L’empire du libre-échange
L’empire du libre-échange de Claude Vaillancourt, président de ATTAC-Québec (Association québécoise pour la Taxation des Transactions financières pour l’Action Citoyenne), était pour moi une lecture obligée. J’ai en effet abordé à de nombreuses reprises les conséquences des ententes de libre-échange et ne pouvait rater ce livre qui traite de cette question en profondeur.
Contenu
Malgré sa taille, ce petit livre de 160 pages est relativement complet. Il aborde tour à tour :
- les aspects théoriques du concept de libre-échange, en montrant que ces théories reposent peu ou pas sur des données empiriques;
- le secret entourant les ententes de libre-échange qui empêche tout débat démocratique;
- le concept de «tout est sur la table» qui fait en sorte que les ententes ne précisent pas tous les biens et services qu’elles couvrent, mais seulement ceux qu’elles excluent; cela implique que les biens et services actuellement inexistants seront automatiquement assujettis à l’entente sans discussion;
- le concept de «non discrimination» qui met sur le même pied un petit producteur de produits bios avec une entreprise agricole industrielle, concept qui institutionnalise les inégalités et ridiculise la concurrence;
- l’élimination des frontières… pour les entreprises et les capitaux, mais pas pour les humains (sauf exceptions);
- l’absence d’évaluation sérieuse des conséquences des ententes de libre-échange;
- la complexité du langage juridique des ententes qui les rendent encore plus opaques (même quand on peut enfin lire leurs textes); cela aide les promoteurs de ces ententes, dont les politiciens, à n’en révéler que les effets positifs (accès à un marché de 500 habitants), tout en taisant les effets négatifs (ce marché de 500 habitants compte bien plus de grosses entreprises face auxquelles nos petites entreprises risquent de tout perdre);
- le fait que les grandes entreprises sont les grandes gagnantes de ces ententes, obtenant plein d’avantages (dont celui de poursuivre les gouvernements si elles considèrent que leurs décisions démocratiques leur font perdre des possibilités de faire des profits) et n’y recevant aucune obligation;
- l’utilisation des paradis fiscaux par les entreprises, non seulement pour des objectifs d’évitement fiscal (ce qui est déjà mal), mais aussi pour pouvoir poursuivre le gouvernement de leur pays d’origine si ses décisions ne leur plaisent pas;
- l’historique des ententes de libre-échange et des institutions qui les encadrent;
- le contenu de certaines des ententes les plus marquantes et le fonctionnement d’institutions dans ce domaine : l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (AÉCG) et l’Accord de partenariat transpacifique (PTP);
- une forme de libre-échange qui serait acceptable.
Il serait bien sûr illusoire de vouloir présenter les propos de l’auteur sur tous ces sujets. Disons seulement que ses descriptions sont claires, bien vulgarisées, et que ses analyses sont brillantes, posées et éclairantes. Je me concentrerai dans le reste de ce billet sur deux des sujets qu’il a abordés dans son livre.
La Charte de La Havane
Je dois avouer à ma grande honte que je n’avais jamais entendu parler de cette charte (ou que je l’ai oubliée…). Après la création de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (mieux connu sous son acronyme anglais, le GATT), accord insatisfaisant pour les parties car il ne touchait essentiellement que les tarifs douaniers, les pays ont continué à négocier une entente plus importante qui baliserait le commerce international et qui serait encadrée par un organisme international, l’Organisation internationale du commerce (OIC) qui aurait été affiliée directement à l’ONU (alors que le GATT ne l’était pas, pas plus que ne l’est l’OMC). L’OIC aurait mis en application la Charte de La Havane qui avait été approuvée en 1948. Malheureusement, cette entente fut rejetée par le congrès des États-Unis, sous le prétexte que l’OIC aurait été affiliée à l’ONU, donc aux décisions de la Cour internationale de justice, organisme dont les États-Unis ont toujours refusé de reconnaître les décisions en matière de commerce et d’économe.
