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La richesse, la valeur et l’inestimable

17 février 2014

richesseDès que j’ai vu le titre du dernier livre de Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, je n’ai pas pu résister à la tentation de le lire. La question de la richesse est en effet un des sujets que je trouve le plus important. On tient trop souvent pour acquis que tous ont la même perception de la richesse. En fait, ce n’est pas le cas. Et les conséquences de ces perceptions différentes peuvent être importantes. Par exemple, quand on parle de créer de la richesse ou de la répartir, encore faudrait-il savoir de quoi on parle et être certain que nous parlons tous de la même chose.

Plutôt que de tenter de résumer ce livre (l’auteur le fait lui-même dans ce billet), je vais plutôt tenter de présenter la vision de l’auteur sur la valeur, la richesse et l’inestimable.

La valeur

Ce livre porte principalement sur la défense de la loi de la valeur de Marx, en lui apportant quelques modifications. Marx distinguait deux types de valeurs : la valeur d’usage et la valeur d’échange. La première est l’utilité qu’on retire d’un bien ou d’un service, même de la nature. La deuxième est le prix qu’on peut retirer de la vente d’un bien ou d’un service. Pour avoir une valeur d’échange, un produit (bien ou service) doit avoir une valeur d’usage, mais un produit peut avoir une valeur d’usage sans avoir de valeur d’échange, comme l’air qu’on respire, l’eau qu’on boit (quoique, ce soit de moins en moins vrai…), tout ce que nous fournit la nature et le résultat du travail domestique ou bénévole.

La valeur d’échange repose sur le travail humain. Seul le travail humain peut donner une valeur d’échange à un produit. C’est de cette valeur que le capitaliste retire sa plus-value. Toutefois, Harribey modifie sensiblement ce concept en parlant plutôt de valeur économique. En effet, il considère que le travail non marchand (fonctionnaires, policiers, éducation, etc.) permet aussi la création d’une valeur économique, car ce travail est rémunéré, même si son produit n’est pas échangé et même si le capitaliste ne peut pas en tirer de plus-value. Par contre, pour lui, le travail domestique, la nature et le travail bénévole n’apportent aucune valeur économique, mais seulement des valeurs d’usage, car l’économie ne s’occupe que de ce qui a une valeur monétaire. Il ajoute que c’est dans le travail rémunéré que s’établissent les rapports sociaux d’où découle notamment la lutte des classes.

Je résume ici bien grossièrement (et peut-être pas de façon tout à fait correcte) la vision de l’auteur qui passe en revue et contredit les nombreuses critiques et thèses différentes qui ont eu cours depuis que Marx a énoncé ces principes. Si certaines de ces analyses sont intéressantes, je dois avouer qu’elles m’ont plus souvent indisposé, tant par les arguments pas toujours convaincants de l’auteur que par son ton parfois méprisant envers ceux qui ne voient pas les choses comme lui. D’ailleurs, tout en acceptant son concept de «valeur économique» (qu’il se contente plus souvent qu’autrement de nommer simplement la «valeur» dans son livre), je suis en total désaccord quand il prétend que l’économie ne doit s’occuper que de ce qui peut être mesuré en termes monétaires, car pour moi l’économie touche à tout ce qui peut apporter du bien-être et inclut donc toutes les valeurs d’usage, qu’elles soient produites ou non par le travail humain, et que ce travail soit rémunéré ou pas. De même, sa thèse nous amène à considérer que deux produits qui ont le même prix ont la même valeur économique, sans tenir compte de leur valeur d’usage, ni de leurs externalités positives et négatives. Ainsi, la valeur économique d’une certaine quantité de pétrole, d’une arme chimique et de l’enseignement serait identique si elles ont le même prix…

Cela dit, mes réserves ne contredisent pas nécessairement les conclusions de sa thèse, mais simplement sa façon de nommer les concepts qu’il utilise. J’aurais nettement préféré qu’il parle de «valeur monétaire» que de «valeur économique», ce qui aurait clarifié les choses et aurait atteint son objectif de ne pas limiter ce concept au travail marchand comme le fait Marx avec sa «valeur d’échange». Ma réserve peut sembler futile et n’être qu’une querelle sémantique, mais le contenu de ce livre est justement en grande partie basé sur une querelle sur le sens des mots (et parfois sur le sens des concepts, j’en conviens) entre lui et différents auteurs.

