Surqualifiés?
Il y a environ six mois, j’ai écrit un billet qui présentait (et critiquait…) une étude du CIRANO portant sur la surqualification. Je montrais entre autres que les critères utilisés par les auteurs menaient à des conclusions erronées (notamment que 100 % des caissières sont surqualifiées) et encourageaient les explications ésotériques d’un phénomène qui n’existe pas vraiment.
Je vais dans ce billet commenter une autre étude sur le même sujet, mais cette fois menée par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ), La surqualification au sein des grands groupes professionnels au Québec, étude parue il y a moins de deux semaines. Venant d’un organisme connaissant davantage ce type de données, mes attentes étaient plus grandes. Elles ne furent pas totalement déçues!
L’étude
L’étude repose, comme la précédente, sur une comparaison entre les niveaux d’études des personnes en emploi (on les a tous considérés, cette fois) et les niveaux de compétence de la Classification nationale des professions de 2006 (CNP2006) associés aux professions des emplois qu’ils occupent.
- niveau de compétence A : correspond généralement à un diplôme universitaire (baccalauréat et plus)
- niveau de compétence B : correspond généralement à des études postsecondaires (collégial, technique ou professionnelle) ou à un programme d’apprentissage
- niveau de compétence C : correspond généralement à un diplôme d’études secondaires (DES)
- niveau de compétence D : correspond généralement à moins qu’un DES.
Voici le résultat global et les données selon le sexe, tiré de la page numérotée 10 de l’étude :
– vue d’ensemble
L’étude se contente ensuite d’une analyse descriptive des résultats (genre le pourcentage de surqualification est le plus élevé dans le domaine des ventes et services avec 51,3 % et le moins élevé dans celui des sciences sociales, enseignement, administration publique et religion avec 7,0 %). Malheureusement, l’étude ne va pas plus loin. Elle n’explique pas pourquoi ces taux varient tant. Pourtant, le facteur qui explique le plus ces résultats est relativement simple.
Si on regarde la structure des niveaux de compétence de ces domaines, on s’apercevra que les professions des domaines qui présentent les taux les moins élevés, soit les sciences sociales, enseignement, administration publique et religion, les sciences naturelles et appliquées, et les arts, culture, sports et loisirs, se retrouvent seulement dans les deux niveaux de compétences les plus élevés, soit les niveaux A et B. Or, comme par définition, personne ne peut être surqualifié dans un emploi faisant partie du niveau de compétence A, qui exige un diplôme universitaire (on ne considère pas dans la méthodologie les maîtrises et les doctorats), seules les personnes qui sont titulaires d’un diplôme universitaire dans un emploi d’une profession du niveau de compétence B seront considérés surqualifiées.
En fait, la différence des taux de surqualification dans ces trois domaines dépend presque uniquement de l’importance relative du nombre d’emplois dans le niveau de compétence B par rapport au total des emplois dans ces domaines. Ainsi, le domaine qui a le taux le plus bas de surqualification (sciences sociales… 7,0 %) ne comptait que 26 % de ses emplois dans le niveau de compétence B en 2012, selon les données de l’Enquête sur la population active (EPA) de Statistique Canada, les mêmes que celles utilisées par les auteurs de l’étude, le deuxième (sciences naturelles… 9.3 %) en comptait 45 % et le troisième (arts… 13,2 %) 56 %. En fait, cela veut dire que le taux de surqualification des personnes qui pouvaient être surqualifiées, soit celles qui occupaient un emploi de niveau de compétence B, était très semblable dans les trois cas, soit entre 21% (sciences naturelles…) et 27 % (sciences sociales…), en passant par 24 % (arts…). On peut donc conclure que le domaine qui avait le taux de surqualification le plus bas (sciences sociales… 7,0 %) de ces trois domaines avait en fait le taux le plus élevé (27 %) des personnes qui pouvaient potentiellement l’être (celles, je le répète, dont la profession était dans le niveau de compétence B)!
