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Histoires d’emploi

30 août 2014

histoires_emploiIl ne se passe pas grand chose ces temps-ci sur le plan de l’emploi… mais il y a plein d’histoires à raconter sur sa stagnation et les interprétations qu’on en fait.

La stagnation stagne…

Statistique Canada a émis un communiqué jeudi dernier sur la mise à jour des données de l’Enquête sur l’emploi, la rémunération et les heures de travail (EERH). Comme d’habitude, le seul aspect de ces données commenté dans les médias portait sur les salaires, aucun ne réalisant qu’il s’agit de la source la plus fiable sur l’emploi.

Comme j’ai l’habitude de le faire, je vais tout de même mettre à jour mon graphique sur l’évolution de l’emploi selon les données de l’Enquête sur la population active (EPA), enquête qui comporte une marge d’erreur importante, et celles de l’EERH. Comme l’EERH ne tient pas compte de l’emploi agricole, ni des travailleurs autonomes (et de quelques autres secteurs de moindre importance), et que, en conséquence, les niveaux d’emplois de l’EERH et de l’EPA sont différents, j’ai dû faire partir les données à 100 (en divisant chaque donnée de chaque série par l’emploi de septembre 2010) dans les deux cas pour qu’on puisse mieux voir l’évolution relative des deux courbes.

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On peut constater que, mis à part deux baisses temporaires en juin 2013, baisse due à la grève dans la construction, et en avril 2014, l’emploi selon les données de l’EERH (ligne rouge) n’a presque pas bougé depuis deux ans (3,482 millions d’emplois salariés en juillet 2012 et 3,480 millions en juin 2014). Les données de l’EPA montrent plus de mouvements, mais la tendance est la même, les estimations d’emploi pour les sept premiers mois de 2014 (4,030 millions) étant quasi identiques à celle des sept premiers mois de 2013 (4,028 millions).

Cette stagnation correspond aussi aux leçons qu’on peut tirer des autres indicateurs, comme le soulignaient Michel Pepin jeudi et et Rudy Le Cours hier : le PIB n’augmente presque plus (et, encore, mon «presque» est optimiste, avec des taux croissance de 0,1 %, -0,2 % et 0,1% en mars, avril et mai) et les revenus du gouvernement augmentent bien moins que prévu. Bref, toutes ces données ne font que confirmer ce que je dis (avec d’autres) depuis un bout : l’emploi et l’activité économique stagnent et ce ne sont sûrement pas les politiques d’austérité de nos gouvernements qui vont y changer quelque chose. Et comme mentionné aussi dans quelques billets précédents (dont celui-ci), les récentes données montrent que le seul point positif est du côté de la hausse des exportations. Souhaitons que la valeur du dollar canadien ne reparte pas en hausse, car on ne parlera plus de stagnation, mais de récession!

Les explications de Statistique Canada

Dans un long statut Facebook que j’ai publié le 16 août dernier à propos de l’erreur de Statistique Canada dans ses estimations de l’emploi pour juillet (hausse de près de 42 000 emplois au Canada au lieu de seulement 200, tel qu’annoncé au départ), j’indiquais que j’étais exaspéré de lire tant de textes sur l’énormité de cette erreur, alors qu’elle ne faisait modifier que de 0,23 % l’estimation de Statistique Canada (de 17 820 700 emplois à 17 862 400). J’ajoutais même que, non seulement il ne s’agit pas d’une erreur énorme, mais que c’était «justement parce qu’elle a été petite qu’elle est passée inaperçue». Bref, ce n’était pas l’ampleur de l’erreur qui était inquiétante, mais le fait qu’il y en ait eu une.

Statistique Canada a publié jeudi les résultats de son «Examen de la diffusion de l’Enquête sur la population active de juillet 2014». On y explique à quel point cette enquête est complexe et que le traitement des données l’est encore plus (ce que je mentionnais aussi dans mon statut). Le texte décrit aussi la nature de l’erreur.

