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Le projet de la démocratie

14 juillet 2014

démocracie_GraeberJ’ai déjà écrit deux billets sur des textes de David Graeber. Dans le premier, je manifestais ma déception devant les nombreux raccourcis qu’il a pris dans son livre Dette : 5000 ans d’histoire, tout en soulignant certains points positifs. Dans le deuxième, portant sur un texte provocateur sur les emplois inutiles (ce qu’il appelait les Bullshit Jobs…), je déplorais encore une fois son manque de nuance, tout en reconnaissant qu’il avait mis le doigt sur une question importante, malheureusement abordée de façon malhabile.

Ces expériences mitigées ne m’ont pas découragé. C’est quand même avec des attentes limitées que j’ai commencé à lire Comme si nous étions déjà libres, titre qui n’a rien à voir avec celui de la version originale du livre et qui est beaucoup mieux adapté au contenu du livre, soit The Democraty Project : A History, a Crisis, a Movement (Le projet de la démocratie : une histoire, une crise, un mouvement).

Le contenu

– Occupy Wall Street (OWS)

La première partie du livre porte sur l’implication de David Greaber dans l’aventure de Occupy Wall Street dont il fut un des instigateurs (fait que j’ignorais). Il y raconte les premières rencontres de planification, les contributions nombreuses d’autres personnes et organisations (parfois positives, parfois négatives, notamment lors de tentatives de récupération), les confusions, le choix des lieux, les succès, les infiltrations, la répression, les tactiques policières (et comment y faire face) et les tentatives de déstabilisation des autorités. Cette histoire est absolument passionnante! Voir de l’intérieur les aléas d’un événement historique dont on a entendu parler que de l’extérieur, avec les interprétations souvent idéologiques des journalistes et autres commentateurs, est tout simplement captivant.

– les suites à OWS

Greaber analyse par la suite les facteurs qui ont permis la réussite de OWS. Il aborde dans cette partie :

  • la couverture journalistique beaucoup plus positive que lors de mouvements de contestation pourtant semblables (comme lors des manifestation altermondialistes à Seattle, Québec ou ailleurs, où les militants étaient constamment associés à des «casseurs»);
  • la popularité du mouvement qui s’est étendu à la fois géographiquement (dans plus de 400 villes) et socialement (chez les étudiants, les travailleurs jeunes et plus vieux, certains intellectuels, etc.);
  • la pertinence du thème retenu (Nous sommes les 99 %) dans un contexte d’augmentation des inégalités, thème qui touche des citoyens de toutes les classes sociales (sauf une…);
  • le refus du mouvement Occupy de formuler des revendications spécifiques;
  • et bien d’autres facteurs impossibles à tous résumer ici.

Le reste du livre porte sur les diverses formes de démocratie, la vision fort disparate que diverses organisations en ont, le fonctionnement de la démocratie directe, la place de l’anarchisme dans la démocratie et différentes façons d’implanter le changement nécessaire à un fonctionnement véritablement démocratique de la société. À propos de l’imprécision des propositions présentées pour implanter un tel système et des reproches souvent entendus à cet égard, Graeber fait cette remarque intéressante :

«Depuis quand le changement social s’est-il produit selon un plan détaillé? Ce serait comme affirmer qu’un cercle étroit de visionnaires florentins a conçu à la Renaissance cette chose appelée «capitalisme», qu’il en a élaboré tous les détails, jusqu’au fonctionnement de la bourse et des usines, puis qu’il a mis en œuvre un programme pour le concrétiser. En fait, l’idée est si absurde qu’il y a lieu de se demander comment on en est venu à s’imaginer que le changement puisse se produire ainsi.»

Plutôt que d’effleurer chacun de ces sujets, je me concentrerai ici sur une partie spécifique du livre qui traite d’un sujet bien populaire (et bien galvaudé!) au Québec, le consensus.

– le consensus

On associe (trop) souvent la démocratie au seul vote majoritaire. Si ce type de consultation est parfois nécessaire, Graeber lui préfère la plupart du temps la recherche de consensus. Il ne lui donne pas le sens d’unanimité, comme trop de personnes le perçoivent, mais avance plutôt que «L’essence du processus consensuel est simplement de permettre que chacun ait droit à un poids égal dans les décisions et que personne ne puisse être tenu de respecter des décisions auxquelles il s’oppose». Pour atteindre cet objectif, Graeber propose quatre principes :

  • quiconque considère avoir quelque chose d’important à dire sur une question doit pouvoir s’attendre à ce que son point de vue soit pris en considération;
  • quiconque émet de fortes réserves ou objections doit pouvoir s’attendre à ce qu’elles soient prises en considération et qu’elles soient abordées dans la version finale de la proposition;
  • quiconque sent qu’une proposition contrevient à un principe fondamental partagé par le groupe devrait pouvoir y apposer son veto (que l’auteur appelle aussi «blocage»);
  • personne ne devrait être forcé d’accepter une décision à laquelle il n’a pas consenti.

Ces principes répondent aux objections les plus importantes qu’on peut avoir au fonctionnement de la démocratie directe. Par exemple, le troisième principe élimine le danger de la dictature de la majorité. Il permet par exemple de bloquer toute décision compromettant les droits des minorités. Graeber ne serait peut-être pas d’accord avec moi, mais ce principe est pour moi le pendant des chartes des droits. En plus, ces principes permettent de ne pas seulement chercher une majorité, mais bien de débattre et de tenir compte de l’intensité et de la pertinence des accords et désaccords sur les sujets abordés.