Pour les autres domaines, la structure des niveaux de compétence joue aussi un rôle prépondérant dans les résultats, mais d’autres facteurs les influencent aussi. Dans les domaines des ventes et services, des métiers, des professions du secteur primaire et de la transformation (les quatre dernières du tableau), il n’y a aucune profession de niveau A (universitaire). En conséquence, tous les emplois de ces domaines peuvent potentiellement être surqualifiés. En plus, ces quatre domaines sont les seuls où on trouve des professions du niveau D, pour lesquelles le fait d’être titulaire d’un simple diplôme d’études secondaires (DES) suffit pour être considéré surqualifié! On ne sera alors pas étonné de constater que les deux domaines qui présentent les taux de surqualification les plus élevés (ventes et services, 51,3 % et transformation 43,5 %) se retrouvent parmi ces quatre domaines de compétence. En fait, ces deux domaines regroupent plus de la moitié des personnes en emploi jugées surqualifiées par cette méthodologie (570 000 sur le total d’un peu plus de 1,1 million).
Les deux autres domaines où il n’y a aucune profession de niveau A et où on trouve des professions du niveau D, métiers et professions du secteur primaire, présentent des taux moyens de surqualification inférieurs à la moyenne (21,1 % et 23,1 %). Dans les deux cas, ces taux relativement bas s’expliquent par le fait que ces deux domaines sont ceux où on retrouve proportionnellement le plus de travailleurs qui ne possèdent pas de diplôme et le moins qui sont titulaires d’un diplôme d’études postsecondaires (DEP, DEC et universitaire), selon les données du recensement de 2006.
Les deux autres domaines, la santé et les affaires, contiennent des professions de niveaux de compétences A, B et C, mais pas de professions de niveau D. Le taux de surqualification est nettement plus élevé dans le domaine des affaires (39,3 %, le troisième plus élevé) que dans celui de la santé (23,2 %). Cela s’explique encore une fois par la proportion des emplois qu’on retrouve dans les différents niveaux de compétence de ces domaines. Ainsi, la proportion des emplois dans le niveau de compétence le plus susceptible de trouver des employés surqualifiés, soit le niveau C, était en 2012 beaucoup plus élevée dans le domaine des affaires (47 %) que dans celui de la santé (29 %). À l’inverse, on trouvait beaucoup moins d’emplois dans lesquels il est impossible d’être surqualifié (le niveau A) dans les affaires (18,2 %) que dans la santé (46,8 %).
– selon le sexe
Le tableau 1 nous montre aussi que le taux de surqualification est nettement plus élevé chez les femmes que chez les hommes (33,1 % par rapport à 28,4 %). Ce résultat s’explique surtout par leur niveau de scolarité plus élevé (par exemple, 28,1 % des travailleuses avaient un diplôme universitaire en 2012 par rapport à 22,8 % des travailleurs, toujours selon les données de l’EPA) et, dans une moindre mesure, par leur présence plus importante dans quelques types de professions où on trouve davantage de personnel surqualifié, par exemple dans le personnel de bureau pour lequel la CNP mentionne qu’un DES est suffisant pour occuper ces emplois alors que le DEP et même un DEC technique est souvent requis.
– selon le statut d’immigration
Le tableau 2, tiré de la page numérotée 11 de l’étude, nous montre que le taux de surqualification des travailleurs immigrants (41,6 %) est beaucoup plus élevé que celui des travailleurs nés au Canada (28,9 %). Cette situation s’observe pour tous les immigrants, mais davantage pour ceux qui sont au pays depuis moins de 5 ans (52,4 %) que pour ceux qui y sont depuis plus de 10 ans (37.7 %).
