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Les inégalités continueront-elles à se creuser?

21 août 2014

inégalités_creuserGrâce à un article de PressProgress, j’ai pris connaissance de l’étude de Lars Osberg, économiste canadien spécialisé dans la recherche sur les inégalités, l’exclusion sociale, la pauvreté et la mesure du bien-être économique, intitulée Can Increasing Inequality Be a Steady State? (ou Les inégalités peuvent-elles continuer à se creuser éternellement?) diffusée en juin 2014 par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

L’entrée en matière

Il n’y a plus grand monde qui nie le fait bien établi que les inégalités sont en forte croissance depuis au moins les années 1980. Par contre, on s’entend moins sur leurs effets. Si certains, comme Richard Wilkinson et Kate Pickett, les ont associées à un grand nombre de problèmes sociaux, d’autres considèrent que bien d’autres facteurs entrent en jeu dans ces conséquences. Quoi qu’il en soit, la grande majorité de la population préférerait vivre dans une société moins inégalitaire.

L’évolution des inégalités

L’auteur s’attarde plus spécifiquement dans cette étude aux cas des États-Unis, de l’Australie et du Canada. Après avoir montré que seules les données fiscales peuvent permettre d’observer l’évolution de la part des revenus accaparée par les plus riches des plus riches, soit le 1 % et même le 0,1 % (partie très intéressante en termes méthodologiques, mais bien aride pour un billet…), l’auteur présente quelques graphiques pour illustrer la situation spécifique des trois pays choisis.

inégalités_creuser1Il commence avec le graphique le plus classique sur le sujet, type de graphique utilisé entre autre par Thomas Piketty (voir le premier graphique de ce billet). On peut voir que la part des revenus accaparée par le 1 % le plus riche a connu une évolution semblable depuis 1913 dans ces trois pays, mais à des ampleurs différentes. Dans les trois cas, cette part était à un niveau élevé en début de période, a diminué de la fin des années 1930 jusqu’à la fin des années 1970 aux États-Unis et au Canada, mais de la fin des années 1940 jusqu’aux années 1980 dans le cas de l’Australie (délai que Osberg explique bien dans l’étude), puis a augmenté par la suite dans les trois pays. Ces mouvements ont eu la plus grande ampleur aux États-Unis (cette part atteignant plus de 22 % en 2012), moindre au Canada (13 % en 2010, les données de 2011 et 2012 n’étant pas disponibles) et plus basse en Australie (un peu moins de 10 % en 2009, dernière année où les données sont disponibles). Il faut toutefois noter que les revenus de gains en capital, très concentrés chez les plus riches, n’ont pas pu être inclus pour l’Australie, car ils ne sont pas dans les données fiscales. Cela explique en partie la moins grande part de revenu chez les plus riches de ce pays tout au long de la période.

inégalités_creuser2Les trois graphiques ci-contre sont moins classiques. C’est la première fois que je voyais cette dynamique ainsi présentée. Ils montrent la croissance des revenus en moyennes mobiles de 10 ans (chaque point représente la croissance des 10 années précédentes, de façon à «lisser» les données pour effacer les écarts erratiques annuels). Le premier, pour les États-Unis, illustre clairement la raison des mouvements du graphique précédent. En effet, on peut voir que la croissance des revenus du 1 % le plus riche (ligne bleue) fut moindre que celle des 99 % et des 90 % les plus pauvres (ces deux lignes se suivent presque parfaitement) de 1940 à 1970, et que cette croissance fut au contraire beaucoup plus élevée à compter du milieu des années 1980.

L’auteur fait observer que la croissance relativement similaire dans ces trois groupes du milieu des années 1960 au milieu des années 1980 explique la popularité du concept d’«agent représentatif», où, pour simplifier, les modèles néoclassiques utilisaient et utilisent malheureusement encore (notamment dans leurs modèles d’équilibre général, comme je l’ai expliqué ici) le consommateur ou le producteur moyens comme ayant exactement le même comportement que tous les consommateurs et tous les producteurs, ce qui, bien sûr, n’a aucun sens. Fin de la parenthèse théorique!

