tour des modèles «de prise en charge de la diversité ethnoculturelle» (diversité, homogénéité, bi- ou multipolarité, mixité et dualité) qu’on peut observer dans les pays du monde, tout en soulignant que les réalités sont souvent à cheval entre deux ou même plus de ces modèles.
Il en arrive ensuite à une courte définition de l’interculturalisme :
«L’interculturalisme, comme pluralisme intégrateur, est un modèle axé sur la recherche d’équilibres qui entend tracer la voie entre l’assimilation et la segmentation et qui, dans ce but, met l’accent sur l’intégration, les interactions et la promotion d’une culture commune dans le respect des droits et de la diversité.»
La notion d’équilibre est omniprésente dans ce livre et est donc à la base du concept d’interculturalisme. Mais, l’équilibre des uns n’est pas nécessairement l’équilibre des autres! Il adjoint ensuite à cette définition sept «éléments constitutifs» qui permettent de mieux comprendre la concrétisation de cette définition et du concept d’équilibre :
- le respect des droits permettant a) l’intégration économique et sociale; b) la lutte contre les inégalités et les rapports de domination; c) le rejet de la discrimination et du racisme; d) la participation de tous à la vie civique et politique;
- la promotion du français comme langue commune et vecteur d’intégration;
- la nation québécoise est formée a) d’une majorité francophone d’origine canadienne française et d’autres origines b) de minorités ethnoculturelles, qui peuvent assurer leur avenir en termes d’identité et d’appartenance (énoncé qui permet d’éviter le clivage Eux-Nous);
- l’accent sur l’intégration qui commande «un principe de réciprocité dans l’harmonisation des différences culturelles»;
- la promotion des échanges interculturels comme moyens d’intégration et de lutte contre les stéréotypes;
- le développement d’une culture commune nourrie des apports de la majorité et des minorités, dans le respect de chacune;
- la promotion d’une identité, d’une appartenance et d’une culture nationale québécoise formée de la culture majoritaire, des cultures minoritaires et de la culture commune.
L’auteur ajoute que «l’interculturalisme se caractérise par une recherche d’équilibres dans l’arbitrage de croyances, de traditions, de coutumes et d’idéaux parfois concurrents, cela dans le respect des valeurs fondamentales du Québec.» Bref, dit-il plus loin, l’objectif de l’interculturalisme «consiste à promouvoir l’expansion de la culture commune et le renforcement de la culture nationale québécoise, mais sans mettre en péril la diversité des cultures dont elles se nourrissent.»
En espérant que cela ne rend pas ce modèle incompréhensible et ne le dénature pas, j’ai bien sûr dû résumer la formulation de ces éléments, et ne peux dans un billet apporter toutes les nuances, explications et exemples de l’auteur.
Accommodements raisonnables
Il est très difficile de résumer la position de l’auteur sur les accommodements raisonnables, non pas parce qu’il est imprécis, mais plutôt, comme pour toutes les notions présentés dans ce livre, parce qu’il prend soin de bien nuancer ses propos et de répondre aux objections les plus courantes. Cette partie, avec celle sur la laïcité inclusive (il rejette l’expression «laïcité ouverte» que les adversaires de l’interculturalisme utilisent pourtant à outrance pour la dénoncer), est vraiment une des plus forte de ce livre. Il résume ainsi la fonction des accommodements qui s’appliquent en conformité avec les principes de l’interculturalisme.
«la fonction des ces accommodements – ou ajustements concertés – est de permettre à certains citoyens victimes de discrimination ou désavantagés (du fait qu’ils affichent une différence) d’exercer leurs droits fondamentaux, à moins que des contraintes de force majeure n’y fassent obstacle. En ce sens, les accommodements procèdent bel et bien d’une obligation juridique. Rappelons cependant que les demandes sont recevables seulement si :
a) elles respectent les droits d’autrui;
b) elles sont conformes à la loi;
c) elles sont en accord avec les valeurs fondamentales de la société d’accueil;
d) elles ne bouleversent pas le fonctionnement normal d’un organisme ou d’une institution;
e) elles n’entraînent pas de coûts excessifs;
f) elles vont dans le sens de l’intégration du demandeur.»
