Retour sur le rêve américain
Il y a maintenant plus d’un an, j’ai publié un billet sur le fait que les États-Unis sont un des pays où le rêve américain de partir de rien pour ensuite gravir les échelons sociaux se réalise le moins. J’y présentais la courbe de Gasby qui montre que la mobilité intergénérationnelle est inversement proportionnelle au niveau d’inégalité d’un pays. Ainsi, c’est dans les pays scandinaves, les moins inégalitaires, que la mobilité intergénérationnelle s’observe le plus.
Dans son livre Le capital au XXIème siècle, auquel j’ai consacré quatre billets, Thomas Piketty aborde peu cette question pour la bonne raison qu’il disait que les données derrière le calcul de la mobilité intergénérationnelle ne sont pas toutes de bonne qualité. Justement, Emmanuel Saez, avec qui Piketty a collaboré dans de nombreuses études, a entrepris avec ses collègues Raj Chetty, Nathaniel Hendren, Patrick Kline et Nicholas Turner de mieux documenter cette question. Ils ont d’ailleurs créé à cet effet un site Internet avec plein de données. Ce site contient de nombreux documents et données sur la mobilité intergénérationnelle aux États-Unis qui permettent de la quantifier et de mieux comprendre les facteurs qui la freinent ou la stimulent.
Mode de calcul
Les auteurs commencent par déterminer à quel quintile de revenu les familles des jeunes âgés de 12 à 16 ans font partie. Puis, ils regardent à quel quintile de revenu ils appartiennent à 30 ans, âge auquel les données montrent que leur situation se stabilise à cet égard. Pour obtenir plus de données, ils regardent aussi le revenu qu’ils ont à 26 ans, en normalisant les données pour simuler le quintile auquel ils appartiendront à 30 ans. Je vous passe les détails, ils sont expliqués aux pages numérotées 4 à 6 de ce document. Avec l’aide de petites cohortes de 5 000 à 10 000 observations dans les années 1970 (en raison du manque de données), puis de cohortes de plus de 3 000 000 d’observations (!) à compter de 1980, ils sont en mesure de bien suivre l’évolution de la mobilité intergénérationnelle.
Évolution
Ils observent tout d’abord, comme on peut le voir dans le graphique de gauche (les deux sont tirés du même document), que toutes leurs cohortes montrent un comportement semblable : moins les parents sont riches, moins les enfants le sont en moyenne, et avec une répartition très semblable entre les cohortes.
On peut voir en effet que ceux qui étaient dans les familles les plus pauvres quand ils étaient jeunes (les points les plus à gauche) se classent en moyenne au 35ème rang centile (les points les plus bas) et ceux qui naissent dans les familles les plus riches (les plus à droite 😉 ) se retrouvent 15 ans plus tard dans des familles ayant le 65ème rang centile (les plus élevés).
Le graphique de droite montre la proportion des jeunes qui proviennent de familles de chacun des cinq quintiles qui parviennent à faire partie du quintile le plus élevé à 26 ans. Si tous avaient des chances égales à la naissance, on retrouverait le même taux de 20 % des personnes qui atteignent le quintile le plus riche à 26 ans peu importe le quintile de revenus de leurs parents. Or, ce n’est vraiment pas le cas.
À la grande surprise des auteurs qui connaissent bien la courbe de Gatsby, malgré la hausse des inégalités aux États-Unis, ils n’ont pas trouvé de différence entre la mobilité intergénérationnelle des jeunes qui avaient 12 à 16 ans dans les années 1970 et ceux qui avaient cet âge dans les années 1980 : leur mobilité n’avait pas diminué, mais elle était toujours une des plus basses au monde!
En effet, le graphique de droite nous montre que, malgré certaines variations (surtout dans les années 1970, vu que l’échantillon était beaucoup plus petit), entre 8 % et 11 % des des jeunes qui viennent de familles appartenant au quintile le plus pauvre atteignent le quintile le plus élevé, les taux variant peu en fonction de l’année de départ (de 1971 à 1986). Les données précises sont de 8,4 % pour ceux qui avaient entre 12 et 16 ans en 1971 et de 9,0 % pour ceux qui avaient cet âge en 1986, mais ce taux a légèrement surpassé 10 % pour ceux qui avaient entre 12 et 16 ans entre 1978 et 1981. Bref, on ne peut pas vraiment voir de tendance à la hausse ni à la baisse. Cette stabilité dans la faible mobilité intergénérationnelle a fait dire à un des auteurs : «[traduction] On dirait que le rêve américain n’est pas disparu. En fait nous ne l’avons jamais eu».