Il s’agissait d’une omission de transcription de données dans le module d’imputation des résultats des personnes qui ont répondu antérieurement à l’enquête (rappelons que les personnes demeurent membres de l’échantillon de l’EPA pendant six mois) mais qui n’y ont pas répondu en juillet (en vacances ou pour d’autres raisons). Normalement, on se fie sur le comportement récent des répondants pour établir la proportion des gens qui n’ont pas répondu qui étaient en emploi, en chômage ou inactifs antérieurement et qui changent (ou ne changent pas) de situation (pourcentage qui demeurent dans la même situation, travailleurs, chômeurs ou inactifs, et pourcentage de ceux qui passent de travailleurs à chômeurs ou à inactifs, de chômeurs à travailleurs ou à inactifs et d’inactifs à travailleurs ou à chômeurs) :

« (…) dans le cycle de production de juillet 2014, le module d’imputation n’a pas repris la situation d’activité du cycle de l’enquête de juin. Autrement dit, la situation d’activité de juin 2014 n’a pas été reprise, comme prévu, pour déterminer les valeurs les plus plausibles pour les personnes dont la situation d’activité de juillet était manquante, pour cause de non-réponse. Cela a eu pour effet d’accroître le nombre de personnes qui avaient déclaré avoir un emploi en juin et auxquelles le système a imputé, parce qu’elles n’ont pas répondu à l’enquête en juillet, un statut d’inactif ou de chômeur en juillet.»

Et, le rapport précise plus loin que les procédures habituelles de vérification de la qualité «n’ont pas révélé de résultats irréguliers qui auraient pu indiquer l’existence d’un problème», car «les résultats erronés initiaux de l’EPA étaient plausibles, compte tenu de la variabilité d’échantillonnage inhérente au processus d’enquête», ce qui ressemble pas mal à ce que je disais dans mon statut en expliquant qu’il est difficile de trouver une erreur quand celle-ci est inférieure à la marge d’erreur (ici, une erreur d’un peu plus de 40 000 avec une marge d’erreur à 95 % de 57 000). Bref, je le répète, c’est déjà beau que Statistique Canada ait pu trouver une erreur aussi petite en si peu de temps (deux jours)!

Ah, les données de l’EPA…

J’ai déjà mentionné que Rudy Le Cours est probablement le journaliste qui semble le mieux comprendre que les données de l’EPA sont sujettes à des marges d’erreur importantes. Mais, cela ne l’a pas empêché de réagir exagérément et de conclure erronément à des mouvements d’estimations d’emploi mensuels dans une chronique datant d’un peu plus d’un mois, chronique qui analysait les données de juin de l’enquête. Pour démontrer que l’emploi ne va pas bien (ce avec quoi je suis d’accord), il a écrit :

«Quand on regarde les chiffres par région métropolitaine de recensement, on prend mieux la mesure de l’affaiblissement de l’économie montréalaise qui accuse à elle seule la suppression de 32 200 emplois cette année, dont 8600 en juin»

J’ai eu beaucoup de difficulté à retrouver ces données, probablement en raison de l’imprécision de la formulation. En fait, je n’ai jamais trouvé la baisse de 8600 emplois en juin 2014 (l’estimation a plutôt augmenté de 2100), mais ai trouvé une baisse de 32 400 emplois (à 200 de sa phrase) entre juin 2013 et juin 2014. Cela doit être de cette baisse dont il parlait.

Le tableau qui suit montre l’emploi des quatre derniers mois de juin et la croissance d’emploi entre eux, et l’emploi moyen des années complètes de 2011, 2012 et 2013, ainsi que pour les sept premiers mois de 2014, et la croissance d’emploi entre ces périodes. Pour pouvoir comparer les sept premiers mois de 2014 aux années précédentes, j’ai dû utiliser les données désaisonnalisées, ce qui n’est pas très orthodoxe, mais j’ai vérifié que cela aurait changé peu de choses si j’avais utilisé les données non désaisonnalisées, sauf pour 2014 (où trois des sept mois sont en hiver, période au cours de laquelle l’emploi non désaisonnalisé est beaucoup plus faible que l’emploi désaisonnalisé…), ce qui aurait rendu la comparaison impossible.