Malgré la clarté de ces principes, leur application n’est pas des plus faciles. Graeber mentionne d’ailleurs que l’application de ces principes peut prendre différentes formes selon les désirs des participants, le type de groupe (syndicat, association étudiante, groupe de citoyens, etc.) et sa taille. Le vote n’est pas exclu, notamment pour traiter des questions d’organisation (heure et lieu des assemblées, par exemple), que ce soit comme vote indicatif (que l’auteur, ou le traducteur, appelle une «prise de température») ou décisionnel.

L’auteur présente ensuite de nombreux exemples d’application, insiste sur l’importance de l’adhésion des membres d’un groupe aux principes adoptés et met en garde contre les abus de procédures (utilisations injustifiée du blocage, par exemple). Dans un grand groupe, un bloc peut par exemple être renversé avec une majorité accrue, aux deux tiers ou même à 90 %, si le groupe en décide ainsi. On peut aussi prévoir des exclusions du groupe des personnes qui n’en partagent pas les valeurs (cas d’infiltration ou autres).

Graeber termine cette section du livre en répondant à certaines questions d’application, entre autres sur les moyens à prendre pour qu’une petite clique ne prenne pas le contrôle d’un groupe (par exemple en alternant l’animation et l’organisation des réunions), éviter les abus de procédure, encourager la créativité, rendre les assemblées amusantes, déléguer des fonctions, etc.

Et alors…

Et alors, lire ou ne pas lire? Comme mentionné plus tôt, je n’avais pas de grandes attentes pour ce livre. En plus, il est bizarrement structuré, passant souvent d’un sujet à l’autre dans une même page. Pourtant, j’ai bien aimé. Tout d’abord, les sujets présentés m’ont grandement intéressé. Je saisis entre autres beaucoup mieux le fonctionnement des assemblées en démocratie directe, ses limites et surtout ses possibilités. Ensuite, Graeber est un bon conteur, ce qui rend ce livre très agréable à lire. Oh, j’ai bien grincé des dents quelques fois en raison de la présentation douteuse de certaines données, mais comme ce livre ne porte pas comme tel sur ces données, ça ne m’a finalement pas dérangé tant que ça.

Alors, oui, ce livre vaut la peine d’être lu!

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5 commentaires leave one →
  1. Robert Lachance permalink
    17 juillet 2014 19 h 40 min

    Entendre ou lire le mot consensus me faisait me questionner à chaque fois.

    Heureux d’apprendre que consensus n’est pas synonyme d’unanimité mais de conformité à des principes. Les quatre retenus sont balisants,

    J’aime

  2. 17 juillet 2014 21 h 11 min

    J’ai aussi été agréablement surpris par cette définition et par les quatre principes énoncés. Cela m’a amadoué face à la démocratie directe!

    J’aime

  3. Richard Langelier permalink
    17 juillet 2014 23 h 54 min

    L’utilisation du terme «consensus» qui m’a donné le plus de boutons a été celle de Lucien Bouchard. La veille d’un sommet socio-économique, il allait souper avec Jean Coutu et André Bérard. Il leur demandait combien ils étaient prêts à verser au plan de lutte à la pauvreté. Le sommet se résumait à trouver une formule faisant consensus, de Vivian Labrie à Gilles Taillon pour dépenser cette «manne». Comme par hasard, les sociaux-démocrates qui appuyaient encore le Parti québécois, malgré l’attitude méprisante envers les employés des secteurs public et parapublic au début des années 80, l’appui inconditionnel à Mulroney lors des élections quasi référendaires sur le projet de libre-échange avec les États-Unis sans clauses sociales ni environnementales, les reproches au gouvernement Bourassa qui n’osait pas «fesser dans l’tas» lors de la crise d’Oka, ont quitté le navire lors des années Bouchard.

    Le Conseil législatif http://fr.wikipedia.org/wiki/Conseil_l%C3%A9gislatif_du_Qu%C3%A9bec a été remplacé par des comités de députés et des commissions parlementaires entre les lectures d’un projet de loi. Bien sûr, des groupes ayant peu de ressources financières ont moins de chances de rédiger des mémoires bien documentés. Cependant, il me semble évident que la situation est meilleure qu’à l’époque du Conseil législatif. Je pourrais signer des dizaines de pétitions pour l’abolition du Sénat. Le hic, c’est que la Constitution de 1982 est virtuellement impossible à amender.

    Les 3e et 4e principes de démocratie directe selon David Graeber m’inquiètent:
    – quiconque sent qu’une proposition contrevient à un principe fondamental partagé par le groupe devrait pouvoir y apposer son veto (que l’auteur appelle aussi «blocage»);
    – personne ne devrait être forcé d’accepter une décision à laquelle il n’a pas consenti.

    Si le 3e est le pendant des chartes des droits, il me convient (encore là, il faut beaucoup de fric pour se rendre à la Cour suprême). Je lirai donc Graeber pour en avoir le coeur net.

    Le 4e franchement : «M. le juge je n’ai jamais consenti à l’arrêt obligatoire aux feux rouges!»

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  4. 18 juillet 2014 5 h 48 min

    Ton exemple des consensus à la Bouchard correspond bien à la réticence que je ressens face à ce mot et donc à mon intérêt pour cette section du livre. J’avais moi aussi la période Bouchard en tête…

    « les sociaux-démocrates qui appuyaient encore le Parti québécois (…) ont quitté le navire lors des années Bouchard.»

    Pas tous, malheureusement…

    «Le 4e franchement»

    Il faudrait que que me rappelle mieux les exemples qu’il donne dans son livre sur le 4ème. Il correspond, de mémoire, au droit à la dissidence.

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Trackbacks

  1. Dialogue sur l’anarchie |

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