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Préhistoire de la violence et de la guerre

17 mars 2014

préhistoireAprès avoir lu cet article (malheureusement cadenassé…) qui m’a fait penser à l’explication donnée par Jacques Généreux dans son livre La dissociété (il me semble en avoir déjà parlé…) sur l’importance de la coopération et de l’altruisme pour la survie humaine, je n’ai bien sûr pas pu résister à la tentation de lire le livre de Marylène Patou-Mathis, Préhistoire de la violence et de la guerre.

La violence chez les chasseurs-cueilleurs paléolithiques

Son livre commence par une introduction dans laquelle l’auteure campe son sujet : la guerre et la violence sont-elles des caractéristiques innées chez l’homme? Elle commence son enquête en répertoriant «toutes les marques de blessure observées sur les squelettes humains découverts sur les sites paléolitiques [l’auteure situe cette période entre 3 millions et 10 000 années avant le présent]». Résultat? Moins d’une douzaine de blessures dues à des actes de violence sur plusieurs centaines d’ossements examinés, et pas toutes mortelles! Elle poursuit en décrivant chaque cas un par un. C’est un peu fastidieux, mais ces descriptions permettent même d’en relativiser certains, ne pouvant pas toujours établir si ces blessures sont le résultat d’actes volontaires ou d’accidents (de chasse, notamment). Bref, ces résultats sont loin d’appuyer l’hypothèse d’un humain violent de façon innée!

L’auteure termine son enquête sur cet aspect de la question en concluant que les guerres sont en fait apparues par la suite, lentement entre 10 000 et 5000 années avant le présent et plus régulièrement par la suite. Il reste à se demander pourquoi les humains sont devenus plus violents et ont commencé à guerroyer. Mais avant d’arriver à cette question centrale, l’auteure examine un autre aspect de la violence…

Le cannibalisme

Je ne m’étendrai pas sur cet aspect, un peu en marge du sujet principal (quoiqu’il soit manifestement une forme de violence!). L’auteure présente différents types de cannibalisme :

  • l’endocannibalisme (à l’intérieur de son groupe), souvent associé à des rites funéraires (conserver dans le groupe l’esprit du défunt, par exemple), plus rarement à la survie (cannibalisme alimentaire);
  • l’exocannibalisme (à l’extérieur du groupe), généralement associé à des prises de guerre, mais aussi parfois à la faim.

Dans ce chapitre, l’auteure mentionne aussi les sacrifices animaux et humains (souvent des femmes et des enfants, mais aussi des esclaves et des ennemis, qui servent entre autres de boucs émissaires pour des malheurs survenus ou pour les prévenir). L’auteure en conclut que, s’il y avait des actes de violence au paléolitique (même si pas très nombreux), on n’y a jamais trouvé de preuves de guerres.

Les causes de l’apparition de la violence et de la guerre

– les luttes territoriales

L’auteure débute cette partie en défaisant le mythe qui prétend que les sociétés primitives n’avaient connu qu’une économie de survie. On se sert aussi aussi de ce mythe pour appuyer l’hypothèse de l’élimination des Néanderthaliens par l’homme de Cromagnon. Au contraire, les preuves amassées par l’auteure montrent que, compte tenu de la faible démographie, les ressources étaient abondantes. En plus aucune preuve n’appuie l’hypothèse de la responsabilité de l’homme de Cro-Magnon dans la disparition des Néanderthaliens.

Par contre, il est fort possible que les premiers conflits d’ampleur se soient déroulés (vers 7 à 8000 ans avant le présent) entre les premières sociétés agricoles et les groupes de chasseurs-cueilleurs n’ayant aucune notion de la propriété qui auraient donc «cueilli» dans les terres agricoles (ou auraient réagi à l’interdiction d’une telle cueillette). C’est vers 5 à 6000 ans avant le présent qu’apparaissent les premières fortifications entourant des villages, quoiqu’on ne soit pas certain si elles visaient à se protéger d’attaques de l’extérieur ou simplement à marquer un territoire.

– les changements économiques

Au début de ce chapitre l’auteure cite Lewis Morgan qui prétendait que l’évolution humaine est passée par trois stades : l’État sauvage, la Barbarerie et la Civilisation. Cela m’a fait comprendre les hypothèses de Veblen sur l’évolution humaine, hypothèses que j’ai remise en question dans ce billet portant sur le livre Théorie de la classe de loisir et qui sont aussi rejetées par les institutionnalistes actuels et par l’auteure!

Comme mentionné auparavant, les premiers conflits semblent originer du manque de respect des chasseurs-cueilleurs envers la propriété privée. L’auteure développe dans ce chapitre davantage cette hypothèse. L’agriculture a en effet permis la production de surplus de nourriture à la base du concept de propriété («Ce qui a dû être le plus difficile à inventer, ce n’est pas l’agriculture, c’est la société qui allait avec»), concept responsable des inégalités!