L’auteur donne de nombreux exemples d’application de ces six conditions et nous fait réaliser que la plupart des accommodements qui ont suscité la grogne de la population n’en respectaient pas au moins une. Je ne peux ici tous les reprendre, mais j’en donnerai quelques-uns pour bien faire comprendre l’impact de ces conditions.
- l’interdiction de décoration de Noël dans certains édifices fédéraux : en fait, cette interdiction ne faisait suite à aucune demande (elle n’avait même, selon certaines sources, aucun rapport avec un accommodement, mais se voulait plutôt une mesure de sécurité…) et les symboles retirés «se sont sécularisés» depuis longtemps, c’est-à-dire qu’ils sont passés «du domaine du sacré au domaine du profane». Le changement de nom d’arbre de Noël à arbre de vie par la ville de Montréal il y a une dizaine d’années (elle ne le fait plus) relève de la même confusion;
- l’acceptation par la direction du YMCA du Parc d’installer des vitres givrées pour que de jeunes juifs orthodoxes ne puissent pas voir des femmes à l’entraînement ne respecte pas de nombreuses des conditions émises par Bouchard (notamment le respect d’autrui, l’accord avec les valeurs fondamentales et la facilitation de l’intégration);
- la décision par la Société de l’assurance-automobile du Québec que des personnes puissent choisir le sexe de leur évaluateur pour passer leur permis de conduire (ce qui contrevient notamment au droit d’autrui et à l’accord avec les valeurs fondamentales).
Il faut aussi noter que ce type d’accommodement n’est plus accepté depuis bien longtemps. Mais, ces exemples demeurent parmi ceux les plus cités par les opposants aux accommodements pour les dénoncer. Bref, ils prennent comme exemples des accommodements déraisonnables pour dénoncer les accommodements raisonnables!
Interculturalisme et multiculturalisme
Dès son adoption en 1971, le Québec s’est opposé au multiculturalisme, même le fédéraliste Robert Bourassa, premier ministre du Québec à l’époque, car il «faisait des Francophones québécois un simple groupe ethnique parmi plusieurs autres à l’échelle canadienne» et affaiblissait la position du Québec. L’auteur explique que la langue des Canadiens étant moins menacée que celle des Québécois francophones par le multiculturalisme, ils étaient plus en mesure d’accepter ce modèle. Il souligne aussi le fait que la «majorité» des autres Canadiens est beaucoup moins homogène : alors que de 70 % à 80 % des «Québécois ayant le français comme langue maternelle avaient au moins un ascendant parmi les quelque 10 000 colons français établis en Nouvelle-France (avant 1760)», seulement 20 % à 25 % des membres de la culture majoritaire du Canada anglophone seraient des descendants d’origine britannique.
Il mentionne par la suite cinq éléments cruciaux de différence entre l’interculturalisme et le multiculturalisme, et 11 raisons de les différencier. Devant l’ampleur de la tâche, je ne mentionnerai ici que les cinq éléments de différence.
- Le multiculturalisme considère qu’une nation est un ensemble d’individus et de groupes; il ne reconnaît donc pas l’existence d’une culture nationale;
- l’ouverture à la diversité y est beaucoup plus grande et peut compromettre l’intégration et favoriser la fragmentation (chaque groupe ayant peu ou pas de liens avec les autres);
- l’application du pluralisme donne dans le relativisme (chaque valeur est aussi bonne qu’une autre), au détriment des valeurs fondamentales, universelles;
- la promotion des minorités qu’on y fait rend captifs ceux parmi ses membres qui désireraient s’en distancier;
- on y trouve aucun objectif de développement d’une culture commune, source de cohésion et de solidarité.
