L’index frasérien
Régulier comme un calendrier, l’Institut Fraser, vous savez, cet organisme de bienfaisance qui ne fait jamais de travail politique, surtout pas en y consacrant plus de 10 % de ses dépenses (c’est écrit 0 % dans son rapport…), a publié cette semaine la version 2014 de son très attendu (mais je ne sais pas par qui) Canadian Consumer Tax Index (indice canadien des impôts payés par les consommateurs, disons…), un document qui ne peut viser qu’à influencer les politiques fiscales de gouvernement. Mais, bon, ne vous inquiétez pas, l’Agence du revenu préfère enquêter sur les groupes environnementaux et à vocation internationale…
Ce document est tellement ridicule que je ne sais pas trop par où commencer… Tiens, et si je commençais par le début?
Le début
Disons que le début est que l’Institut Fraser prétend que le taux d’imposition d’un ménage moyen est de 41,8 %, comme on peut le voir dans l’image qui accompagne ce billet et surtout dans le tableau à droite. Or, ce tableau contient plein d’éléments qui ne sont pas payés par les ménages, et d’autres qui sont déjà inclus dans leurs dépenses (les taxes de vente, sur l’alcool, l’essence, le tabac, l’habitation, etc.)!
L’Institut Fraser a en effet mis dans le budget des ménages les taxes et impôts payées par les entreprises, comme l’impôt sur les profits, sur les ressources naturelles et les importations. Il se justifie en disant que ce sont les consommateurs qui les paient au bout du compte, car les entreprises augmentent le prix de leur produits en raison de ces taxes. Or, d’une part, une partie de ces taxes et impôts réduit en fait les profits des entreprises et une autre peut se répercuter sur les salaires de leurs travailleurs, et ne sont pas nécessairement toutes pelletés chez les consommateurs. D’autre part, sur la part de la production canadienne qui est exportée (environ 30 % du produit intérieur brut, le PIB, selon le fichier cansim 384-0038), ce serait des consommateurs étrangers qui paieraient! Mais, pire, si l’Institut Fraser avait raison, ces augmentations de prix seraient déjà incluses dans ceux des biens et services achetés par les consommateurs! Ainsi, quand il affirme que les dépenses des ménages pour l’alimentation, le logement et les vêtements (ce qu’il appelle les biens de nécessité) représentent 36,1 % de leurs dépenses totales (voir page 5), cette somme comprend les taxes de ventes sur ces produits et les hausses de prix que les entreprises leur ont transférées! Or, comme ces sommes se retrouvent à la fois dans les biens de nécessité et dans les taxes et impôts qu’il impute aux ménages, il additionne deux fois les mêmes sommes!
Le tableau ci-contre montre la répartition des dépenses des ménages par type de produit en 2012, selon le tableau cansim 201-0022 de Statistique Canada, provenant de l’Enquête sur les dépenses des ménages. C’est d’ailleurs le tableau utilisé par l’Institut Fraser, en l’indexant selon l’inflation pour faire semblant que ses calculs s’appliquent à 2013 (ça fait plus récent…), comme on peut le voir à la note (4) au bas de la page 7 du document.
En affirmant que le total des impôts représente 41,8 % des dépenses des ménages et que celles pour l’alimentation, le logement et les vêtements en ajoutent 36,1 %, on peut en conclure qu’il ne reste aux ménages que 22,1 % pour les autres dépenses (100 – 41,8 – 36,1 = 22,1), mais le tableau nous montre que les ménages ont consacré cette année-là 14,9 % de leurs dépenses aux transports, 5,0 % aux loisirs, 5,4 % au dépenses courantes (téléphone, animaux, produits de nettoyage, jardinage, etc.), 2,9 % à l’ameublement et j’en passe. Mais, les seuls éléments que j’ai nommés totalisent déjà 28,2 % des dépenses, bien plus que le 22,1 % que l’Institut Fraser laisse pour l’ensemble des dépenses qui ne font pas partie des biens de nécessité et de l’impôt et des taxes. Et je n’ai pas parlé des dépenses de santé, d’éducation et bien d’autres! Comment est-ce possible?
On remarquera au bas de ce tableau que le total des dépenses pour l’alimentation, le logement et les vêtements ressemblent à celle de l’Institut Fraser (35,8 % et 36,1 %). Par contre, le total des dépenses d’impôts et de taxes (non comprises dans les prix) atteint à peine 24,8 % (calcul approximatif et surestimé, notamment parce que j’ai inclus toutes les «Primes pour les régimes d’assurance-hospitalisation et d’assurance-médicaments» et les «cotisations à des caisses de retraites et de pension», des postes budgétaires qui comprennent aussi des dépenses à des assurances et des caisses de retraite privées), soit moins de 60 % du taux imputé par l’Institut Fraser! En outre, je n’ai pas tenu compte des taxes à la consommation et les supposés coûts liés aux impôts payés par les entreprises, car ces sommes seraient déjà incluses aux prix des produits achetés.
