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L’OCDE et le torticolis

17 juillet 2014

ocde_torticolisAu cours des dernières années, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) m’a surpris à de nombreuses reprises. J’ai d’ailleurs souligné depuis deux ans le caractère relativement progressiste de plusieurs de ses prises de position et recommandations, notamment à propos :

À ma connaissance (et selon Google actualité), les médias québécois n’ont pas parlé de l’étude que je vais présenter dans ce billet. J’en ai pris connaissance grâce à un statut Facebook de Nicolas Zorn (et de Gabriel Monette par après) portant sur un article du Guardian, article dur pour cette étude, mais pas assez à mon goût!

L’étude

Cette étude, intitulée en français Un nouveau virage à prendre : les grands enjeux des 50 prochaines années, est assez déconcertante. Elle est essentiellement classique, mais tente maladroitement d’insérer quelques éléments plus progressistes.

Elle est classique, car son scénario pour les 50 prochaines années ne fait que maintenir les tendances actuelles et est, selon sa version anglaise (plus longue), basée sur un modèle d’équilibre général calculable, le genre de modèle que j’ai descendu en flamme dans ce billet portant sur la préférence de Luc Godbout pour les taxes à la consommation au détriment des impôts sur le revenu. Elle se veut aussi progressiste en parlant du problème des inégalités de revenus et des contraintes environnementales, mais sans que ces facteurs ne modifient ses prévisions. En fait, dans la version anglaise, les auteurs précisent clairement que ces facteurs ne font pas partie de leur scénario de base, car celui-ci repose sur l’hypothèse que les principaux effets du réchauffement climatique auront lieu après 2060, même s’ils parlent plus loin, comme on le verra, d’effets importants qui auraient lieu bien avant (c’est probablement déjà commencé!) et qu’ils prévoient que les émissions de gaz à effet de serre doubleront entre 2010 et 2060! Rappelons que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) considère que, pour maintenir la hausse des températures à 2 degrés entre son niveau de 1990 et 2100 (ce qui occasionnerait déjà des impacts importants), il faudrait «réduire d’ici 2050 de 40 à 70% les émissions mondiales de GES». Eux les font doubler sans inclure de conséquences dans leur scénario! Comprenne qui le pourra…

Le scénario de l’étude prévoit en outre une baisse de la croissance économique mondiale (de 3,6 % par année au cours de la décennie actuelle à 2,4 % au cours de celle des années 2050 à 2060), baisse due essentiellement au vieillissement de la population des pays industrialisés. Ce taux semble bien faible, mais il ferait plus que quadrupler le PIB mondial (hausse de 350 %) entre 2010 et 2060! Les auteurs ont-ils déjà entendu parler de l’épuisement des ressources, des problèmes de production alimentaire, des pénuries d’eau potable et de l’acidification des océans, pour ne mentionner que quelques-unes des contraintes à la croissance infinie qu’ils semblent trouver possible?

En plus, comme la croissance serait plus forte dans les pays en développement et émergents (on prévoit même que le PIB par habitant de la Chine rejoindra celui des États-Unis en fin de période!), les auteurs s’attendent à une diminution de l’immigration des pays pauvres vers les pays riches, car leur population pourra bénéficier d’un niveau de vie s’approchant du leur. J’en suis resté bouche bée… Comment les auteurs peuvent-ils s’inquiéter du réchauffement climatique et ne prévoir aucune migration environnementale (en fait, ils en parlent, mais comme un «risque» non intégré au scénario…)?

Et le commerce international continuerait de croître plus vite que le PIB (qui ferait plus que quadrupler, je le rappelle) malgré l’épuisement graduel des réserves de pétrole… Je cite (page numérotée 4) : «Le ratio exportations/PIB augmentera en moyenne de 60 % entre 2010 et 2060, et des économies relativement fermées (et de taille importante) comme les États-Unis et le Japon seront aussi ouvertes en 2060 que l’est le Royaume-Uni aujourd’hui». Comment cela se passera-t-il? (page 5) «les structures de production des économies émergentes ressembleront de plus en plus à celles des pays de l’OCDE». Mais, comment cela pourrait-il se faire avec les besoins énergétiques et d’autres ressources que cela exigerait? On ne le dit pas. Les modèles d’équilibre général n’ont aucun besoin de la réalité pour prévoir n’importe quoi!

Et, ce n’est pas tout… «la part des États-Unis dans les exportations mondiales d’énergie pourrait tripler d’ici 2060, tandis que sa part dans les exportations agricoles pourrait passer de 18 % à 25 %». Où les États-Unis prendront-ils cette énergie? D’accord, le pétrole de schiste permettra aux États-Unis de s’autosuffir d’ici 2030 à cet égard, mais comme la production d’un gisement de pétrole de schiste a une durée de vie plus courte que celle d’un gisement de pétrole conventionnel et comme les États-Unis procèdent à un forage intensif de ce pétrole, il est loin d’être prudent de prévoir une hausse de la production d’ici 2060 qui garantirait non seulement leur autosuffisance, mais qui en plus permettrait qu’ils en exportent (ce qui est d’ailleurs interdit actuellement, sauf vers quelques pays, dont le Canada). Et, les auteurs n’ont-ils pas entendu parler des conséquences du réchauffement climatique sur les sécheresses dans les états agricoles des États-Unis : «Vagues de chaleur, inondations et ouragans plus fréquents dans les régions du Nord-Est, sécheresses et pénuries d’eau dans le Sud-Est, baisse des rendements agricoles dans les Grandes Plaines»? Bon, ils parlent d’environnement, et même de ses «risques», mais, comme mentionné plus tôt, n’en ont pas tenu compte dans leur modèle…

