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La productivité et ses illusions

31 juillet 2014

productivitéAprès l’avoir mis de côté pendant au moins deux ans, j’ai fini par lire le document Confessions of a Serial Productivity Researcher (confessions d’un chercheur en série sur la productivité) de Don Drummond, ancien économiste en chef de la Banque TD (Toronto-Dominion) et co-président de l’Institut CD Howe (entre autres). Un monsieur sérieux, s’il y en a…

Comme j’ai déjà expliqué en détail ce qu’est la productivité et ce que j’en pense dans un précédent billet, je n’en fournirai ici qu’un résumé : c’est bien compliqué, tout le monde court après elle, mais personne ne semble savoir trop trop ce que c’est, ni (en conséquence?) comment la faire augmenter, même pas notre monsieur sérieux qui s’en confesse dans ce document…

Le chercheur de productivité

Ce texte est en fait une version écrite d’une présentation que l’auteur a faite au cours de l’assemblée annuelle de l’Association canadienne d’économique (mauvaise traduction de Canadian Economics Association…) en juin 2011.

Il y soulève dès le début la confusion qui règne dans le public sur la productivité : on pense souvent qu’une plus grande productivité est atteinte en travaillant plus fort pour une paye plus basse, alors que c’est à peu près le contraire (produire pour une valeur monétaire plus élevée en le même nombre d’heures de travail ou produire la même valeur monétaire en moins d’heures)! On confond selon l’auteur (et je suis d’accord, ayant déjà soulevé ce point) joyeusement ce concept avec ceux de la compétitivité ou de l’innovation. Face au constat que la productivité croît beaucoup moins vite au Canada qu’aux États-Unis, l’auteur, un expert du secteur privé, donc omniscient (il se moque en effet de lui-même dans ce texte, sans aller jusque-là, quand même!), se sentait imbu de la mission d’expliquer au gouvernement comment faire augmenter la productivité. Selon lui, la productivité de l’économie canadienne n’augmentait pas suffisamment en raison de l’inadéquation des politiques publiques canadiennes.

Il est alors parti de la prémisse que ces politiques étaient inefficaces :

  • mauvais contrôle de l’inflation;
  • dette publique trop élevée et en hausse;
  • trop de restrictions aux commerces interprovincial et international;
  • taxe de vente trop complexe;
  • taux d’imposition sur le capital trop élevé;
  • etc.

En fait, tout le catalogue des théories néolibérales y passe… et le gouvernement met en application ces recommandations :

  • signature d’ententes de libre-échange;
  • cibles très basses et fixes d’inflation;
  • adoption de la Taxe sur les produits et services (TPS);
  • baisse de la dette dans les années 1990;
  • réduction des barrières au commerce interprovincial;
  • baisse de moitié du taux d’imposition des entreprises;
  • élimination des taxes sur le capital des entreprises;
  • etc.

Résultat : le taux de croissance de la productivité a encore diminué…

Cela ne l’a pas empêché de signer par la suite un manifeste avec d’autres économistes sérieux (orthodoxes ou néolibéraux, c’est la même chose) visant à faire augmenter la productivité en demandant au gouvernement d’aller encore plus loin dans ces solutions miracles qui ne marchent pas, mais devraient marcher selon leur théorie : encore moins d’inflation et d’impôt aux entreprises, moins de barrières au commerce, assurance-emploi moins avantageuse (tiens, tiens…) et le reste, on a compris la recette! Et, en moins de quatre ans, le gouvernement avait appliqué 70 % de leurs recommandations. Résultat? Une autre baisse de la croissance de la productivité! Et là, le monsieur sérieux se pose enfin des questions sur la pertinence de ses recettes… mais pas trop! «[traduction très libre] Cela ne veut pas dire que le 30 % non réalisé ne devrait pas l’être. Cela veut simplement dire qu’on doit examiner d’autres solutions». Là, je me suis dit que s’il se confessait, il n’avait aucune intention de se repentir!