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Si on regarde les trois dernières colonnes, on peut voir que l’estimation de l’emploi a bizarrement diminué de plus de 8000 entre juin 2011 et juin 2012 dans la région métropolitaine de Montréal (RMR Montréal, deuxième ligne), alors que celle pour le reste du Québec augmentait de près de 32 000. Cette anomalie s’est plus que corrigée en juin 2013, avec une hausse hors norme de près de 75 000 (de 3,8 %!), alors que l’estimation de l’emploi pour le reste du Québec diminuait de près de 27 000! Sans surprise, les données de juin 2014 corrigent ces écarts énormes, avec une baisse de 32 400 emplois dans la RMR et une hausse de près de 20 000 dans le reste du Québec. Peut-on en conclure, comme le fait M. Le Cours, un affaiblissement de l’économie montréalaise? En fait, si on compare les données de juin 2014 à celles de juin 2011, on voit que l’estimation de l’emploi aurait augmenté de 57 600 au Québec, de34 000 dans la RMR de Montréal et de 23 600 dans le reste du Québec, évolution qui semble correspondre davantage à la vitalité respective de ces régions (en tenant compte des marges d’erreur de ces données!).

Comme les variations des données mensuelles sont énormes et trompeuses, j’ai aussi comparé les données annuelles dans la deuxième partie du tableau. Si les différences entre les données de 2011 et 2012 semblent bien «normales» (quoique un peu faibles dans le reste du Québec), celles entre 2012 et 2013 font sursauter. En effet, l’emploi aurait augmenté davantage dans la RMR de Montréal (49 400) que dans tout le Québec (45 600), et aurait diminué pour annuler la déjà trop faible hausse de 2012 dans le reste du Québec! J’ai d’ailleurs mentionné dans plusieurs billets que tout indiquait que la hausse de 2013 pour l’ensemble du Québec était nettement exagérée (les données de l’EPA semblant trop basses en 2012 et trop élevées en 2013 quand on les compare avec celles de l’EERH). Alors, est-il bien étonnant de constater que les données de 2014 corrigent ces évolutions suspectes en faisant diminuer les estimations pour la RMR de Montréal d’un peu plus de 10 000 emplois et en faisant augmenter celles pour le reste du Québec du même nombre? La seule donnée qui me semble correspondre à la réalité est celle pour l’ensemble du Québec en 2014, qui montre, comme celles de l’EERH, la stagnation de l’emploi…

Bref, M. Le Cours s’est cette fois laissé emporté par son enthousiasme! L’économie montréalaise ne va pas bien, mais pas nécessairement moins bien que celle de l’ensemble du Québec.

Et alors…

L’interprétation des données sur l’emploi (et des erreurs de Statistique Canada) demeure un art qu’on peut prendre des années à développer, ce qui n’empêche pas qu’on puisse se tromper! Je ne répéterai jamais trop à quel point cette interprétation n’est pas facile. La lecture du rapport sur l’erreur de Statistique Canada demeure un calvaire pour quelqu’un qui ne connaît pas déjà au moins un peu ce processus. Même moi, qui me sers de ces données depuis des années et lis avec attention les documents techniques de cette enquête, me suis gratté la tête quand j’ai lu certaines parties du rapport (par exemple : «La solution consistait à modifier le cliché du fichier d’enregistrement fixe, appelé « fichier des systèmes de tabulation » (FST), en déplaçant l’une des variables pour la faire passer du début à la fin du fichier.»… Bien sûr, quoi de plus normal!). Mais enfin, cette lecture permet de réaliser à quel point, comme je l’écrivais à propos des données de l’EPA dans mon statut Facebook «c’est ben compliqué et plein de gens qui sont inconscients de cette complexité se posent en experts pour dire n’importe quoi».

Je répète aussi la conclusion de ce statut, car je ne peux pas dire mieux : «Cela ne veut pas dire que ces données sont trop fragiles pour vouloir dire quelque chose. Il faut simplement cesser de les considérer comme des chiffres exacts et ne les utiliser qu’à moyen et long termes, en tentant même de les comparer avec d’autres indicateurs, comme je le fais toujours…».

P.S. Voici le texte du statut dont je parle dans ce billet :

«Je suis exaspéré par ce que je lis sur l’erreur de Statistique Canada, que ce soit par des journalistes, des économistes ou, mais ça me dérange moins, les gens qui commentent les nouvelles.

