L’argent, le vote et les inégalités
Nicolas Zorn m’a envoyé récemment un lien sur une étude un peu folichonne, quoique sérieuse, sur les tendances de vote chez les gagnants de la loterie en Angleterre. L’étude, Does Money Make People Right-Wing and Inegalitarian? A Longitudinal Study of Lottery Winners (ou Est-ce que l’argent pousse les gens à droite et les rend inégalitaires? Une étude longitudinale sur les gagnants de la loterie) de Nattavudh Powdthavee et Andrew J. Oswald, repose sur les résultats d’une enquête britannique qui contient à la fois des données sur les intentions de vote et les gains à la loterie.
Principaux résultats
Les auteurs se posent au début de leur étude la question de savoir si le vote des gens est lié à leurs valeurs (première option) ou à leurs intérêts personnels (deuxième option). Après avoir fait le tour d’un certain nombre d’études portant sur le lien entre la richesse et le vote à droite (oui, les riches votent plus à droite que les pauvres, dans toutes les études citées et dans tous les pays), les auteurs expliquent que les données qu’ils exploitent permettent de connaître les intentions de vote avant et après avoir gagné un prix à la loterie. Ils pensent ainsi pouvoir mesurer l’impact d’un enrichissement soudain sur les intention de vote. Ces données s’étendent de 1991 à aujourd’hui pour les intentions de vote et de 1997 à aujourd’hui pour les gains à la loterie. Ils testent donc l’évolution des intentions de vote en fonction de changements dans la richesse en considérant à gauche un vote pour le Parti travailliste (Labour Party) et à droite un vote pour le Parti conservateur. Pour faire une histoire courte (oui, oui, j’ai l’intention d’être court, quoique tout est relatif!), leurs résultats se résument avec ce graphique.
Ce graphique montre les changements des intentions de vote des gens qui n’avaient pas choisi le Parti conservateur lors d’une année et leurs intentions de vote l’année suivante. La barre bleue montre qu’environ 13 % des gens qui n’ont pas joué ou n’ont pas gagné à la loterie (les données ne permettent pas de les distinguer) et qui ne choisissaient pas le Parti conservateur avait manifesté l’intention de voter pour eux l’année suivante. La barre rouge montre que ce taux monte à 14 % chez les gens qui ont gagné entre une et 499 livres (disons que cela correspond à entre 2 $ et 1000 $) et la barre verte qu’il atteint près de 18 % chez ceux qui ont gagné 500 livres et plus.
Les auteurs expliquent qu’ils ont appliqué plusieurs tests pour montrer que ces résultats sont robustes. Pourtant, si on regarde les trois lignes noires verticales au centre des trois barres, lignes représentant les marges d’erreurs, on pourrait conclure que ces écarts ne sont pas significatifs, car le niveau de ces lignes se croise. Ce croisement est particulièrement évident entre les lignes noires des barres rouge et verte. Cela voudrait dire que la différence entre ces résultats qui nous semblait si forte à première vue est en fait non significative. Passons…
Leurs résultats s’appliquent aussi à la perception des inégalités, les gagnants de 500 livres et plus trouvant plus justes les inégalités que les autres dans une proportion similaire.
Discussion
Les auteurs reconnaissent qu’une corrélation n’est pas une causalité, c’est-à-dire que la relation que montre le graphique n’est pas nécessairement due aux gains à la loterie, mais à d’autres facteurs. Par contre, ils prétendent tout de même que, parce que leurs tests sur d’autres facteurs n’ont pas fait changé les résultats, cette relation est fort probablement causale. Je trouve ça un peu court…
Tout d’abord, ils nous montrent les transferts des intentions de vote vers la droite, mais pas les transferts qui ont eu lieu vers la «gauche». Je mets la gauche entre guillemets parce que j’ai beaucoup de difficulté à associer le parti travailliste à la gauche, surtout que ce parti fut dirigé durant la plus grande partie de la période étudiée par Tony Blair (de 1997 à 2007), l’instigateur du «New Labour», ou de la troisième voie, qu’on nomme d’ailleurs souvent le «blairisme», une perversion de la gauche basée sur le libéralisme économique. Dans ce sens, il est difficile de savoir à quel point le transfert des intentions de vote vers le parti conservateur est vraiment un tournant à droite ou simplement un rejet du blairisme (les auteurs n’ont pas tenu compte des votes pour les autres partis, dont les Libdems). Cela dit, il est indéniable que le parti conservateur est plus à droite.
Ensuite, et les auteurs le mentionnent, il est fort possible que les gens qui ne jouent pas à la loterie ait au départ des valeurs politiques différentes de celles des gens qui y jouent. Les auteurs hésitent d’ailleurs à commenter la différence entre les transferts de ceux qui n’ont pas gagné (dont une forte proportion de non joueurs) et ceux qui ont gagné de faibles montants. En plus, cette différence est bien faible (13 % et 14 %, ne nous laissons pas tromper par le graphique dont l’ordonnée commence à 0,10, pas à 0, ce qui accentue la perception des différences).