Le deuxième graphique raconte sensiblement la même histoire pour le Canada, mais avec une ampleur bien moindre (ne pas se laisser leurrer par le graphique qui a un sommet de 8 %, nettement moindre que celui de 12 % des États-Unis). Finalement, le troisième, celui pour l’Australie, est plus erratique, mais présente aussi des mouvements semblables. Notons que ces deux derniers graphiques se terminant en 2009 (Australie) et en 2010 (Canada), ils montrent à la fin une baisse importante de la croissance des revenus du 1 %, baisse que les riches des États-Unis ont aussi subie dans ces années-là en raison de la récession, mais qui fut suivie par un retour à une forte croissance en 2011 et 2012. Les prochaines données nous diront si cette croissance a repris son envol au Canada et en Australie comme aux États-Unis.

L’auteur attribue la plus forte croissance des 90 % et 99 % les moins riches de 1940 à 1970 à huit facteurs principaux :

  1. la forte diminution du chômage en raison de la production militaire au début des années 1940;
  2. le contrôle des prix et des salaires durant la guerre qui a réduit les marges bénéficiaires des entreprises;
  3. le transfert des emplois agricoles peu payés vers des emplois manufacturiers qui a fait augmenter les revenus des travailleurs transférés;
  4. la forte augmentation de la scolarisation d’une main-d’œuvre au départ peu scolarisée qui a eu de grands effets sur les salaires;
  5. le fort impact sur la productivité des changements technologiques importants à l’époque;
  6. la hausse de la syndicalisation qui a eu des effets non seulement sur les salaires des syndiqués, mais aussi sur ceux des non-syndiqués et sur l’amélioration des politiques sociales;
  7. l’augmentation de l’activité des femmes sur le marché du travail qui, même si elles étaient souvent mal payées, a fait augmenter le revenu des ménages;
  8. la crainte de l’internationalisation de la révolution des pays dits communistes qui a porté les plus riches à accepter des niveaux d’imposition élevés et des programmes sociaux et de transferts qui ont permis de faire diminuer les inégalités.

Malheureusement (heureusement pour la guerre…), ces facteurs ont soit déjà entraîné leurs effets les plus importants (comme la plus forte activité des femmes sur le marché du travail, le transfert des emplois agricoles, la forte hausse de la productivité et la hausse de la scolarisation), ou ont disparu (baisse de la syndicalisation, plus de menace de la gauche). Cette période d’égalisation a en fait été à contre-courant de la tendance plus régulière de la hausse des inégalités, qui est redevenue la «norme» depuis plus de trente ans.

Et si les inégalités continuaient à se creuser…

Pour que le 1 % ne fasse que maintenir sa part actuelle des revenus, il faudrait qu’à l’avenir la croissance de ses revenus soit la même que celle des revenus des 99 % les moins riches. Par contre, si le revenu des plus riches et des plus pauvres continue à augmenter aux rythmes observés de 1984 à 2012, celui du 1 % des États-Unis, dont le ratio des revenus par rapport au revenu médian est passé de 8,1 à 20,0 en 2012, atteindra 37,7 en 2032! Ils gagneraient en moyenne près de 40 fois plus que le citoyens des États-Unis moyen! Est-ce évitable?