On comprendra que l’Institut Fraser fait du double comptage comme je l’ai indiqué plus tôt et que, même en acceptant sa méthode (de tenir compte des taxes et impôts payées par les entreprises), il est incohérent de les comparer aux autres dépenses des ménages, car, comme le montre le tableau, on en arrive à un total des dépenses de 117,0 % des dépenses des ménages. En fait, ce pourcentage pourrait être plus élevé, car, l’Institut Fraser inclut les taxes foncières à la fois dans les taxes et dans les coûts de logement qui font partie de ses biens de nécessité! Il aurait au moins fallu que leur taux des dépenses d’impôts et de taxes (41,8 %) soit divisé par le nouveau total (117,0 %). Mais, cela n’aurait pas seulement été surréaliste (quoique pas plus que l’étude actuelle…), mais cela aurait donné un chiffre trop petit pour leurs ambitions (41,8/117,0 = 35,7 %).
Les résultats de 1961 sont encore plus troublants. On y dit, comme on peut le voir avec une loupe sur l’image qui accompagne le billet, que, selon les calculs savants de l’Institut Fraser, en 1961, les taxes représentaient environ 34 % des dépenses des ménages (33,5 % dans le texte) et qu’ils consacraient 57 % de leur budget aux biens de nécessité (56,5 % dans le texte). Cela laisse 9 % du budget pour toutes les autres dépenses selon l’image (et l’article de Stéphanie Grammond sur le sujet) et 10,0 % si on a lu le texte (comme Eve-Lyne Couturier). Mais, 9 % ou 10 % pour toutes ses dépenses de transports, de loisirs, de dépenses courantes, d’ameublement, de santé (il n’y avait pas d’assurance-maladie, en 1961…), d’éducation, de tabac, de boissons, de TV Hebdo (les livres, c’était moins populaire…) et j’en passe, désolé, je n’y crois pas. D’une part, je sais grâce à l’information fournie sur l’année 2013 (en fait 2012) que l’Institut Fraser fait du double comptage, mais je sais aussi que les impôts des entreprises imputés dans leur calculs ésotériques aux dépenses des ménages étaient bien plus élevés en 1961! Comme on peut le voir à la page 7 de ce document, le taux d’imposition des entreprises était de 41 % en 1960 (ce n’est pas loin de 1961…), taux 173 % plus élevé que celui de 2013 (15 % en 2013). On peut donc supposer sans trop de risque de se tromper que l’impact de l’inclusion injustifiée de ces impôts aux dépenses des ménages a eu un impact plus élevé en 1961 qu’en 2013. Je ne peux malheureusement démontrer aussi clairement cet impact que tantôt pour 2013, car les données de la source mentionnée par l’Institut Fraser pour cette année-là (l’Enquête sur les dépenses des familles urbaines) ne sont pas accessibles sur Internet.
Évolution
Le document de l’Institut Fraser prétend aussi que les impôts et taxes payés par les ménages, tels qu’il les calcule, ont augmenté de 147 % en dollar constants entre 1961 et 2013, comme le montre le tableau ci-contre. Ce calcul est risible, et pas seulement en raison de l’inclusion d’éléments d’imposition qui ne relèvent pas des ménages, mais aussi par le fait qu’on ne paie pas des taxes et des impôts en fonction de l’inflation, mais en fonction de l’augmentation de nos revenus et de nos dépenses. Or, en utilisant les données du document (première colonne du tableau 4 de la page 7), on peut voir que les dépenses étaient 15,5 fois plus élevées en 2013 qu’en 1961 (77 381 / 5000 = 15,48), alors que le fichier cansim 326-0020 de Statistique Canada nous montre que l’indice des prix à la consommation (IPC) n’était que 7,8 fois plus élevé (122,8 / 15,7 = 7,82). Bref, les dépenses réelles ont augmenté presque deux fois (15,48 / 7,82 = 1,98) plus rapidement que l’inflation! En fait, les impôts imaginés par l’Institut Fraser n’ont augmenté que de 25 % (247 / 198 = 1,248), ce qui correspond d’ailleurs à l’augmentation du taux qu’il a fourni (41,8 % / 33,5 % = 1,248). Mais bon, regardons quand même ce tableau de plus près.
On remarquera que près des deux tiers de la hausse de 147 % s’étaient déjà manifestés en 1974 (94,2 % / 147,0 % = 64,1 %). Mais que s’est-il passé entre 1961 et 1974? La mise sur pied ou l’amélioration de programmes sociaux essentiels, notamment ceux-ci :
- le régime de pension du Canada (RPC) et le régime des rentes du Québec (RRQ) en 1966;
- le Supplément de revenu garanti en 1967;
- toutes les provinces ont encouragé la poursuite des études, par exemple par la création des cégeps au Québec en 1967;
- l’assurance-maladie dans plupart des provinces entre ces deux années, dont au Québec en 1970;
- l’assurance-chômage a grandement augmenté et amélioré sa couverture en 1971.