La richesse

Harribey a raison de déplorer qu’on confonde souvent la valeur avec la richesse. Pour lui, la richesse est l’ensemble des produits (biens et services) qui fournissent des valeurs d’usage, qu’elles proviennent du travail humain (rémunéré ou pas) ou de la nature. La connaissance en fait partie (que les néolibéraux tentent d’ailleurs de monétariser), mais elle ne comprend toutefois pas les créations monétaires de la finance (si j’ai bien compris…). Mais, plutôt que de tenter de traduire sa pensée, je préfère ici le citer, puisqu’il résume son concept de la richesse de façon relativement claire au milieu de son livre :

«Notre thèse se résume donc en cinq propositions :

  • les ressources naturelles sont des richesses;
  • elles n’acquièrent de valeur économique que par l’intervention du travail humain (le pétrole gisant au fond des océans n’a aucune valeur économique s’il est inaccessible ou si on ne va pas l’extraire) (…);
  • elles ne créent elles-mêmes pas de valeur, tout en étant indispensables à la production de richesse et de valeurs nouvelles par le travail;
  • si, dans le cadre de l’activité humaine ou en dehors de tout usage, on fait le choix de préserver les équilibres des écosystèmes, c’est au nom de «valeurs» qui ne ressortissent pas à l’économique, mais à l’éthique et au politique; ces «valeurs» inspirent nos choix, mais elles ne se mesurent pas;
  • la crise écologique ne reflète pas l’inadéquation de la loi de la valeur de Marx, elle traduit au contraire la tentative du capitalisme de soumettre de force à cette loi l’ensemble de la vie humaine et de la biosphère.»

Disons que je partage globalement ces propositions si ce n’est, comme je l’ai mentionné plus tôt, qu’il réduit l’économie à ce qui est monétaire et mesurable (quatrième proposition), et pas moi.

L’incommensurable

L’incommensurable a au moins deux sens : «Qui ne peut pas être mesuré ou évalué» et «Qui n’ont pas de commune mesure, dont le rapport ne peut être exprimé par un nombre entier ou fractionnaire». J’ai d’ailleurs été confondu longtemps dans la lecture du livre, car je croyais que l’auteur donnait le premier sens que j’ai cité à ce concept (d’autant plus que le titre du livre parle de l’inestimable, qui a le sens que je donnais à incommensurable), alors qu’il lui donnait le deuxième.

C’est dans ce sens qu’il dit qu’on ne peut tenter de présenter en termes monétaires (lui parle plutôt de termes économiques, expression que je conteste, comme je l’ai déjà dit) les valeurs d’usage procurées par la nature. Par exemple, il est pour lui futile de chercher à présenter en termes monétaires la contribution des abeilles à l’économie (on l’évalue ici à 15 milliards $ aux États-Unis seulement, et ici à 153 milliards $ d’euros pour toute la Terre), car cette somme n’a aucune existence réelle et car jamais cette somme (ou toute autre) ne pourrait compenser l’absence de la contribution des abeilles. C’est simplement toute une partie de l’agriculture qui disparaîtrait! Il en est de même des tentatives de chiffrer la valeur monétaire des externalités négatives. Aucune somme ne pourra jamais compenser une hausse de cinq degrés de la température de la Terre. Les seuls cas où les externalités négatives peuvent être mesurées en termes monétaires sont ceux où on restaure des sites contaminées, et, dans ce cas, le coût de restauration est comptabilisé par le PIB.

L’auteur en vient à critiquer les indicateurs qui visent à remplacer le PIB comme L’indice de progrès véritable du Québec (qui ajoute la valeur monétaire du travail domestique et bénévole au PIB, et lui soustrait les externalités négatives comme la pollution), type d’indicateurs dont j’ai aussi questionné la pertinence dans ce billet, dans lequel j’écrivais :

«Quel prix peut compenser la perte de qualité de vie de la pollution et l’épuisement des ressources que vivront les générations futures? Quel prix vaut les dizaines de milliers de morts qu’a causés la canicule de 2003 en Europe ou les millions d’enfants et d’adultes africains victimes des crises alimentaires dues entre autres aux sécheresses causées par le réchauffement climatique? Quel prix justifieraient les exodes des pays qui seront engloutis (et le sont déjà) par la remontée des océans?»

En conséquence, il appuie et encourage même (si j’ai bien compris) les indicateurs qui ne tentent pas de tout transformer en valeurs monétaires, mais complètent le PIB avec des indicateurs portant sur des réalités non monétarisables (santé, éducation, sécurité, relations sociales, etc.), comme par exemple l’indice Vivre mieux de l’OCDE, position avec laquelle je suis en accord. Par contre, cela l’amène à rejeter la richesse, qu’il définit, comme on l’a vu plus tôt, comme un ensemble de valeurs d’usage à la fois monétaires, non monétaires et naturelles, du domaine de l’économie, ce que je juge insensé. Mais, encore une fois, ce n’est qu’une question de définition.

