Le Capital au XXIe siècle
Après trois billets sur le contenu du livre de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, il est grand temps que je parle du livre comme tel. Ce livre est tout simplement un monument, la bible de l’analyse des inégalités de revenu et de capital! Non seulement ce livre et ses ajouts sur Internet constituent-ils une somme vertigineuse de données sur ces questions, mais ses analyses pleines de nuances nous permettent de leur accorder l’importance et la place qu’elles ont.
Contenu
«J’ai tenté dans cet ouvrage de présenter l’état actuel de nos connaissances historiques sur la dynamique de la répartition des revenus et des patrimoines depuis le XVIIIème siècle, et d’examiner quelles leçons il est possible d’en tirer pour le siècle qui s’ouvre.
Redisons-le : les sources rassemblées dans le cadre de ce livre sont plus étendues que celles des auteurs précédents, mais elles sont imparfaites et incomplètes. Toutes les conclusions auxquelles je suis parvenu sont par nature fragiles et méritent d’être remises en question et en débat. La recherche en sciences sociales n’a pas vocation de produire des certitudes mathématiques toutes faites et à se substituer au débat public, démocratique et contradictoire.»
Ainsi l’auteur présente-t-il son livre dans sa conclusion. Vrai que les sciences sociales ne peuvent se substituer au débat public, mais vrai aussi que de tels ouvrages peuvent drôlement l’éclairer et lui permettre de se dérouler sur des bases solides!
Les trois billets que j’ai écrits sur certaines parties de ce livre (l’évolution du capital privé et public, les inégalités des revenus de travail et le mode de financement des régimes de retraite) ne couvrent qu’une infime partie de son contenu. Ce livre aborde bien d’autres sujets, notamment :
- revue des théories économiques sur les inégalités;
- évolution et partage des revenus de capital et des revenus du travail;
- évolution et rôle de la croissance économique;
- différentes formes de capital et leur évolution;
- inégalités et concentration des richesses;
- poids des héritages dans le patrimoine total (cette section m’a renversé…);
- rôle de l’État social;
- impôts sur le revenu et impôts sur le capital;
- dette publique.
Forces et faiblesses
La plus grande force de ce livre, mis à part son exhaustivité dans l’analyse des différentes facettes des inégalités de capital et de revenus, demeure pour moi l’importance que Piketty accorde à la validité et au sens des données qu’il glane de sources très diverses. Pour les revenus, il se base surtout sur les données de sources fiscales (déclarations de revenu) et sur les comptes nationaux, mais a dû tenir compte des changements apportées au traitement fiscal dans le temps et entre les pays. Par exemple, les gains en capital ne sont pas toujours comptabilisés de la même façon, ce qui l’a amené à présenter les comparaisons de revenus entre les pays en les enlevant. Pour le patrimoine (ou le capital), les sources sont encore plus variées et pas toujours existantes dans tous les pays et à toutes les époques. Il a principalement utilisé des rapports de successions, des actes de propriété, des données sur l’impôt foncier et des données bancaires (en arrivant à des trous importants en raison des sommes énormes placées dans les paradis fiscaux; comme il le dit, une partie importante du capital semble appartenir à des extraterrestres, car les dettes mondiales sont plus élevées que les prêts!).
Par contre, j’ai un peu été agacé par son attachement aux échanges marchands. Même s’il mentionne l’importance de la production non comptabilisée (travail domestique, économie informelle, travail clandestin, etc.), il ne semble pas en tirer les conclusions qui s’imposent. Ainsi, une partie (inconnue) de la croissance de la Chine vient du passage de la production non comptabilisée (par exemple par des paysans qui consomment une partie de leur production) à de la production comptabilisée (en usine, par exemple). De même, une partie importante de la croissance au XXème siècle vient de l’entrée massive sur le marché du travail des femmes. Si leur présence ajoute de fait à la production totale, elle a entraîné la marchandisation (ou la comptabilisation) de bien des activités qui ne l’étaient pas (ou l’étaient moins) auparavant. Je pense en particulier au ménage, à l’augmentation des repas pris au restaurant (ainsi qu’à l’achat de mets pré-préparés), aux soins des enfants et même des personnes âgées. Bien sûr, elles accomplissent encore plus que les hommes une partie de ces tâches, mais une autre partie est maintenant réalisée par d’autres personnes (comme en garderie) et est maintenant comptabilisée.
Tout cela a un impact sur la façon de comptabiliser la production. Sans ce transfert d’activités non comptabilisées à des activités comptabilisées, les taux de croissance qu’il analyse serait sûrement passablement différents. Je ne dis pas que cela changerait fondamentalement ses conclusions (d’ailleurs, l’ampleur des conséquences de ce transfert est impossible à estimer), mais j’aurais aimé qu’il en parle davantage, lui qui se soucie autant de la validité des sources qu’il utilise.