Oui, Statcan a fait une erreur… de chargement de logiciel! On en saura plus dans deux semaines.

Mais ce qui me fatigue, c’est la référence à l’énormité de l’erreur. Eille, chose, la croissance de l’emploi est passée de 200 à 42 000 emplois, 210 fois plus! Mais, est-ce énorme 42 000 emplois? Personne ne se pose la question.

En fait, Statistique Canada ne calcule pas les changements d’emploi, mais estime à chaque mois le nombre d’emplois. Ensuite, il constate les changements entre ces deux estimations. Or, l’erreur a fait passer l’estimation de 17 820 700 emplois à 17 862 400, un changement de 0,23 %! Et, même si cela n’a aucun rôle dans cette erreur, il faut savoir que la marge d’erreur dans les changements d’emplois d’un mois à l’autre est 95 % des fois au maximum de 57 000 emplois (donc, en moyenne une fois sur 20, soit en moins de deux ans, c’est plus que ça!).

Bref, oui, il est inquiétant qu’une erreur se soit produite, mais si elle avait été vraiment grosse, Statcan s’en serait aperçu. C’est justement parce qu’elle a été petite qu’elle est passée inaperçue… pendant deux jours! Cela, par contre, est rassurant.

Mais, qui sait d’où viennent ces données? Personne ne pose la question, mais personne non plus ne se gêne pour donner son opinion!

Ces données sont établies à partir d’un échantillon de 50 000 ménages dont les réponses sont ensuite pondérées en fonction de variables démographiques (estimation de la population adulte, de la structure d’âge, du sexe, etc.) et socio-économiques (tranches de revenus, scolarité, immigrants, etc.) qui sont elles-mêmes des estimations basées sur le recensement le plus récent (ce qui causera d’autres problèmes, compte tenu du fait que les réponses au formulaire long ne sont plus obligatoires). Et, je ne vous ai pas parlé de la définition des variables (population adulte, personnes en établissement, chômage, emploi, etc.)… Tiens, le guide de l’enquête est là :http://www.statcan.gc.ca/pub/71-543-g/71-543-g2014001-fra.pdf .

Ensuite, pour satisfaire l’appétit de la population pour des résultats comparables d’un mois à l’autre, on doit désaisonnaliser sur la base des écarts des sept dernières années, dont les résultats sont eux mêmes établis sur de fortes marges d’erreur… D’ailleurs, Statcan mettait en garde dans son dernier communiqué sur les estimations désaisonnalisées dans le secteur de l’éducation, car les écarts sont trop diffus pour les estimer de façon fiable. Et ensuite, on s’énerve pour des variations de moins de 0,3 %… Et on commente des variations dans des industries ou dans le secteur privé dont les marges d’erreur sont encore plus grandes!

Bref, c’est ben compliqué et plein de gens qui sont inconscients de cette complexité se posent en experts pour dire n’importe quoi.

Cela ne veut pas dire que ces données sont trop fragiles pour vouloir dire quelque chose. Il faut simplement cesser de les considérer comme des chiffres exacts et ne les utiliser qu’à moyen et long termes, en tentant même de les comparer avec d’autres indicateurs, comme je le fais toujours…»

Mise à jour :

Emploi_10-2014

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2 commentaires leave one →
  1. Boileau permalink
    30 août 2014 10 h 06 min

    Difficile de faire comprendre aux non-initiés que l’EPA ne donne pas des résultats précis de l’emploi à chaque mois tel qu’ils voudraient qu’elle le fasse, En 2014, on ne connaît pas le nombre précis d’emplois ou de gens au travail? Une hérésie? Mais les faits sont là … L’EPA est une enquête d’une complexité inouie et des années de fréquentation assidue m’ont permis d’en apprécier les forces et les faiblesses, ce que les non-avisés ne veulent pas reconnaître. Merci de veiller au grain.

    Aimé par 1 personne

  2. 30 août 2014 10 h 09 min

    «ce que les non-avisés ne veulent pas reconnaître»

    C’est en effet assez étrange de lire, mois après mois, même d’économistes, des commentaires qui montrent que les commentateurs ne comprennent absolument pas les limites de cette enquête…

    Aimé par 1 personne

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