Terrible, non? D’autant plus que certaines de ces dépenses gouvernementales ont fait diminuer les dépenses des ménages, comme l’assurance-maladie et la prise en charge des personnes âgées. Je pourrais continuer à nommer les autres programmes qui ont été améliorés ou au contraire ont subi des attaques pour expliquer les hausses et baisses subséquentes, mais, j’imagine que la démonstration est claire…
Mais, cet exercice est limité, car il subit les défauts du calcul de l’Institut Fraser. Normalement, un taux de taxation et d’imposition pour un pays n’est pas calculé sur les dépenses des ménages, qui ne représentent par exemple que 54 % du PIB canadien, mais sur l’ensemble de l’assiette fiscale d’un pays, soit son PIB. En effet, le gouvernement ne se finance pas seulement auprès des ménages, mais aussi auprès des entreprises (impôts et taxes), sur les exportations (comme mentionné plus tôt) et même sur les dépenses gouvernementales (taxes sur les achats d’équipements, taxes foncière sur son parc immobiliers, taxes sur la masse salariale, etc.). Justement, une source plus fiable, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), fournit des données sur l’évolution de la proportion des revenus d’impôts et de taxes du Canada sur le PIB de 1965 à 2012. Le graphique qui suit illustre le résultat.
Oh, que voilà une autre histoire! Bon, ce graphique commence en 1965, pas en 1961, mais on voit la forte hausse des revenus d’impôts associés à la mise sur pied ou à l’amélioration de programmes sociaux de 1965 à 1970, hausse qui a porté le pourcentage des revenus d’impôts et de taxes sur le PIB de 25,2 % à 30,3 %, une hausse de 20 %. Les années suivantes ont connu une évolution généralement à la hausse pour atteindre 35,9 % en 1997 et en 1998 (notamment en raison de la hausse des cotisations du RPC, de 3,6 % à 9,9 %, et du RRQ, de 3,6 % à 10,35 %). Par contre, l’évolution subséquente ne correspond vraiment pas à l’histoire racontée par l’Institut Fraser : ce taux a en effet diminué de plus de 15 % par la suite pour atteindre 30,4 % en 2011, le même niveau qu’en 1970, avant de remonter très légèrement à 30,7 % en 2012. On comprend maintenant mieux que l’Institut Fraser préfère son histoire alambiquée à la situation réelle!
Et alors…
Je me déteste parfois de perdre mon temps à contredire des «études» tellement mauvaises que personne ne les croient. Personne? Mais, attendons, la grande Presse n’a-t-elle pas justement rapportée cette fiction comme si elle représentait la réalité? Je me console aussi en pensant que je ne suis pas le seul à avoir pris la peine de contredire ce roman de science-fiction : PressProgress, le Centre canadien de politique alternative (CCPA) et l’Institut de recherche et d’informations socio-économique (IRIS) n’ont pas pu non plus se retenir de ridiculiser cette fable de l’Institut Fraser. Je me console aussi en me disant que l’approche que j’ai adoptée est quand même pas mal différente de celles que ces éminents collègues ont choisies… Mais, ce document est tellement mauvais que les angles pour l’attaquer sont innombrables….
En effet, j’étais étonnée que Stéphanie Grammond, dont j’apprécie certaines analyses dans La Presse, fasse état de cette étude complètement farfelue. Mais ça m’a rappelé ce moment surréel où le « sondage » sur l’opinion des Québécois par rapport à la loi spéciale avait été publié (sondage réalisé alors que la loi était encore discutée et donc pas encore définie…) et que les chroniqueurs s’étaient empressés de commenter les résultats du sondage sans penser qu’il faudrait peut-être questionner la méthodologie… Ce qui m’a rendu méfiante quant aux sources d’information des journalistes.
Ce qui me désole, c’est que l’IRIS, les blogues ou le CCPA ont beaucoup moins de diffusion médiatique que la Presse ou le JdM. Et que si le journaliste ne fait pas le travail correctement (vérifier si un tel document, ça se peut, par exemple…), il se fait berner (je ne peux croire à la mauvaise foi de tous!) et il berne le monde. Et on part alors tous sur de fausses données pour juger la réalité…
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«Ce qui m’a rendu méfiante quant aux sources d’information des journalistes.»
La petite blague que je fais dans ce billet sur la mention de 9 % par Mme Grammond (au lieu de 10 %) porte justement sur le fait qu’elle ne semble pas avoir lu l’étude (pourtant courte), et, surtout, qu’elle ne s’est pas interrogée sur la méthode utilisée pour parvenir à un taux si faible pour faire face à autant de dépenses…
«Et on part alors tous sur de fausses données pour juger la réalité…»
Voilà!
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Questionner la méthodologie, quelle bonne idée !
La méthodologie, c’est le fondement de l’information sérieuse. Je le fais quotidiennement avec les métriques et analytiques d’Alexa concernant la demande à voir des pages de sites ou de blogues d’acteurs politiques au Québec. Ça me procure des tableaux de chiffres instructifs mais menteurs pour qui n’en connaît pas la méthodologie. Pourquoi je publie ? Je n’ai pas le prétexte du gagne-pain. Disons que je me divertis, c’est un droit.
Il était question d’une société des loisirs chez les futurologues des années 70. Nous sommes au coeur de ce futur, un exemple théâtral:
http://theatrelalicorne.com/lic_pieces/la-societe-des-loisirs-2/
La société des loisirs attendue me semble une société du divertissement par médias où l’intérêt politique occupe une place importante mais inefficace.
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