Cet attachement aux données officielles m’a aussi indisposé dans la section où il parle des conséquences du réchauffement climatique. Il discute essentiellement du coût que représentera le réchauffement climatique en points de pourcentage du PIB mondial par rapport au coût (toujours en points de pourcentage du PIB) pour l’éviter. Disons que les conséquences du réchauffement climatique sur l’habitabilité de la Terre (et sur les vies humaines et même animales) m’inquiètent davantage que ses effets sur le PIB!
Mais, bon, cela n’enlève rien au travail gigantesque accompli par l’auteur pour nous fournir tout le matériel que contiennent son livre et son site Internet.
Conclusion de l’auteur
Se basant sur les constats de son enquête exhaustive, l’auteur considère que le capitalisme est animé de deux tendances opposées en matière de partage des revenus et des richesses. D’un côté, la diffusion des connaissances et des qualifications entraîne une convergence des revenus et des richesses à la fois entre les pays et entre les habitants d’un même pays. De l’autre, le capitalisme contient aussi des forces de divergence qui menacent «nos sociétés démocratiques et les valeurs de justice sociales sur lesquelles elles se fondent». La plus importante de ces forces est la tendance à ce que le taux de rendement du capital soit plus élevé que le taux de croissance des autres revenus et de la production. Cette tendance fait en sorte que les rentiers accaparent une partie croissante des revenus et les travailleurs de moins en moins.
La solution à cette tendance n’est pas simple. En fait, ce sont les guerres du XXème siècle qui ont réduit les inégalités des patrimoines et des revenus des rentiers, qui atteignaient des sommets historiques au début de ce siècle, en partie en raison de la destruction de ces patrimoines, mais surtout en raison des mesures fiscales spéciales adoptées pour réduire la dette publique qui avait explosée en raison des dépenses de guerre (mesures formées principalement d’un taux marginal d’imposition maximal très élevé et d’impôts temporaires sur les patrimoines).
Piketty, ne souhaitant tout de même d’autres guerres, prône plutôt l’adoption d’un impôt progressif mondial sur le capital (ou les patrimoines) qui permettrait de réduire l’écart entre le rendement du capital et la croissance de la production, tout en taxant plus fortement les gros patrimoines que les petits, de façon à continuer à inciter l’entreprenariat tout en diminuant la ponction prise par les rentiers non productifs. Cette solution exige bien sûr un haut niveau de coopération entre les États et la fin (ou, à tout le moins, une très forte atténuation) de la concurrence fiscale qui nuit à tous les pays (comme je le disais dans ce billet…).
L’auteur termine son livre en soulignant que, pour lui, l’économie est une sous-discipline des sciences sociales, «aux côtés de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, des sciences sociales et de tant d’autres». Comme moi, il n’aime pas l’expression «sciences économiques» et lui préfère l’appellation «économie politique», qui correspond davantage à l’objet de cette science. Elle est là pour éclairer les débats, pas pour imposer des solutions supposément scientifiques, qui sont toujours au bout du compte empreintes des valeurs et de l’idéologie des différentes écoles auxquelles les économistes appartiennent.
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Pour moi, la question ne s’est même pas posée, même si je savais que la lecture de cette brique de 976 pages serait exigeante. D’une part, Piketty est pour moi une des sommités mondiales en matière d’analyse des inégalités (avec Atkinson et Saez). D’autre part, la lutte contre les inégalités est le premier objectif de mon engagement en politique et un des champs de l’analyse économique qui m’intéresse le plus. Il est donc fondamental pour moi de bien comprendre la bête à laquelle je veux m’attaquer et de la connaître sous toutes ses coutures. Et ce livre est le livre à lire pour s’approcher de cet objectif.
Est-ce que je conseille sa lecture à tous? Non, bien sûr. D’autres livres comme The Spirit Level de Richard G. Wilkinson and Kate Pickett, récemment traduit en français sous le titre L’égalité, c’est mieux – Pourquoi les écarts de richesse ruinent nos sociétés, auquel j’ai aussi consacré quelques billets, permettent de se sensibiliser aux effets des inégalités de façon plus agréable. Par contre, pour les personnes qui, comme moi, veulent vraiment creuser la question, ces deux livres sont essentiels et surtout celui de Piketty!
Je m’imaginais Thomas Piketty et son livre Le capital au XXIe siècle plus vieux : le premier est né en 1971 et le deuxième en 2013. J’ai découvert là :
« Le passé dévore l’avenir » Thomas Piketty.
Est-ce que l’économie précède ou suit la démographie ?
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