Faut-il attendre que la tarte soit plus grosse avant de la partager?
La sortie la semaine dernière de l’étude intitulée Redistribution, Inequality, and Growth (La redistribution, les inégalités et la croissance) par trois économistes du Fonds monétaire international (FMI), Jonathan D. Ostry, Andrew Berg et Charalambos G. Tsangaride, a suscité de nombreux commentaires. Certains s’étonnaient de ce qui semble être un revirement de la part du FMI. Or, comme dans la plupart des documents publiés par des économistes du FMI (et de bien d’autres organismes), il est mentionné clairement dans un encadré de la première page (suivant la couverture) que l’opinion des auteurs ne représente pas nécessairement celle du FMI (au moins, le FMI ne dit pas que son opinion va à l’encontre!).
Pourtant, le virage du FMI vers des politiques moins néolibérales (je n’ose quand même pas écrire «plus progressistes»!) est bien réel et date de quelques années. J’ai d’ailleurs souligné ce virage, ainsi que celui d’autres organismes comme l’OCDE, à quelques reprises, notamment dans ce billet datant de deux ans. Ce billet plus récent présente un autre document du FMI, officiel, celui-là, montrant «que les taxes sur la richesse et les propriétés sont les plus efficaces et les plus équitables». Le FMI s’est toutefois bien gardé de recommander officiellement ces mesures! Il n’empêche que l’accumulation d’études moins néolibérales commence à être significative.
Par ailleurs, les commentaires que j’ai lus sur cette dernière étude ne portaient que sur les grands titres des journaux, sans se poser de question sur sa validité et sa portée. Il est en effet normal de laisser aller son biais de confirmation quand une étude va dans le sens de ses convictions. C’est peut-être normal, mais je préfère quand même toujours regarder ce genre d’étude de plus près plutôt que de me fier aux compte-rendus des journaux souvent basés en grande partie sur les communiqués de presse de l’organisme émetteur…
Introduction
Les auteurs débutent leur étude en soulignant que, même si aucune preuve n’a pu jusqu’à maintenant trancher de façon claire la question de l’effet des inégalités sur la croissance, «[traduction] la notion qu’il faut faire un compromis [trade-off] entre la redistribution et la croissance semble profondément ancrée dans la conscience des décideurs.» L’impression que la redistribution et la lutte aux inégalités nuisent à la croissance vient d’un livre de Arthur Okun datant de 1975, dans lequel il prétendait qu’on doit toujours faire un compromis entre l’efficacité et l’équité dans les choix politiques. C’est d’ailleurs ce que disait l’actuel ministre des Finances du Québec, Nicolas Marceau, lors d’une conférence qu’il a présentée à l’Institut du nouveau monde (INM) il y a quelques années…
Pourtant, de nombreuses études sont arrivées à la conclusion que des politiques peuvent être à la fois positives sur la croissance et sur la lutte aux inégalités. Les auteurs donnent comme exemples les transferts versées aux familles pauvres pour améliorer la présence de leurs enfants à l’école dans les pays en développement, les investissements en infrastructure, les dépenses en santé et en éducation, et les prestations d’assurance sociale.
Les auteurs expliquent ensuite que les études passées ont souvent failli à produire des conclusions fermes en raison de la faible qualité et du peu de comparabilité dans les données sur les inégalités et sur la redistribution. Par contre, cette étude a la chance de pouvoir bénéficier de données récentes et étendues sur ces questions.
Finalement, les auteurs ont pu utiliser les études passées, très contradictoires sur ces questions, pour établir un champ de recherche qui pourrait permettre d’éviter les écueils auxquels ont fait face les chercheurs précédents. Ils ont pu ainsi mettre à l’épreuve les différents raisonnements de cause à effet de ces chercheurs sur les facteurs qui peuvent favoriser ou défavoriser la croissance.
Observations de base
Les auteurs, contrairement aux chercheurs précédents, disposent de données fiables et étendues à la fois sur les inégalités de marché (basées sur les revenus avant transferts et impôts) et sur les inégalités après transferts et impôts (basées sur les revenus nets ou disponibles). En comparant ces deux séries de données, ils observent que, en général, les pays qui ont les inégalités de marché les plus fortes redistribuent davantage que les pays aux inégalités plus faibles, mais que cela ne leur permet pas d’en arriver à un niveau d’inégalité après transferts et impôts comparable à celui des autres pays. Ils remarquent aussi que, dans les pays industrialisés, le niveau de redistribution n’a pas permis d’éviter que l’accroissement des inégalités dans les revenus de marché depuis 1980 entraîne aussi une augmentation des inégalités dans les revenus nets.