C’est un des aspects de cette étude que j’ai trouvé le plus intéressant. Disons qu’on s’en doutait, car on sait que les immigrants, surtout récents, sont beaucoup plus scolarisés que les natifs et que leurs diplômes et expériences de travail ne sont pas toujours reconnus au Québec, mais il est toujours bon de pouvoir quantifier correctement ce genre de phénomène. On s’aperçoit aussi que leur taux de surqualification est plus élevé que celui des natifs dans tous les domaines de compétences pour lesquels l’étude fournit des données. Notons toutefois que les secteurs des sciences naturelles et des sciences sociales ressortent du lot, avec un taux de surqualification trois fois plus élevé dans le premier cas (20,1 % par rapport à 6,8 %) et près de quatre fois plus élevé dans le deuxième (19,7 % par rapport 5,1 %), possiblement en raison de la forte présence d’immigrantes dans des postes d’éducatrices de la petite enfance (hypothèse à confirmer, car les données ne permettent pas autant de précision). J’ai à l’inverse été un peu surpris que la différence dans les taux de surqualification des natifs et des immigrants ne soit pas plus élevée dans le secteur de la santé (30,0 % par rapport à 22.2 %). J’ai en effet tellement entendu parler de cas où des infirmières immigrantes et autres professionnels de la santé doivent se contenter de postes techniques dans ce secteur, voire de postes de préposés aux bénéficiaires, que j’imaginais que la différence de surqualification aurait été beaucoup plus grande. Cela montre, encore une fois, l’importance de vérifier des impressions avec des données fiables…
Et alors…
En fait, ce qui m’intéresse le plus dans ce genre d’étude, ce n’est pas de connaître le taux de surqualification comme tel, mais d’examiner les tendances. En effet, en raison de la méthode retenue et de manque d’adaptation des niveaux de compétences de la CNP (j’ai donné de nombreux exemples dans mon précédent billet sur ce sujet, dont les camionneurs, le personnel de bureau, les sages-femmes, les préposés aux bénéficiaires et les conseillers en emploi), les données surestiment nettement ce qu’on entend habituellement par surqualification. En plus, on ne pourra jamais être certain de savoir à quel point les exigences des employeurs ont augmenté en raison de la complexification des fonctions exercées dans les professions ou en raison de la plus grande disponibilité de main-d’œuvre plus fortement scolarisée.
Par contre, je trouve intéressante la comparaison avec les immigrants, car elle quantifie et qualifie (en montrant dans quels domaines les écarts sont les plus grands entre eux et les natifs) un phénomène dont on entend parler fréquemment, mais plus souvent qu’autrement à l’aide d’anecdotes qui ne peuvent montrer l’ampleur de ce phénomène.
Bref, cette étude ne m’a pas complètement déçu, mais j’ai trouvé que les tendances présentées n’étaient pas suffisamment analysées et expliquées.
L’explication par « les sciences molles… » débutera dans 5, 4, 3, 2, 1.
Erreur! Nous ne sommes pas sur le site du Journal de Montréal.
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Je suis particulièrement fier de ce billet, parce que toute l’analyse vient de moi-même, pas de l’étude, mais ça ne le rend pas meilleur!
Quant aux sciences molles, j’en ai parlé dans le précédent billet et il ne semble pas qu’ils soient plus mal pris à moyen terme!
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Le plus fâchant, c’est que s’il y avait une volonté politique, une équipe pourrait analyser systématiquement ces données de l’ISQ pour avoir une idée juste de la situation. Il serait alors possible d’appliquer des politiques ciblées là où le bât blesse, quitte à corriger si on réalise qu’il y a des effets pervers en chemin. Toi, tu analyses les données publiées (est-ce qu’elles sont toujours ventilées avec toutes les annexes?) parce que tu trouves ça libidineux, voire ludique [1]. Tes analyses, comme celles de l’IRIS peuvent avoir un effet à long terme.
Fort heureusement, les prolétaires exploités par les coopérants de Green Bay, ont réussi un touché rare dans les annales pour accéder aux matchs éliminatoires. Avis à ceux qui pensent que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, il y a toujours une justice immanente.
[1] Je ne sais pas pourquoi les films « Post-coïtum, animal triste et « Ce plaisir qu’on dit charnel », me reviennent à la mémoire. « Le mythe de l’orgasme masculin » n’était pas mauvais, mais je risquerais de passer pour un nationaleux qui n’accepte pas la culture anglo-montréalaise si j’exprimais des réserves.