Face aux grandes différences entre l’interculturalisme et le multiculturalisme, on ne peut que déplorer l’amalgame que font trop d’opposants à l’interculturalisme. Qu’il soient contre les deux, pas de problème, mais en utilisant les arguments allant à l’encontre du multiculturalisme pour combattre l’interculturalisme, ils perdent quant à moi toute crédibilité. Bouchard n’en pense pas moins…
«Derrière cette association gratuite de l’interculturalisme au multiculturalisme, on soupçonne parfois un procédé rhétorique commode qui étend au premier l’impopularité du second et qui, en définitive, recèle des sympathies assimilationnistes qui n’osent pas toujours s’avouer».
Bien lancé!
En plus, le multiculturalisme à la Trudeau, auquel bien des commentateurs associent même l’interculturalisme, n’existe plus comme tel, même au Canada anglais. Bouchard explique en effet que même ses plus grands partisans ont pris leur distance, reconnaissant, même si moins qu’au Québec, l’importance pour une société d’avoir une culture commune.
Autres chapitres
Bouchard consacre un chapitre complet à répondre aux détracteurs et aux critiques de l’interculturalisme. Il réagit ainsi à 17 critiques différentes… Ce chapitre est probablement celui qui permet de mieux comprendre les spécificités de l’interculturalisme et ses applications concrètes.
Le chapitre sur la laïcité inclusive est sûrement le plus intéressant à lire par les temps qui courent. Il est toutefois tellement riche et tellement nuancé que je n’ose pas l’aborder, car je ne pourrais qu’effleurer la présentation claire et bien appuyée de l’auteur. Disons simplement que les principes qu’il présente correspondent tout à fait au projet de loi que Québec solidaire a déposé le 9 octobre dernier en vue de l’adoption d’une Charte de la laïcité de l’État québécois.
Quant à la conclusion, elle clôt très bien ce bouquin en revenant sur les éléments essentiels de sa présentation.
Et alors…
J’ai abordé ce livre un peu à reculons. J’ai déjà mentionné mes difficultés avec les livres qui abordent la philosophie et encore plus la sociologie. Sans être facile à lire, ce livre écrit par un sociologue réputé demeure tout de même tout à fait lisible et compréhensible pour un non initié comme moi. La lecture de ce livre me semble en plus incontournable si on veut bien comprendre les tenants et aboutissants du débat actuel sur les «valeurs québécoises», même si on ne doit pas se faire aveugler par la mauvaise foi de ce gouvernement qui a mis ce sujet sur la place publique avec des objectifs purement électoralistes.
Par contre, je ne crois absolument pas que la lecture de ce livre pourrait convaincre un partisan de la charte de changer d’avis. Comme l’a montré récemment le journal Le Navet, «une étude révèle qu’aucun citoyen du Québec n’a changé d’idée à propos de la Charte des valeurs québécoises depuis «au moins un mois et demi» et que toute publication d’une énième lettre ouverte ou chronique ne fait «que perpétuer un débat sans issue», selon un sociologue.» Et ce n’est pas la lecture de ce livre qui y changera quelque chose! Blague à part, les gens à l’esprit ouvert (oui, il en reste) y verront des concepts importants qui leur permettront de mieux comprendre les enjeux sur le sujet et de mieux justifier leur position, qu’elle soit en faveur ou en défaveur de cette charte. Et qui sait, un ou deux pourraient changer de camp!
Lorsque Gérard Bouchard étudiait à Paris, il se trouva fort dépourvu lorsque la bise fut venue. Il a voulu s’acheter une calotte. La dame qui tenait la boutique lui demanda : « Monsieur veut entrer dans les ordres? » Je pense que c’est là qu’il a appris à se méfier du modèle français de laïcité!
« j’ai bien sûr dû résumer la formulation de ces éléments, et ne peut dans un billet apporter toutes les nuances ». Il aurait fallu lire : « et je ne peux ». Je ne suis pas français, mais j’ai lu Grevisse. De ce pas, je lance la correction.
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Merci, c’est corrigé!
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