Liens entre la croissance et les inégalités et la redistribution
De façon à ce que les corrélations trouvées aient le plus de possibilités d’être causales (quoique rien n’est jamais certain dans ce domaine), les auteurs étudient par la suite l’impact sur la croissance 10 ans ans plus tard de diverses variables, dont, bien sûr, le niveau d’inégalité et l’ampleur des transferts (redistribution). Il regardent aussi le lien entre ces facteurs et la durée des périodes de croissance (périodes d’au moins cinq ans avec une croissance d’au moins 2 % par année et significativement supérieure à la croissance des années antérieures).
Comme il s’agit du cœur de cette étude, j’ai reproduit ci-après les graphiques que les auteurs ont tiré de cet exercice (voir à la page 16 de l’étude) et vais tenter de les expliquer. On remarquera en premier lieu la grande quantité d’observations dans les deux graphiques de gauche. Le nombre d’observations est moins élevé dans les graphiques de droite car les points représentent des périodes de croissance qui atteignent plusieurs années, tandis que les graphiques de gauche contiennent un point pour chaque pays et chaque année.
Le graphique en haut et à gauche montre en ordonnée (ligne verticale) le taux de croissance 10 ans plus tard et en abscisse (ligne horizontale) le niveau d’inégalité des revenus nets estimé au moyen du coefficient de Gini. On peut voir que le niveau de croissance est 10 ans plus tard en moyenne plus élevé dans les pays qui ont un niveau d’inégalité plus bas que dans les pays qui ont un niveau d’inégalité plus élevé. Cette relation se voit grâce à la courbe de tendance qui traverse le nuage de données et qui a une pente négative.
Le graphique en bas et à gauche montre en ordonnée le taux de croissance 10 ans plus tard et en abscisse le niveau de redistribution en points de coefficient de Gini. Là, on ne peut voir de corrélation évidente, la courbe de tendance étant presque horizontale. En fait, si corrélation il y a, la croissance 10 ans plus tard diminuerait avec le niveau de redistribution. Mais, rappelons-nous que ce sont les pays les plus inégalitaires qui distribuent le plus…
Le graphique en haut et à droite montre en ordonnée la durée des périodes de croissance et en abscisse le niveau d’inégalité des revenus nets estimé au moyen du coefficient de Gini. Là, la corrélation est plus forte, la pente de la courbe de tendance étant encore plus négative que dans le premier graphique. Cela montre que les pays avec le moins d’inégalité connaissent des périodes de croissance nettement plus longues que les pays qui ont un niveau d’inégalité plus élevé.
Finalement, le graphique en bas et à droite montre en ordonnée la durée des périodes de croissance et en abscisse le niveau de redistribution en points de coefficient de Gini . La courbe de tendance est ici aussi négative, mais beaucoup moins que la précédente. La corrélation est donc favorable à un niveau de redistribution élevé, mais la grande dispersion des résultats portent les auteurs à plus de prudence dans ce cas.
Comme il s’agit de corrélations simples sans certitude sur la causalité, les auteurs appellent à la prudence, car bien d’autres facteurs peuvent influencer la croissance. Cela ne les empêche pas de reconnaître que ces résultats vont directement à l’encontre de l’affirmation d’Okun, soit qu’il faut toujours faire des compromis entre l’équité et l’efficacité.
Pour voir si ces résultats sont robustes, les auteurs ajoutent d’autres variables à leurs équations (niveau de revenu au départ, investissements, croissance de la population, niveau de scolarité, dette, qualité des institutions politiques, ouverture au commerce et effets des changements dans les termes des échanges commerciaux). Là encore, ils observent toujours que les inégalités nuisent à la croissance, mais que le niveau de redistribution favorise cette fois légèrement la croissance plutôt que de lui nuire!