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«est-ce qu’elles sont toujours ventilées avec toutes les annexes?»
Je ne comprends pas.
«il y a toujours une justice immanente.»
Je ne crois pas que je vais toffer la dernière partie jusqu’au bout…
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Erreur! La vie ne vaut pas la peine d’être vécue. J’ai oublié le punch que j’avais en tête depuis hier soir. C’était : « j’ose croire que tu ne fais pas ça parce que quelqu’un t’a dit que tu irais en enfer, si tu ne le faisais pas! ».
« Les données ventilées ». Je voulais dire par là qu’une enquête peut avoir des sous-rubriques. Sur le site d’une commission scolaire, le poste budgétaire « transport scolaire » peut être regroupé avec loisirs. C’est compréhensible, puisqu’il y a transport en autobus scolaire lors des tournois sportifs. Il peut l’être avec « activités artistiques », puisque les visites aux musées, etc. Dans le budget intégral comme tel, les contrats avec le transporteur scolaire sont précisées. Il y a la loi d’accès à l’information, mais il peut y avoir des frais. Je te demandais si en général, en téléchargeant le rapport d’une enquête, nous avons accès à ces sous-rubriques.
J’ai assisté à des conférences-midi de l’Observatoire montréalais des inégalités sociales et de la santé (OMISS). Dans le cadre du projet de loi 112 pour contrer la pauvreté sociale et de santé, le gouvernement péquiste avait commandé des études. Des chercheurs de ces études nous parlaient de ces sujets, mais ils avaient signé qu’ils n’avaient pas le droit de publier leur rapport pendant un an. Dans l’assistance, quelqu’un trouvait ça anormal. Dr Marie-France Raynault lui a répondu qu’il avait le droit, comme citoyen, d’écrire pour que ces études soient publiées. Il a fait la demande et m’a transféré la réponse de patinage haute voltige. C’était insultant. Les contribuables paient pour ces études, mais le gouvernement peut les cacher.
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« Les données ventilées »
Je ne suis toujours pas certain de quoi tu parles. Les données de l’études sont publiées uniquement par domaine de compétence (comme le titre de l’étude l’indique, par grand groupe de compétence). Ils ne fournissent pas les données par groupe de base ou profession. Est-ce ce que tu veux dire?
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Ma formulation était très floue.
Lorsqu’un organisme comme l’ISQ présente un rapport, il y a un résumé et des tableaux détaillés. Je te demande seulement si, selon ton expérience, lorsqu’on visite les sites de tels organismes, ces tableaux détaillés sont présentés ou s’il faut une permission spéciale en tant que chercheur universitaire pour y avoir accès, si parfois il y a des frais.
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Les données de cette étude appartiennent à Statistique Canada. Même quand on les achète, on ne peut pas les fournir à quelqu’un d’autre.
À ma connaissance (et je viens de vérifier…), les fichiers publics ne comprennent pas de données croisées entre la scolarité et les professions, même pas à ce niveau (domaine de compétences). D’ailleurs, l’étude ne mentionne pas de numéro de fichier dans les sources (on peut même lire «totalisation spéciale»).
L’étude du CIRANO utilisait des données plus désagrégées, mais provenant des recensements. Il y avait quelques données de l’Enquête sur la population active, mais avec le même niveau de désagrégation que dans l’étude de l’ISQ (domaines de compétences).
Bref, non, il n’y a pas de données plus ventilées. Et, à moins d’ententes spéciales, oui, il y a des frais.
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Drôle de conception de la démocratie, à mon humble avis! Le débat sur la gestion de la société devrait se faire avec toute l’information disponible.
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Avec toutes les compressions que Statcan a connus, je comprends un peu…
Cela dit, je suis d’accord avec toi. La publication gratuite des fichiers cansim (dont j’avais parlé brièvement dans un billet https://jeanneemard.wordpress.com/2012/02/03/jeanne-express-on-respire-deja-un-peu-mieux/ ) est tout de même un pas dans la bonne direction.
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