Le tableau ci-contre, tiré d’un deuxième document produit par ces auteurs, montre la mobilité précise de chaque quintile de provenance (moyenne des cohortes de 1980 à 1982) vers chaque quintile d’arrivée à 30 ans (au lieu de 26 dans le graphique précédent, ce qui peut expliquer les différences dans les données). On peut voir, par exemple que plus du tiers (33,7 %) des jeunes provenant du premier quintile y seront encore une fois adultes et que moins de 20 % d’entre eux se retrouveront dans un des deux quintiles supérieurs (12,3 % + 7,5 % = 19,8 %). À l’inverse, 36,5 % des jeunes provenant du quintile supérieur (ou cinquième) y resteront et seulement 10,9 % d’entre eux se retrouveront dans le premier quintile. Je trouve aussi intéressant de constater que les jeunes provenant du quintile du milieu (3) se retrouvent répartis presque également dans les cinq quintiles une fois adultes. Ce sont bien les seuls où l’égalité des chances se révèle!
D’abord étonnés que la mobilité intergénérationnelle n’ai pas été réduite entre les jeunes ayant eu 12 à 16 ans entre 1971 et 1986 en raison de la hausse des inégalités observés à cette époque et après, les auteurs expliquent que la hausse des inégalités des 30 dernières années aux États-Unis s’est fortement concentrée chez les 1 % les plus riches (on sait par exemple que «95 % de la croissance depuis 2009 aux États-Unis ont été accaparés par les 1 % les plus riches»). Or, comme leur modèle fonctionne par quintile, chacun regroupant 20 % de la population, l’effet de l’enrichissement du 1 % le plus riche ne touche en conséquence que 5 % du quintile le plus riche. Cela expliquerait que la hausse des inégalités n’ait pas fait diminuer la mobilité davantage au cours de cette période.
Ils montrent en outre que la courbe de Gatsby s’applique tout à fait aux États-Unis : en effet, c’est dans les régions et États les plus inégalitaires que la mobilité est la moins forte. Et les variations entre les régions sont énormes! Par exemple, la page d’accueil de leur site nous montre la proportion des jeunes provenant d’une famille du premier quintile qui ont atteint le quintile supérieur une fois adulte dans les 50 plus grandes régions métropolitaines des États-Unis. On voit que cette proportion passe de seulement 4,4 % à Charlotte (Caroline du Nord) à 12,9 % à San José (Californie), une proportion trois fois plus élevée. Cette page nous montre les résultats pour les 741 unités géographiques étudiées. Là, la proportion passe de 2,2 % à 35,7 %!
Facteurs explicatifs
La grande taille des échantillons annuels à partir de 1980 (entre trois et quatre millions d’observations par année) a non seulement permis aux auteurs de différencier la mobilité intergénérationnelle dans toutes les régions, mais aussi de croiser les résultats avec une dizaines de facteurs qui pouvaient expliquer les écarts selon les régions. Je vais ici présenter les cinq facteurs qui se sont révélés les plus pertinents.
– la ségrégation : les auteurs ont observé que c’est dans les villes où la concentration d’Afro-Américains est la plus forte que la mobilité intergénérationnelle est la plus faible. En plus, cette mobilité réduite touche aussi les membres des autres communautés qui vivent dans ces villes (blanches, hispanophones, etc.). Les auteurs en concluent que la ségrégation est collective (elle s’applique à tous les membres d’une communauté, pas seulement sur une base individuelle). Ils observent aussi qu’il y a moins de mobilité ascendante dans les villes où l’étalement urbain est le plus élevé, donc où les trajets vers le travail et l’école sont les plus longs et les plus coûteux. Cela représente pour eux une autre forme de ségrégation.