Pour cela, il faudrait soit que la croissance des revenus du 1 % ralentisse ou que celle du 99 % augmente, idéalement que les deux se produisent. Je vais ici passer rapidement sur l’analyse de l’auteur, certainement passionnante, mais qui prendrait plusieurs pages à présenter. Disons seulement qu’il examine divers scénarios qui permettraient potentiellement un revirement :

  • plafonnement des gains de productivité des riches (productivité qui n’a en fait jamais augmenté; en fait, la hausse de leurs revenus n’a rien à voir avec leur productivité);
  • accroissement de la scolarité du 99 % (qui n’augmente plus guère depuis 40 ans aux États-Unis; et ce n’est pas avec les droits de scolarité stratosphériques qu’on y trouve que ça va changer);
  • baisse du taux de chômage (sa baisse des années 1990 et 2000 n’a rien changé à la tendance);
  • augmentation de la syndicalisation (rien ne laisse prévoir un revirement de ce côté);
  • mouvement pour encourager les sociétés responsables socialement (aucun impact perceptible jusqu’à maintenant).

Bref, rien ne semble en mesure de renverser cette tendance…

Conséquences de l’accroissement des inégalités

Si les revenus du 1 % n’augmentaient davantage que ceux du 99 % que pendant un an ou deux, cela aura peu d’impact, mais c’est la constance de cet écart année après année qui entraîne les disproportions que nous connaissons et, encore pire, celles que nous risquons de connaître. L’auteur note que cette tendance a été encouragée par la diminution des taux marginaux d’imposition maximaux dans les trois pays étudiés. Il aborde ensuite les conséquences d’un accroissement continuel des écarts de revenus :

  • le 1 % ne pouvant pas dépenser tous ses revenus, il en prête une partie aux 99 % qui au contraire s’endettent toujours plus : ce cycle a des limites, comme la dernière crise l’a montré, et l’atteinte de ces limites entraîne de graves crises financières et économiques; pour être gentil, l’auteur parle d’accentuation de l’instabilité…
  • quand les 99 % arrêtent d’emprunter, cela entraîne un climat de stagnation (comme ce qu’on vit actuellement) et le 1 % se voit «obligé» de mettre son argent dans des placements plus spéculatifs, ce qui… augmente l’instabilité!
  • les dettes des gouvernements, que ce soit en raison de la baisse de leurs revenus ou de l’établissement de plans de relance, augmentent, ce qui… accentue l’instabilité!

Bref, même avec ce résumé extrême, on voit que l’accroissement de la part des revenus des plus riches est intenable… mais on a vu plus tôt que rien ne peut ralentir cette tendance! Et ce n’est pas tout, car l’instabilité générée par la poursuite de la tendance à l’accroissement des inégalités n’est pas que financière et économique, mais aussi sociale :

  • comme l’a montré Thorstein Veblen il y a plus d’un siècle (voir ce billet), lorsque qu’une classe privilégiée est formée, celle-ci tentera toujours de se démarquer par sa consommation ostentatoire qui marquera son statut dominant; or, si à l’époque de Downton Abbey, les différences indécentes de statuts étaient socialement acceptées (et encore…), ce n’est plus le cas;
  • cette tendance amène la société privilégiée à se refermer sur elle-même et à susciter toujours plus d’envie de la part des laissés-pour-compte;
  • la publicité vient accentuer ce ressentiment, en vantant les produits qui permettent à la classe dominante de marquer sa différence sociale (elle le vaut bien…); cette publicité vise même à susciter l’envie pour que le public vraiment visé sente que l’acquisition du bien ou du service proposé le démarque vraiment des autres.

En plus de ses conséquences financières, économiques et sociales, l’accroissement des inégalités a aussi des conséquences politiques, car le 1 % a plus de ressources pour faire valoir ses idées qui ne correspondent pas à celles des 99 %. Surtout aux États-Unis, ils sont beaucoup plus actifs politiquement que les 99% et peuvent influencer le résultat des élections et même le menu législatif par leurs contributions aux partis et aux candidats qui acceptent de défendre leurs idées. Inutile d’ajouter que les priorités des 99 % passent alors bien loin derrière…

Finalement, l’accentuation des écarts de richesse restreint la mobilité sociale, les plus riches ayant les moyens de s’assurer que leurs enfants aient droit aux meilleures écoles et universités qui en profitent pour augmenter leurs droits de scolarité à un niveau tel que seuls les membres de la société privilégiée pourront y envoyer leurs enfants. Et cela, c’est sans compter sur leurs contacts qui assureront à leur progéniture les meilleures expériences de travail. Inévitablement, l’amélioration des possibilités des gosses de riches de rester au sommet restreindra celles des autres de monter dans l’échelon social.