Il se demande entre autres pourquoi les entreprises n’ont pas profité de la hausse de la valeur du dollar canadien à partir de 2003 pour investir en machinerie et équipements. En effet, la théorie prétend que la machinerie devient alors proportionnellement moins chère que la main-d’œuvre (surtout si la machinerie est importée) et que ce genre d’investissement est alors fortement stimulé. Sauf que cette théorie oublie que la demande intérieure et extérieure de cette production diminue car elle devient plus chère pour les consommateurs des pays étrangers et que celle des concurrents étrangers devient moins chère au pays. Elle oublie aussi que ce n’est pas toujours possible de se procurer une machinerie plus productive que celle qu’elle utilise déjà. La faiblesse de la croissance de ce type d’investissements après la baisse de la valeur du dollar canadien semble donner raison à mon raisonnement…

Il se demande ensuite si la faiblesse de la croissance de la productivité ne serait pas due à la structure des entreprises au Canada par rapport à celle des États-Unis, car les entreprises sont plus petites au Canada et que les petites entreprises investissent en général moins que les grosses. Notre sérieux chercheur n’a vraiment pas de chance… Par un heureux hasard, j’ai mis la main sur une autre étude de gens aussi sérieux que lui, membres du cabinet de services professionnels Deloitte, où on peut lire à la page numérotée 2 :

«Si le Canada avait la même part d’emploi par taille d’entreprise que les États-Unis, l’écart de productivité de 13 $ par heure (2010) entre le Canada et les États-Unis diminuerait d’à peine 2 %. C’est que le Canada accuse un retard important par rapport aux États-Unis, quelle que soit la taille de l’entreprise.»

Oups, son hypothèse tombe à l’eau, comme l’effet de ses recommandations! Il aurait pu aussi se demander si la différence de la structure industrielle ne pourrait pas jouer un rôle (étrangement, il ne l’a pas fait). En fait, il n’aurait pas eu plus de chance car l’étude de Deloitte évalue (à la page numérotée 3) que la différence de la structure industrielle n’explique que 5,8 % de l’écart entre les productivités des entreprises des États-Unis et du Canada, quand même près de trois fois plus l’hypothèse précédente de M. Drummond!

En fait, une des plus grosses différences qu’a trouvée l’étude de Deloitte est que le secteur financier est plus «productif» que celui du Canada! Cela veut dire que ce secteur produit plus de PIB par heure travaillée. Quand on sait ce qu’apporte au bien-être de la population cette section du PIB, soit, pas grand chose, et que cette plus grande productivité est à la base de la crise commencée en 2008, on peut se féliciter d’être moins productif!

Notre chercheur en arrive à la conclusion qu’il a plus de questions que de réponses. Encore aurait-il fallu qu’il se pose les bonnes!

Et alors…

En fait, je n’ai pas plus de réponses que notre monsieur sérieux. La productivité étant une mesure basée sur le PIB, elle a les mêmes défauts que lui. Elle ne mesure que ce que le PIB mesure, soit des échanges marchands, pas le bien-être de la population. L’exemple de l’importance du secteur financier pour la productivité des États-Unis le montre bien. C’est ce secteur décroché de la production réelle qui explique le plus la différence de productivité entre les États-Unis et le Canada.

J’ai aussi entendu durant une présentation que ce même secteur financier expliquerait la moitié de la différence de la productivité entre le Québec et l’Ontario! Cela ne m’a pas surpris, car j’ai lu un billet de Paul Krugman (un économiste moins sérieux que M. Drummond, mais plus fiable!) il y a cinq ans qui observait exactement la même chose, mais pour d’autres territoires : la moitié de la différence entre la croissance de la productivité en Europe et aux États-Unis est due aux services financiers et commerciaux. Comme il a écrit ce billet au cœur de la crise, on peut comprendre que cet exploit ne l’ait pas impressionné! «[traduction] Et compte tenu des événements récents, sommes-nous certain que la croissance du secteur financier a fait quoi que ce soit de réellement productif? (…) Quel part de l’apparent miracle de la productivité des États-Unis, un miracle n’est pas partagée par l’Europe, était en fait une illusion statistique créée par le gonflement de notre industrie de la finance?»

À ce compte-là, on n’a vraiment pas besoin d’une hausse de productivité de ce genre!

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