– les inégalités : comme mentionné auparavant, le niveau d’inégalité, tel que calculé avec le coefficient de Gini, est fortement corrélé avec de faibles niveaux de mobilité intergénérationnelle, conformément à la courbe de Gatsby. Par contre, ils ne trouvent pas de corrélation forte entre le niveau de présence des membres du 1 % les plus riches et la mobilité. Cela appuie leur raisonnement qui explique que la hausse des inégalités ayant été fortement concentrée chez les seuls 1 %, elle n’a pas pu avoir beaucoup d’impact sur la mobilité.
– qualité des écoles (et des élèves) : «Les zones avec des résultats les plus élevés aux examens (en tenant compte des niveaux de revenu), les taux de décrochage les plus faibles et les plus petites classes ont des taux plus élevés de mobilité ascendante. En outre, les zones où les taux d’imposition locaux sont les plus élevés, qui sont principalement utilisés pour financer les écoles publiques, ont des taux plus élevés de mobilité». Je ne peux pas mieux résumer!
– les indices de capital social de Putnam : la solidité des réseaux sociaux et la participation à la vie communautaire sont aussi très fortement corrélés à la mobilité. Cela s’observe aussi bien aux unités géographiques où la proportion de la population qui participe à des activités religieuses est élevée (eh oui!) qu’à celles où la population est plus active dans les groupes communautaires.
– la structure familiale : les unités où la proportion de familles monoparentales est la plus élevée ont des niveaux de mobilité plus basses. Étrangement, dans les unités géographiques où il y a le plus de familles monoparentales, même les jeunes qui ont deux parents ont des niveaux de mobilité moins élevés. Il est donc possible qu’un ou plusieurs autres facteurs entrent en jeu dans ces unités.
D’ailleurs, les auteurs insistent ensuite, avec raison, comme on l’a vu dans le dernier cas, pour préciser que ces cinq facteurs ne ressortent que par des corrélations élevées, ce qui ne signifie pas nécessairement que ces corrélations soient causales. Une corrélation peut être forte en raison d’autres facteurs, évalués ou non. Ils précisent ensuite ne pas avoir trouvé de corrélation significative avec les taux d’immigrants, les indicateurs du marché du travail et l’accès à l’éducation supérieure. Étonnant, mais c’est pour moi aussi instructif de connaître les facteurs qui n’influencent pas un phénomène que de connaître ceux qui l’influencent! Ils concluent ainsi :
«Il ressort clairement de cette étude que les possibilités d’échapper à la pauvreté varient considérablement aux États-Unis. Il est donc important de bien comprendre les facteurs qui expliquent que certaines régions ont des taux de mobilité plus élevés que d’autres et de trouver les moyens à prendre pour améliorer la mobilité dans les zones qui ont actuellement des taux inférieurs. Cette question importante demandera de nouvelles recherches que nous et d’autres spécialistes espérons entreprendre.»
Et alors…
Une des plus grandes déceptions que j’ai ressenties à la lecture du livre Le capital au XXIème siècle fut l’absence de données précises sur la mobilité sociale et intergénérationnelle. Je comprends bien que Piketty ne pouvait pas inventer des données pour me faire plaisir! Alors, quand j’ai entendu parler des études que je viens de résumer grossièrement (merci à … il se reconnaîtra!), je me suis bien sûr précipité sur elles.
Si la plupart des résultats correspondent à ce que, intuitivement, on pouvait deviner, d’autres peuvent étonner, comme l’apport de la participation à des activités religieuses à l’ascension sociale et l’absence d’influence de certains facteurs, comme la situation sur le marché du travail. Mais, c’est justement pour ça que cela vaut la peine de confronter ses impressions avec des faits : parfois elles sont erronées!
Qu’est-ce qui frappe plus l’imaginaire des gens: Une société où 100 000 personnes qui feront $100 000 par années alors que leurs parents en gagnaient $30 000 ou bien une société où un type en gagnera 1 milliard ?
Le rêve américain, c’est un peu beaucoup ça!
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Le problème, tu as raison, est que trop de monde s’imagine dans la peau de celui qui fait 1 milliard, alors qu’ils sont bien plus nombreux à en faire 30 000 $!
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« …ou bien une société où un type en gagnera 1 milliard ?
Le rêve américain, c’est un peu beaucoup ça! »
C’est la loterie ou tout le monde espère de vaincre la machine.
Ding ding ding!
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