En effet, en favorisant la sédentarité, l’agriculture a permis l’accumulation et le développement d’équipements lourds (outils agraires, silos, ustensiles de cuisine). Elle a aussi eu comme conséquence de faire abandonner la loi du partage entre les membres d’une communauté (conséquence du concept de propriété privée), de diminuer les échanges intercommunautaires («les denrées stockées suscitent des convoitises et provoquent des luttes internes et bientôt externes») et de changer la perception du travail («Le développement de l’agriculture et de l’élevage est probablement à l’origine de la hiérarchisation qui mène bien souvent aux inégalités économiques et sociales, et donc de traitement»). C’est aussi cette dynamique qui expliquerait l’apparition de l’esclavage (au début chez les prisonniers, mais bientôt aussi à l’intérieur même des communautés) et du patriarcat (division sexuée du travail, entre autres, avec la défense et les guerres confiées aux hommes…).

J’ai dû ici résumer assez grossièrement, mais le développement de l’auteure sur les notions de matriarcat, de patriarcat, de rites de passage sexués, de lien de paternité, du rôle du sacré et des sacrifices (souvent liés à l’agriculture; les sacrifices de Jésus chez les Chrétiens et d’Osiris chez les Égyptiens reposant toutefois davantage sur la dualité mort/renaissance et sur la notion du dieu rédempteur…), et autres est passionnant.

– l’homme est-il un loup pour l’homme?

Marylène Patou-Mathis recense ici de nombreux auteurs qui ont prétendu que la violence et le manque d’empathie sont inhérents à la nature humaine, en évoquant notamment l’«animalité anthropoïde» de l’être humain. Même s’il faut s’imposer une grande prudence dans les comparaisons entre le comportement des primates et celui des primates humains, l’auteure présente ici des études fort intéressantes sur le comportement des chimpanzés et les bonobos, primates les plus proches de l’être humain. On a notamment observé chez eux des comportements de coopération, de négociation, d’apaisement, voire d’empathie. Je ne peux résister à la tentation de présenter cette longue citation :

«(…) les chimpanzés semblent garder en mémoire les faveurs accordées et reçues. Par exemple, lorsqu’ils chassent en groupe des singes colobes, le chasseur qui a attrapé une proie, quel que soit son rang, la partage en fonction du rôle joué par chaque membre du groupe au moment de la chasse, mais aussi de leur comportement passé (faveurs reçues/données, par exemple «épouillage contre nourriture»), pratiquant ainsi la réciprocité (ce que chez l’Homme on appelle la gratitude). De même, le refus des inégalités, qui génèrent du ressentiment ou de l’envie, paraît être une caractéristique commune à tous les primates, Homme compris. S’occuper de ce que les autres obtiennent empêche quiconque de prendre l’avantage sur un autre et décourage toute exploitation. Ainsi, en s’associant à des partenaires sur lesquels ils peuvent compter, les chimpanzés, comme les humains, se protègent des «profiteurs» en les excluant du système d’échange.»

Après d’autres développements (désolé, je ne peux pas tout résumer…), notamment sur le milieu familial et le contexte socioculturel, elle conclut : «La guerre n’est donc pas indissociable de la condition humaine, mais le produit des sociétés et des cultures qu’elles engendrent».

– l’altruisme

Tout comme Jacques Généreux le fait (mais plus sommairement) dans son livre La dissociété, l’auteure développe dans ce chapitre sur le caractère foncièrement altruiste de l’être humain, sans lequel il n’aurait jamais survécu. Même à l’époque du paléolitique, on a observé des comportements altruistes, par exemple en découvrant des squelettes de personnes handicapées qui ont vécu à un âge avancé (pour l’époque, genre vingt ans…).

Ce caractère empathique est toutefois beaucoup plus fort entre des proches ou des personnes qui nous ressemblent. Elle termine ce chapitre avec cette citation qui m’a fait penser à un débat qui torture actuellement notre société :

«(…) Originellement l’empathie dérive de l’attention maternelle et serait donc orientée vers des objectifs bienveillants. Mais lorsque l’Autre est infériorisé, voire déshumanisé, l’empathie permet aussi la malveillance et la cruauté. Ainsi, conséquence d’une altérité perverse, qui peut devenir mimétique et prendre pour cible un bouc émissaire, les humains ont inventé la violence idéologique qui fait de l’Autre, un étranger, voire un ennemi. Pour éviter cette dérive, il faut agrandir notre cercle empathique en y incluant de nouvelles personnes, et peut-être (…) «retrouver l’animal empathique qui sommeille en nous».

Une altérité perverse qu’on peut éviter… On peut donc garder espoir!

De la construction de la violence

Dans cette dernière partie, l’auteure expose la construction de l’image d’un être humain originel violent dans la littérature, la peinture, la sculpture, le cinéma, etc. C’est en effet remarquable comme l’image du mâle qui traîne sa femelle par les cheveux avec un gourdin à la main a marqué (et marque encore) notre imaginaire. On a rendu sa vie misérable, on l’a transformé en une bête mi-homme, mi-singe ultra violent (voir l’image de cet article), ce qu’il n’était pas.

