Les dessous du printemps étudiant
C’est à la suggestion de Bernard Ducharme que j’ai lu Les dessous du printemps étudiant – La relation trouble des Québécois à l’histoire, à l’éducation et au territoire de Gérard Beaudet. Je dois dire qu’il n’a pas eu besoin de me tordre un bras, d’une part, parce que j’ai souvent apprécié les interventions de cet urbaniste et, d’autre part, parce que j’avais été déçu d’un précédent livre qui me semblait aborder la marchandisation de l’éducation, mais ne l’avait fait que superficiellement.
Le contenu
Après une préface pertinente dans laquelle Jean-Paul L’Allier critique la marchandisation de l’université avec de solides arguments (en mentionnant notamment que l’université a cédé avec la bénédiction de l’État à l’illusion que la marchandisation de l’éducation est synonyme de progrès), Gérald Beaudet nous remet en mémoire l’ampleur des manifestations du printemps 2012, notamment celle du 22 avril qui a réuni au moins 200 000 personnes et plus probablement 300 000 (dont moi!) pour protester contre la hausse des droits de scolarité, mais aussi, en ce Jour de la Terre, contre les politiques gouvernementales qui nuisent à l’environnement, comme par exemple son laxisme face à l’exploitation des gaz de schiste. Il nous présente dans ce contexte l’objet de son livre :
«les débats concernant la hausse des frais de scolarité et l’exploitation des gaz de schiste seraient sous-tendus par le rapport qu’entretiennent les Québécois à l’histoire, à l’éducation et au territoire, un rapport dont les ressorts ont été occultés par la table rase décrétée au moment de la Révolution tranquille.»
Il précise ensuite que les réformes mises de l’avant lors de la Révolution tranquille (années 1960) touchant l’éducation et l’aménagement du territoire n’ont pas pu être réalisées en entier en raison de «certains héritages dont on n’a pas suffisamment tenu compte au moment où était décidée la rupture avec le passé». Cette lacune serait ressortie lors du printemps étudiant et pourrait expliquer en partie la polarisation et l’intensité des débats.
Cette thèse est pour le moins originale. La démonstration de l’auteur est souvent solide, mais ne m’a pas toujours convaincu, particulièrement quand il l’applique à l’éducation. Il critique pourtant de belle façon la tendance de la marchandisation de l’éducation, dénonçant entre autres la hausse des dépenses consacrées à la publicité et aux tâches administratives et de gestion qui l’accompagne, et l’accent mis sur ce qu’il appelle le «star system» de la recherche et sur la concurrence entre les universités. Tout cela ne contribue nullement à l’amélioration de l’enseignement, fonction pourtant essentielle des universités (ça fait même bizarre de devoir le rappeler!).
Mais, il s’attarde surtout sur les causes du mépris et de la condescendance dont le mouvement étudiant et ses sympathisants (enseignants et autres citoyens) ont été victimes. Il s’étonne d’autant plus de ces réactions méprisantes et peu nuancées que leurs auteurs étaient souvent des personnes qui ont fait partie de la première génération à bénéficier elle-même d’études supérieures. Après réflexion, il attribue ces réactions à «la manifestation d’un rapport trouble et ambivalent à l’éducation», comme si «la portée collective du projet éducatif mis en œuvre dans le sillage du dépôt du rapport Parent, il y a maintenant cinquante ans, n’avait pas été assumée». Malgré un rattrapage spectaculaire dans la scolarisation des Québécois, base de son tout aussi spectaculaire rattrapage économique, «l’éducation ne serait jamais devenue un enjeu et un défi collectifs, sauf en ce qui concerne son financement».
Il en conclut que l’appui aux «lucides» et à leur vision de l’étudiant consommateur-client et de l’université «affairiste obnubilée par l’accroissement de ses parts de marché» ne serait pas une véritable adhésion aux arguments des tenants d’une université entrepreneuriale, mais bien «la conséquence du poids de l’histoire sur nos aptitudes et notre compétence collective à débattre des grands enjeux auxquels nous sommes confrontés».
J’ai un peu de difficulté avec cette explication. Si cet historique (il parle plus loin d’«atavisme» soit la «Réapparition chez un descendant d’un caractère quelconque des ascendants, caractère demeuré latent pendant une ou plusieurs générations intermédiaires») pourrait possiblement avoir joué un rôle dans l’intensité de commentaires qu’on croyait avant cela réservé aux radios-poubelles, je ne vois vraiment pas son rôle dans l’adhésion au concept de marchandisation de l’éducation et d’étudiant consommateur-client qui investit dans son capital humain en vue de gains futurs. En effet, ce concept est né bien avant dans d’autres sociétés, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne (et même dans d’autres provinces canadiennes), et nos «lucides» visent finalement qu’à les imiter et à «concurrencer» leurs universités sur les mêmes bases. Or, ces sociétés n’ayant pas du tout le même historique que les Québécois, comment expliquer qu’elles aient adopté ce modèle bien avant nous?
Cela dit, l’approche de l’auteur suscite la réflexion (c’est déjà beaucoup!) et sa présentation des enjeux est toujours pertinente.
La suite
Le chapitre suivant est consacré à la mutation de l’université en entreprise du savoir. Il montre justement que cette tendance remonte à plusieurs dizaines d’années aux États-Unis (il cite un président de l’Université de Chicago qui a comparé en 1894 son institution à une entreprise ferroviaire!), mais qu’elle est plutôt récente au Québec et se répand en lien avec «l’accélération de l’emprise de l’idéologie néolibérale». Il donne un exemple vécu en 2006 de cette tendance au temps où il était directeur de l’Institut d’urbanisme de l’Université de Montréal, alors que des gestionnaires ont demandé aux facultés, dont celle qu’il dirigeait, des compressions impossibles à atteindre en fin d’année universitaire, manifestation éloquente de «l’accroissement de l’emprise managériale» dans cette université, transformation entreprise au début des années 1990.
Je saute de grands bouts de ce chapitre (pourtant fort intéressant) pour simplement mentionner qu’il se termine par un appel à l’organisation d’États généraux qui ne porteraient pas seulement sur le financement et la gouvernance des universités, mais aussi et surtout sur l’ensemble du projet éducatif québécois. Il ne s’illusionne pas et ne voit pas en ces États généraux une solution miracle. Il craint en effet que la tendance à la marchandisation soit déjà trop bien engagée pour espérer que ses tenants lâchent le morceau sans le défendre bec et ongles. Mais, cela demeurerait une occasion à ne pas laisser passer pour bâtir un rapport de force et revenir aux «fondements mêmes de ce qui doit être un projet collectif».
Le dernier chapitre contient une analyse historique semblable à celle faite dans le chapitre sur l’éducation, mais portant cette fois sur l’urbanisme et l’aménagement du territoire. Connaissant peu ce domaine, j’ai appris beaucoup de cet expert en la matière sur ce sujet auquel on n’accorde pas l’attention qu’il mérite. Je n’en dirai qu’une chose, soit que, là aussi, la marchandisation (du territoire, cette fois) fait des ravages…
Et alors…
Alors, lire ou ne pas lire? Malgré mon petit désaccord avec la thèse principale de l’auteur, j’ai grandement apprécié l’analyse qu’il tire de son hypothèse. En plus, le fait d’appliquer cette hypothèse à deux domaines qu’on penserait étrangers l’un à l’autre ajoute une couche d’originalité à ce livre. Bref, oui, je suis content d’avoir lu ce livre et en conseille la lecture sans hésitation!