Et alors…

Même si une grande partie du livre m’a profondément ennuyé (moi, les chicanes entre les auteurs…), tellement que j’ai sauté ou lu en super diagonale certaines sections de chapitres, ce que je fais rarement, d’autres parties m’ont vivement intéressé. Par exemple, la discussion qu’il tient sur les concepts entourant les biens communs, publics et collectifs (sujet que j’ai abordé, mais moins à fond que lui, dans ce billet), ainsi que la distinction qu’il fait entre le marché et le capitalisme (on associe trop souvent le capitalisme à l’économie de marché, alors que le marché n’a rien de spécifique au capitalisme, existant bien avant son apparition) m’ont captivé.

Alors, lire ou ne pas lire? Franchement, si j’avais su à quel point les chicanes terminologiques et idéologiques remplissent ce livre, je ne l’aurais pas lu. Je me serais peut-être contenté de lire ce texte de Harribey d’une quinzaine de pages que m’a signalé Ianik Marcil, quoique j’aurais passé à côté des parties qui m’ont le plus intéressé! Cela dit, il est bien sûr que les personnes qui se passionnent pour la théorie de la valeur de Marx et les nombreux écrits qui l’ont analysée par la suite ne doivent pas passer à côté de ce livre!

4 commentaires leave one →
  1. Oli permalink
    17 février 2014 14 h 42 min

    Je n’ai pas lu le livre, mais j’ai l’impression que le concept de « valeur économique » est calqué de près sur l’idée de valeur d’échange chez Marx, et qu’il n’est pas sensé porter un jugement sur ce à quoi « l’économie » devrait se limiter. Simplement, la valeur d’échange d’une marchandise n’inclue pas les externalités. Et ce n’est pas parce que Marx juge que c’est le concept le plus approprié pour le sain fonctionnement d’un système économique, mais parce qu’il juge que c’est le concept le plus approprié pour décrire le fonctionnement du capitalisme.

    Mais je n’ai aucune idée de ce que dit l’auteur exactement dans son livre, et c’est bien possible que je ne vous apprenne rien et qu’en fait l’auteur dit simplement quelques niaiseries.

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  2. 17 février 2014 14 h 55 min

    Harribey prétend que son concept de valeur économique est différent de celui de valeur d’échange de Marx parce qu’il inclut le travail non marchand (fonctionnaires, policiers, éducation, etc.), pour lequel le résultat de la production ne peut être échangé.

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  3. Oli permalink
    17 février 2014 15 h 18 min

    En fait, je répondait surtout à la partie du billet ou vous dites que l’auteur, en utilisant ce concept, « prétend que l’économie ne doit s’occuper que de ce qui peut être mesuré en termes monétaires ». J’aurais dû être plus clair.

    Bref, peut-être que je me trompe, puisque je ne connais pas les propos exacts de l’auteur mais j’ai l’impression que son concept de « valeur économique » est, comme celui de valeur d’échange chez Marx, purement descriptif (et donc l’auteur en ferait usage parce que le concept de Marx ne décrit plus aussi adéquatement l’économie contemporaine). S’il n’inclut pas les externalités, c’est parce que le capitalisme n’en tient pas compte, tout simplement. Mais c’est vrai que de nommer le concept « valeur économique » tends à donner l’impression que tout ce qui est économique est monétaire, alors que ce n’est pas le cas.

    J’aurais ma propre critique à faire à ce concept de « valeur économique », puisque d’un point de vue marxiste ou marxien le « travail non marchand » dont il est question semble assez clairement lié au marché: il permet, facilite et/ou rends plus efficace le travail marchand que d’autres accomplissent. Lorsque ces emplois relèvent du secteur public, leur rémunération provient principalement des taxes et impôts, alors que dans le privé leur rémunération est tirée directement de la plus-value accaparée par l’entreprise. Dans les deux cas, ça revient à attribuer à ces occupations une part de la plus-value dont ils participent indirectement à la création. L’auteur part d’un point de vue marxiste, et de ce point de vue je ne suis pas certain de voir l’utilité de ce « nouveau » concept. En tout cas.

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  4. 17 février 2014 16 h 08 min

    «En tout cas.»

    C’est en plein ce que je me disais en lisant ce livre! 😉

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