Elle termine cette partie en présentant les positions de nombreux auteurs sur les types de violence qu’on peut observer chez les humains (il y en a de nombreux, variant selon la typologie retenue), puis conclut :

«Face à la crise, chacun aura pu noter depuis plusieurs années la progression dans toute l’Europe d’un sentiment d’insécurité. Les citoyens redoutent de perdre leur emploi, leurs biens ou acquis sociaux, leurs valeurs, etc. Cette peur engendre un repli identitaire, nourrit le rejet de l’Autre et favorise la violence à son endroit. Face à ces menaces, réelles ou fictives, la tentation est grande de trouver un responsable, de désigner un «bouc émissaire». Cette recette ancestrale semble toujours fonctionner, aujourd’hui comme hier. Or, rien ne justifie la violence, dont l’objectif est la mort de l’Autre ou sa négation (…) : on ne doit jamais s’accommoder de la violence.»

Ici, pas besoin d’une crise pour faire ressortir ce repli identitaire…

Et alors…

Alors, lire ou ne pas lire? Lire! Et peut-être même relire! C’est ce genre de livre que je cherchais depuis longtemps sur ce sujet : savant, basé sur des sources solides et tout en nuances. Bien structuré, bien écrit, pas trop long (moins de 200 pages), ce livre n’a qu’un défaut : les notes sont à la fin du livre. Mais, compte tenu de son intérêt, ce n’est qu’un tout petit désagrément!

15 commentaires leave one →
  1. 17 mars 2014 11 h 46 min

    J’avais déjà entendu parler de ce livre à la radio. Je pense que j’ai pas le choix de le lire maintenant, je suis trop curieux.

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  2. 17 mars 2014 12 h 00 min

    J’espère que les commentaires à la radio étaient aussi positifs que les miens!

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  3. 17 mars 2014 14 h 16 min

    Intéressant. J’avais lu un article faisant justement référence aux systèmes économiques comme les générateurs d’inégalités. Chez les Bushmans par exemple (chasseurs-cueilleurs nomades), on a observé que le père est beaucoup plus impliqué dans l’éducation des enfants, passant beaucoup de temps avec eux, n’ayant pas à travailler l’après-midi (la tribu a généralement assez de l’avant-midi pour accumuler ce dont ils ont besoin pour leur subsistance). Alors que l’apparition du concept de propriété a créé la division du travail et des genres.

    En bref: les sociétés où le père est plus « nurturant » sont celles où la cueillette et une agriculture légère sont pratiquées. Où la mère travaille dehors aussi, où il n’y a pas de guerre, ni de polygamie (ce qui engendre des guerres de territoires, de femmes, de pouvoir). La division des tâches est plus égale, la guerre est absente et la monogamie répandue.

    Je te mets le texte en référence, même s’il date un peu. Sans doute que l’auteure de ce livre s’en est servi. 🙂

    MAXWELL WEST, Mary et Melvin J. KONNER (1976). « The Role of the Father: An Anthropological Perspective », dans The Role of the Father in Child Development, 1st Edition, sous la direction de Michael E. LAMB, New York: John Wiley & Sons, pp. 185-218.

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  4. 17 mars 2014 15 h 41 min

    Je vérifierai ce soir si ce livre est dans la bibliographie. En tout cas, si elle ne s’en ai pas servi, elle a un discours très approchant!

    Merci!

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  5. 17 mars 2014 19 h 16 min

    Non, je n’ai pas trouvé ce nom, et ce livre, dans la bibliographie.

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  6. youlle permalink
    18 mars 2014 10 h 20 min

    Un document qui va dans la même direction que celui présent, mais plus actuel.

    http://www.slate.fr/life/84675/notre-civilisation-condamnee-nasa

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  7. 18 mars 2014 11 h 56 min

    Excellent article! Merci!

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  8. 18 mars 2014 17 h 07 min

    Ou est Koval?

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  9. 18 mars 2014 20 h 38 min

    Koval a décidé de prendre une pause des blogues.

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  10. 18 mars 2014 23 h 55 min

    En complément, un excellent texte, un peu long, mais pertinent :

    http://rue89.nouvelobs.com/2013/10/20/richard-wilkinson-les-inegalites-nuisent-a-tous-y-compris-plus-aises-246731

    Extrait :

    «Oui. L’être humain, pendant plus de 90% de son existence, a vécu dans des sociétés extraordinairement égalitaires. Les sociétés de cueilleurs et de chasseurs l’étaient, comme le montrent clairement de récentes études anthropologiques.»

    L’auteur a écrit un livre marquant, dont j’ai parlé entre autres ici :

    The spirit level – L’héritage social

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  11. croq permalink
    18 juin 2014 18 h 26 min

    Voici un autre point de vue (argumenté) sur ce livre et ces questions de la violence et des guerres :http://cdarmangeat.blogspot.be/2014/04/note-de-lecture-prehistoire-de-la.html

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  12. 18 juin 2014 20 h 21 min

    Désolé, mais votre texte est trop long pour le temps que je peux consacrer à ce genre d’opinion. J’ai laissé votre commentaire au cas où d’autres lecteurs seraient plus patients que moi.

    Merci quand même…

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