Par contre, il faut reconnaître que la différence entre les non gagnants et les gagnants de faibles sommes, et les gagnants de sommes plus élevées est plus significative (quoique pas si forte…). Ajoutons que les auteurs précisent dans un résumé de leur étude que cette catégorie regroupe les gagnants de 500 à 200 000 livres, mais sans présenter la répartition de ces gagnants. En plus, cette catégorie ne repose que sur 541 observations, ce qui me semble faible (il y a 8525 observations de faibles gains et 80 156 observations d’absence de gains, ce qui explique que la marge d’erreur soit beaucoup plus importante chez les les gagnants de 500 livres et plus), encore plus quand on met sur un même pied des gagnants de 500 livres et des gagnants de 200 000 livres. J’ai en effet beaucoup de difficulté à concevoir qu’un gain de 1000 $ puisse contribuer de quelque façon que ce soit à modifier les intentions de vote de quelqu’un. Et, si cette loterie fonctionne comme les autres, il doit y avoir beaucoup plus de gagnants de sommes près de 500 livres que près de 200 000 livres…
Et alors…
Alors, c’est dur à avaler… Comme le dit Paul Krugman dans ce billet sur cette étude (le salaud, il m’a devancé… 😉 ), on peut comprendre à la limite qu’une personne qui perçoit avoir bâti sa fortune de lui même (self-made man) – quoique je conteste fortement cette perception, personne ne peut bâtir sa fortune seul, mais c’est un autre sujet – juge les inégalités justes, mais que des gens qui obtiennent cette fortune (500 livres, une fortune?) uniquement grâce à la chance trouvent cela juste est carrément aberrant.
Mais justement, de quoi parle-t-on ici? Là, je m’éloigne de l’argument de Krugman et de celui des auteurs. On parle d’une différence de quatre ou cinq points de pourcentage entre les gens qui n’ont pas eu de «gros» gains et ceux qui en ont eu (un écart non significatif quand on tient compte des marges d’erreur, je le rappelle…). On semble ignorer que 82 % des «gros» gagnants qui n’avaient pas l’intention de voter conservateurs n’ont toujours pas eu cette intention après être devenus «riches»! Et, avec cette infime minorité de différence non significative, on voudrait nous faire accepter que cette étude prouve que la deuxième option présentée par les auteurs (on vote par intérêt personnel) est la bonne et que la première option est fausse (on vote selon nos valeurs). Disons que cette étude montre plutôt (avec réserve compte tenu de la petitesse de l’échantillon, de la marge d’erreur et de l’impopularité du parti travailliste à l’époque) qu’une très faible minorité de la population virera peut-être à droite par intérêt personnel.
Alors, n’ayez crainte, même si je gagne à la loterie une grosse somme, je ne lâcherai pas ce blogue! Et, cela ne risque pas d’arriver, car je n’achète jamais de billets de loterie!
Surtout que la loterie est gérée par l’État… 🙂
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Je ne comprends pas ce que tu veux dire. Ça change quoi aux conclusions de cette étude, ou à mon analyse, que les loteries soient gérées par l’État?
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C’était une joke… En général la droite déprécie tout ce qui vient de l’État, une blague banale, rien de plus.
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Fiou, je comprends que je n’aie pas compris! Je me doutais du lien avec la droite qui déteste l’État, mais je ne voyais pas de lien…
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Si l’étude critiquée s’était avérée significative, cela aurait signifie que des citoyens devant leur fortune à un organisme étatique glisseraient dans un courant anti-Étatique. Je voulais juste souligner l’ironie.
Naturellement ça n’enlève rien au fait que je sois totalement dans le trip du pétrole éthique et du Pipeline Keystone, ce sont deux dossiers complètement différent.
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Des gens qui doivent leur fortune à l’État et qui prétendent ne rien lui devoir, on en voit tous les jours à la Commission Charbonneau!
Et je ne parle pas des Sirois, Péladeau et autres Chagnon de ce monde!
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Personnellement, je ne serais pas surpris d’apprendre que les fortunes (et par « fortune » j’entends plus que quelques milliers) gagnées par hasard tendent à changer les habitudes de vote. Dans la mesure où le mode de vie de la personne change, les habitudes de vote peuvent suivre, peu importe la cause du changement. Quelqu’un qui gagne la loterie et connait du succès par la suite (en investissant l’argent, ou ce que vous voudrez) risque bien de se comporter exactement comme les supposés « self-made men ».
En tout cas, c’est clair que l’étude dont on parle dans ce cas là n’est pas très convaincante! Étant donné le nombre restreint de données, ça aurait pu être beaucoup plus révélateur de regarder certains cas de près et même de procéder à des entrevues. Bien entendu, ça n’aurait pas révélé de grandes tendances statistiques, mais ça aurait permis de faire certaines observations beaucoup plus pertinentes, même si au pire ça resterait assez anecdotique.
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L’idée de rencontrer certaines de ces personnes est loin d’être mauvaise. Cela peut bien compléter une étude statistique.
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