Cette charte, signée par une cinquantaine de pays (ce qui est plus du double des 23 pays qui ont adhéré au GATT lors de son adoption), était très différente des accords dont parle l’auteur dans son livre. Il résume bien ses caractéristiques les plus intéressantes :
- elle est lisible;
- elle ne se limite pas à son rôle sur le commerce, mais aborde aussi ses impacts sur l’emploi, donc sur «les répercussions des échanges commerciaux sur la vie des gens»; ainsi, «la croissance et le profit des investisseurs ne sont pas l’unique priorité du commerce, et le travail est considéré comme une donnée essentielle»;
- le document parle davantage de collaboration que de concurrence : «Les États membres sont vu comme des partenaires avec lesquels on peut construire un monde meilleur, et non des adversaires qu’il faut vaincre»;
- la Charte prévoit de véritables échanges de biens et services entre les États, tentant d’éviter qu’un pays déverse ses produits à un autre, prenne avantage de sa situation; elle prévoit à cet effet des mesures correctrices;
- le règlement des conflits fait appel, lui aussi, à la coopération;
- elle prévoyait des mesures particulières en matière de culture, notamment pour protéger les cinématographies nationales;
- aucune mesure n’accordait le pouvoir à une entreprise privée de poursuivre un État pour ses décisions : les litiges devaient se régler entre les États en conflit.
Mais, comme cette Charte n’a jamais été mise en application, il a fallu se reposer sur le GATT qui a évolué en fonction des diktats du néolibéralisme qui s’est graduellement imposé.
Le commerce international des altermondialistes
Si les altermondialistes s’opposent fortement à la mondialisation néolibérale, ils «ne remettent pas en question la nécessité des échanges commerciaux entre les pays». Ceux-ci doivent simplement viser le bien-être des peuples plutôt que les profits des grandes entreprises. Dans ce sens, la Charte de La Havane demeure un des piliers sur lequel devrait reposer la réforme du commerce international, notamment en «privilégiant la collaboration et le plein emploi». De façon plus précise, l’auteur énonce une série de conditions à respecter pour atteindre cet objectif :
- le commerce international doit cesser d’être un priorité en soi, mais devenir un moyen d’améliorer la condition de tous les peuples; dans ce sens, la prospérité d’un pays exportateur ne doit pas se faire aux dépens du malheur des autres, comme c’est le cas en Europe, où le succès de l’Allemagne «se réalise au détriment de partenaires comme la Grèce, l’Espagne et l’Italie»;
- au Canada, on doit aussi déplorer que le «succès» de l’Alberta se fasse au détriment du Québec et de l’Ontario et, à long terme, de tous les peuples qui subiront les effets du réchauffement climatique (ça, c’est de moi, pas de l’auteur, mais il serait d’accord!);
- «les droits de la personne et la protection de l’environnement doivent être les véritables priorités»;
- «les accords doivent être négociés de façon transparente»;
- il faut éliminer les «dispositions sur la protection des investissements étrangers des accords de libre-échange», dispositions qui étouffent la démocratie (pour ça, il faut espérer que les Européens s’y opposent…);
- «il faut que les investisseurs assument le risque d’investir dans un pays étranger»; j’ajouterai que le risque est la seule justification morale du profit (et encore!); cela veut dire qu’un pays doit demeurer libre de «nationaliser un secteur de l’économie, d’exproprier une compagnie dans l’intérêt collectif, d’adopter des lois qui protègent la population, sans risquer une poursuite»;
- les services publics doivent être exclus des ententes, car ce sont… des services publics;
- les marchés publics (achats des organismes publics) doivent aussi être exclus, car ils servent d’outil de développement de l’économie locale;
- dans le domaine de l’agriculture, la priorité doit être accordée à la souveraineté alimentaire;
- établir une discrimination positive dans les ententes entre les pays riches et pauvres.
Et alors…
Et alors, lire ou ne pas lire? Lire! Comme je l’ai mentionné au début de ce billet, ce livre est peut-être petit, mais il aborde tous les éléments vraiment pertinents au sujet abordé. Nullement extrémistes (un modéré comme Joseph Stiglitz n’en dit pas moins, notamment en écrivant que «nous avons un régime commercial géré qui donne la priorité aux intérêts des entreprises et un processus de négociation qui n’est ni démocratique ni transparent.»), les propos de l’auteur sont au contraire bien appuyés par les faits et ses analyses. En plus, j’ai appris une couple de trucs que je ne connaissais pas, ce qui fut au-delà de mes attentes!
Bon tour d’horizon, merci. J’ai chaque fois eu plaisir à interviewer Claude pour l’émission Le Grain de sable que j’animais sur les ondes de CKRL, ici à Québec. Il tient des propos clairs, tout en évitant le piège d’être tranchants. Ta critique de son ouvrage sur le libre-échange ne m’étonne pas et invitent à le lire. J’avais écrit ceci en 2010: http://michellemonette.net/?p=2642 Faudrait bien que je m’y remette 😉
J’aimeAimé par 2 personnes
En partant du principe que l’économie est un moyen et non un but, les choses seraient plus simples et le monde plus juste!
Et je me tue a répéter que l’économie doit être à notre service et non le contraire!
J’aimeAimé par 2 personnes