Ne reculant devant aucune difficulté, cette étude prévoit aussi :

  • une polarisation des emplois et donc un accroissement des inégalités de revenus (sans réaction des populations qui accepteront cette injustice calmement…);
  • que «les atteintes à l’environnement devraient continuer de s’accumuler dans l’hypothèse de politiques inchangées» (mais, si elles changeaient, leur scénario s’effondrerait, tandis que si elles ne changeaient pas, leur scénario n’aurait aucun sens…);
  • que «Si les politiques de réduction des émissions polluantes restent inchangées ou inefficaces, les conséquences économiques de plus en plus lourdes de la dégradation de l’environnement due entre autres au changement climatique devraient entraver la croissance avant même 2060» (idem);
  • que «D’ici 2060, les émissions de gaz à effet de serre auront doublé par rapport à 2010 et les atteintes à l’environnement causées par exemple par la baisse de la productivité agricole et l’élévation du niveau des océans pourraient avoir fait reculer le PIB de 1.5 % à l’échelle mondiale et de plus de 5 % en Asie du Sud et du Sud-Est» (re idem); en plus, «Ces estimations ne prennent pas en compte la montée en flèche des coûts de santé et des pertes de productivité imputables à la pollution locale dans nombre de pays. Les risques d’événements climatiques catastrophiques seront plus élevés, et l’augmentation de la concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère jusqu’en 2060 causera de nouveaux dommages à l’environnement» (l’ai-je dit? Idem!);
  • que l’accès au crédit serait rendu plus facile et le système financier plus stable (qu’il est beau le monde des modèles d’équilibre général!)…

Elle recommande dans ce contexte :

  • que la réglementation du marché du travail soit «assouplie»;
  • que l’âge donnant droit à la pension de retraite soit fortement augmenté; pire la version complète définit la population en âge de travailler comme étant celle âgée de 15 à 74 ans!
  • qu’il faudra établir un arbitrage («trade-off», dans la version anglaise) entre l’équité et la croissance face à la hausse des inégalités, ignorant les conclusions d’une récente étude du FMI (dont j’ai parlé dans ce billet) qui associe au contraire une croissance plus forte et plus longue à une plus grande égalité; mais, comme ce n’est pas ce que la théorie derrière les modèles d’équilibre général postule, les auteurs préfèrent la théorie à la réalité;
  • pour garantir une plus grande égalité des chances et favoriser une baisse des inégalités, qu’il faudra augmenter la participation des jeunes aux études supérieures, mais aussi hausser les droits de scolarité (euh…) pour tenir compte de la fragilité des finances publiques;
  • point plus positif, que les États coopèrent mieux entre eux, tant pour lutter contre le réchauffement climatique (tout en prévoyant le doublement des émissions de gaz à effet de serre, je le rappelle) que pour éviter la concurrence fiscale qui, au bout du compte nuit à tous (comme je le dis depuis longtemps…).

Bon, il y en a d’autres, dont l’augmentation des taxes à la consommation, la baisse des impôts (pas étonnant, les auteurs utilisent le même modèle que Luc Godbout), et la hausse des taxes sur la richesse (ça, ça me va!), mais j’arrête là…

Et alors…

En plus des contradictions que j’ai soulignées, des incohérences du scénario utilisé et de la décision douteuse de baser un scénario sur un modèle théorique qui a été maintes fois démoli (ce modèle est d’ailleurs une des idées zombies dénoncées par John Quiggin dans son livre Économie zombie : Pourquoi les mauvaises idées ont la vie dure…), les auteurs mentionnent au début de leur étude qu’elle «ne doit pas être considérée comme une prévision, mais seulement comme une description des nouveaux défis que ces tendances pourraient générer, tant au niveau national qu’international, si elles devaient se poursuivre».

Ouf, ce ne sont pas des prévisions, seulement un scénario de maintien de tendances, mais on ne se gêne pas pour fournir des prévisions à deux chiffres significatifs (même si ce ne sont pas des prévisions), on fait varier ces non-prévisions par pays et on écrit le tout sans conditionnel! Et, bien sûr, on ne dit mot de ce «détail» dans son communiqué de presse, pour être bien certain que les journaux ne tiennent pas compte de cette réserve méthodologique! Et on se permet sur cette base qu’on sait plus que fragile de conseiller de hausser les droits de scolarité, d’assouplir les lois du travail (les employeurs seraient plus portés à embaucher des travailleurs moins bien protégés, peut-on lire à la page 44 de la version anglaise), d’augmenter l’âge du versement des prestations de retraite et de favoriser une plus grande libéralisation du commerce international (je n’avais pas tout dit!).

J’ai senti tout au long de la lecture des deux versions que j’ai lues un malaise palpable. On dirait que les auteurs ont appliqué leur modèle d’équilibre général comme de gentils économistes bien formés à l’école classico-mathématique et qu’ils ont réalisé que leurs résultats n’avaient aucun sens. Ils ont alors tenté de les rendre un peu plus réalistes en glissant quelques réserves sur les inégalités (bien peu) et sur les contraintes environnementales (beaucoup plus, mais pas assez). Dans mon cas, tout ce qu’ils ont réussi à faire au bout du compte, c’est à me donner le torticolis à force de les regarder virer d’un bord et de l’autre!

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