Ils vérifient ensuite à l’aide de deux échantillons différents de celui utilisé au départ, échantillon qui était formé de toutes les données moins celles jugées les moins fiables. Le premier comprend toutes les données disponibles (y compris les moins fiables) et le deuxième retient encore moins de données, soit uniquement les données fiables (comme dans l’échantillon principal) et les plus récentes. Rien ne change, peu importe l’échantillon retenu : les pays les moins inégalitaires ont de meilleurs taux de croissance et le niveau de redistribution a un impact faible, parfois positif parfois négatif. Ils ne peuvent alors que constater à nouveau que les données n’appuient pas la supposée nécessité du compromis d’Okun. Cela dit, ils observent que, à partir d’un niveau de redistribution supérieur à 13 points du coefficient de Gini, un ajout à la redistribution peut avoir un léger impact négatif sur la croissance. Cela dit, pour avoir un tel impact, le niveau d’inégalité des revenus de marché doivent être très élevés, ce qui a aussi un effet négatif!
Ils vérifient ensuite la relation entre la durée des périodes de croissance et les niveaux d’inégalités et de redistribution avec la même méthode et obtiennent encore une fois des résultats semblables : les pays les moins inégalitaires et, dans une moindre mesure, qui distribuent le plus connaissent des périodes de croissance plus fortes et plus longues que les autres.
Conclusion des auteurs
Malgré la robustesse de ces résultats, les auteurs demeurent prudents. Et ils ont raison de le demeurer. En effet, aussi étoffée que soit la méthode utilisée, elle néglige bien des facteurs :
- si la différence entre les inégalités du revenu de marché et celles du revenu net permet de tenir compte des transferts et de l’impôt, ces données ne peuvent pas évaluer l’impact du niveau des taxes (surtout à la consommation); notons que pour bien des pays, notamment européens, les revenus de l’État provenant des taxes sont supérieurs à ceux provenant de l’impôt;
- si certains facteurs de contrôle, comme celui de la scolarité, permettent en partie d’évaluer les dépenses publiques, on ne peut savoir si ces dépenses sont utilisées dans les secteurs évalués plus tôt comme influençant positivement le niveau d’inégalité et la croissance, comme celles en santé, en éducation et en infrastructures, plutôt que dans d’autres domaines (dépenses militaires, prisons, subventions aux entreprises, etc.) dont on connaît moins les effets;
- les courbes de tendances ne permettent pas de connaître les résultats de chacun des pays et de chacune des années; or, les graphiques le montrent bien, la croissance et la durée de la croissance de bien des pays s’éloignent fortement de la courbe de tendance et montrent des effets dans le sens contraire de la moyenne : donc, ce qui est positif pour la plupart des pays et des années ne l’est pas nécessairement pour d’autres.
Bref, aucune analyse globale comme celle-là ne peut impérativement déterminer ce qui est le mieux dans un cas précis. Chaque pays doit donc procéder à sa propre analyse et décider de ses politiques en fonction de cette analyse et des désirs de sa population, idéalement tels qu’établis démocratiquement…
Et alors…
Malgré les réserves pertinentes des auteurs, il n’en demeure pas moins que le résultat global de cette étude des plus crédible va à l’encontre des légendes qui circulent depuis si longtemps et qui sont mises en application avec zèle depuis au moins une trentaine d’années. J’avais d’ailleurs déjà obtenu des résultats similaires dans un exercice bien moins sophistiqué et sans prétention il y a quelques années. Et nous arrivons tous à la même conclusion : non seulement on peut partager la tarte avant qu’elle ne grossisse, mais il est mieux de le faire!
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En parlant de tarte et création de richesse, j’avais fait remarqué à un type que la majorité des gens n’avaient que les miettes de la tarte. Ce à quoi qu’il me répondit qu’une plus grosse tarte fait tout même plus de miettes!
Je lui répondit que pour avoir des miettes, ce n’est pas la grosseur de la tarte qui importe mais la grosseur de la pointe!!!
Depuis la crise de 2008, les entreprises n’ont jamais autant eu de liquidités… et ils se sont assit dessus… en attendant que l’économie reparte!
C’est comme essayer de repartir une voiture donc la batterie est à plat… sans la « booster »!
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Bonne analogie!
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Pis encore, je me demande bien c’est iouse qui sont les miettes. 😕
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Bon point!
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Paul Krugman fait le même constat que vous (et l’étude des « types du FMI ») avec Arthur Okun:
http://www.rtbf.be/info/chroniques/detail_liberte-egalite-efficacite-paul-krugman?id=8219611&chroniqueurId=5032403
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J’attendais justement la version française de cette chonique pour la proposer en commentaire! Merci!
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