Ayant les moyens d’offrir à ses enfants les meilleures écoles et à soi-même les meilleurs service de santé, le plus riche sera de plus en plus réticent à contribuer pour que ses concitoyens bénéficient minimalement de ce genre de service et voudra toujours payer moins de taxes et d’impôts (quitte à déposer ses capitaux dans des paradis fiscaux). Et comme il contrôle en partie le processus électoral et politique, il y parviendra.

Mais, ce ce cycle infernal peut-il se poursuivre à l’infini? C’est avec cette question que l’auteur termine son exposé, avant de conclure… Et , dans cette conclusion. il va aussi loin que d’affronter le point Godwin en rappelant que le type de choix sociaux qu’il reste dans une telle impasse a déjà mené à la montée du fascisme en Italie et en Espagne, et du nazisme en Allemagne. Il ne prétend pas que c’est le seul choix, mais qu’il ne peut prévoir d’aucune façon où peut mener une tendance aussi peut acceptable socialement. Son scénario pessimiste prévoit soit la montée de mouvements extrémistes, soit l’imposition d’un régime totalitaire (il ne dit pas ce mot, mais parle de «l’expansion de la surveillance de l’État et [de] la réduction des libertés civiles»). Son scénario optimiste est associé à une hausse des niveaux d’imposition et à une stabilisation des écarts de richesse. Mais pour atteindre cet objectif, il faudrait, année après année, s’assurer que les inégalités cessent d’augmenter, donc que la hausse des revenus des 99 % soit au moins égale, sinon supérieure, à celle du 1 %… Ce n’est pas gagné!

Et alors…

Je n’ai bien sûr pas pu rendre justice à cette étude. C’est vraiment une des meilleures et des plus complètes que j’ai lue depuis le livre de plus de 900 pages de Thomas Piketty! J’ai dû la simplifier vulgairement (ou la vulgariser de façon simpliste…) pour que la longueur de ce billet ne dépasse pas mes précédents sommets.

Qu’ajouter à cela? Rien, relisons et méditons…

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One Comment leave one →
  1. 25 août 2014 18 h 05 min

    Citant l’auteur de l’étude présentée dans ce billet, j’ai écrit :

    «Ayant les moyens d’offrir à ses enfants les meilleures écoles et à soi-même les meilleurs service de santé, le plus riche sera de plus en plus réticent à contribuer pour que ses concitoyens bénéficient minimalement de ce genre de service et voudra toujours payer moins de taxes et d’impôts (quitte à déposer ses capitaux dans des paradis fiscaux).»

    En fait, la situation est encore pire que ça, selon le dernier billet de Robert Reich. Il mentionne entre autres :

    «[traduction] Les quartiers où vivent les plus riches et où les citoyens dépensent le plus pour les écoles fournissent maintenant environ deux fois plus de financement par étudiant que dans les quartiers où on dépense le moins, selon un rapport d’une commission consultative fédérale. Dans certains États, comme la Californie, le ratio est de plus de trois pour un.»

    Plus loin :

    «Plutôt que de payer des taxes supplémentaires qui iraient dans les districts les plus pauvres, de nombreux parents habitant des quartiers chics ont plutôt augmenté leurs contributions déductibles d’impôt à des fondations de parents qui visent à améliorer leurs propres écoles.»

    J’ai d’ailleurs déjà déploré que la Loi sur l’instruction publique permette aux écoles de former de telles fondations, justement en raison du fait que celles des quartiers plus riches sont en mesure de récolter bien plus d’argent que celles des quartiers pauvres…

    À lire!

    http://robertreich.org/post/95749319170

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