Les muselés
Au cours des derniers mois, j’ai publié deux billets portant sur l’attitude du gouvernement fédéral en matière scientifique. Dans le premier, j’ai montré les compressions de ce gouvernement dans les dépenses scientifiques et technologiques de l’administration fédérale et dans le personnel scientifique et technique, en spécifiant les ministères, agences et organismes les plus touchés. Dans le deuxième, je présentais un livre consacré aux conséquences de ces compressions. Malheureusement, même s’il était intéressant, j’ai trouvé ce livre incomplet, car, comme je l’écrivais, «il se concentre sur les initiatives de ce gouvernement dans le secteur de l’environnement (et de la pêche, mais ces secteurs sont intimement liés), effleurant à peine les autres domaines».
Quand le Devoir a publié un article (cadenassé pour les personnes qui ne sont pas abonnées…) la semaine dernière sur une nouvelle étude effectuée par Evidence for Democracy, organisme qui, selon son site Internet, prône l’utilisation transparente de la science et de la preuve (des faits?) dans les politiques publiques et les décisions du gouvernement, je me suis bien sûr précipité pour la lire! Cette étude, intitulée Can Scientists Speak? (Est-ce que les scientifiques peuvent parler?), comporte toutefois des limites. Elle est en fait une revue des politiques de communication à l’intention des scientifiques d’une quinzaine de ministères, agences et organismes fédéraux (ce n’est pas complet, mais satisfaisant de ce côté). Comme les auteurs le disent eux-mêmes, rien ne garantit que les pratiques correspondent vraiment à ces politiques, que ce soit positivement (ce qui serait étonnant) ou négativement (ce qui est plus probable, car l’imposition de règles restrictives en matière de communication a tendance à entraîner des comportements d’autocensure).
Principaux constats
Malgré ces réserves, l’étude est loin d’être sans intérêt. Les auteurs ont évalué les politiques des organismes fédéraux selon 14 critères regroupés en cinq grandes catégories :
- information accessible (sur un site Internet), à jour, claire et cohérente;
- transparence (communication ouverte entre le public et les employés) et rapidité (tant pour les demandes d’entrevues que pour la publication de communiqués de presse);
- protection contre l’ingérence politique (pas besoin d’approbation du personnel politique ou de spécialistes des relations publiques, textes scientifiques rédigés et vérifiés par du personnel scientifique, etc.);
- protection du droit des scientifiques à s’exprimer librement sur le sujet de leur recherche, tout en évitant de critiquer le gouvernement et en mentionnant que ces opinions ne sont pas nécessairement celles de l’organisme qui les embauche;
- protection des divulgateurs.
Je vais maintenant résumer les résultats selon ces 5 critères.
1. Les organismes fédéraux analysés présentent tous de l’information sur leur site Web. Par contre, tout n’y est pas, notamment leur politique de communication! Les auteurs accordent une note satisfaisante à la moitié des organismes, une note carrément mauvaise à trois d’entre eux et uniquement une bonne, soit au ministère de la Défense…
2. Officiellement, quatre organismes ont une note parfaite en matière de transparence, la moitié une note satisfaisante et trois une note mauvaise. Cela dit, les auteurs sont loin d’être convaincus que ces évaluations se maintiendraient dans la pratique! Ils donnent des exemples qui montreraient que l’accès direct aux scientifiques serait en fait beaucoup plus restreint que les politiques le prétendent.
3. Les notes sur l’absence d’ingérence politique vont de mauvaises à horribles pour tous les organismes, sauf pour la Défense nationale! Pour obtenir une réponse d’un scientifique, on doit fournir les questions à l’avance et les réponses doivent être approuvées avant d’être transmises, sauf à la Défense nationale. Pire, aucune politique ne prévoit que les scientifiques puissent consulter et corriger les réponses avant qu’elles ne soient transmises.
4. Les notes sur la libre expression des scientifiques (tout en tenant compte de leur devoir de réserve de ne pas critiquer le gouvernement et de ne pas engager l’opinion de l’organisme qui les embauche) sont les pires de l’exercice : elles vont aussi de mauvaises à horribles pour tous les organismes, mais sans exception, cette fois!
5. Sur la protection des divulgateurs, les notes sont en majorité parfaites, et au pire satisfaisantes. Cela est dû à la présence de clauses sur leur protection dans tous ces organismes, ce qui est normal, car cette clause découle d’une loi. Par contre, c’est sûrement un des cas où la différence entre la politique et la pratique est la plus grande, car, comme nous en informait cet autre article du Devoir :
«Le gouvernement conservateur ne respecte pas sa propre loi sur la protection des divulgateurs, qui l’oblige à faire le point sur la situation tous les cinq ans.
Il semble pourtant y avoir urgence d’agir, alors que le commissariat à l’intégrité n’a réglé que dix cas en sept ans. Et que ceux qui dénoncent des malversations au sein de l’appareil gouvernemental semblent plus vulnérables que jamais. Fonctionnaires mis à pied, rétrogradés, mis à l’écart, intimidés : sept ans après la promesse des conservateurs de protéger les dénonciateurs, la situation semble avoir évolué pour le pire.»
Au bout du compte, même sans tenir compte du fait que la réalité est moins rose que le contenu des politiques ici évaluées, les auteurs constatent que le total des notes qu’elles ont attribuées, qui résultent de la même méthode que celle qui est appliquée aux États-Unis, donnent pour tous les organismes des cotes inférieures à celles obtenues dans ce pays. Même en se comparant avec les plus faibles, on ne peut pas se consoler…
Et alors…
Cette étude ajoute une autre brique à nos connaissances sur la situation de nos scientifiques sous le régime conservateur. On n’y trouve toutefois pas de liste de projets, activités et recherches abandonnées ou réduites dans chacun de ces organismes, absence que je déplorais dans un précédent billet sur le sujet.
Par un hasard qui fait bien les choses, on m’a informé cette semaine (merci à Marie Brodeur Gélinas!) de l’existence d’un site qui, se basant sur différentes sources (principalement des médias), regroupe ce genre d’information sur les projets, activités et recherches abandonnés ou réduits non seulement à l’intérieur des organismes fédéraux, mais aussi par des organismes de la société civile qui ont vu leur financement diminuer ou même être éliminé. On y trouve aussi des témoignages de personnes qui ont été touchées par ces coupures ou qui ont été muselées. N’oubliez pas de cliquer sur les boutons « >Plus » pour accéder à la liste complète des cas recensés dans quatre catégories présentées. Malheureusement, la mise à jour des textes en français date d’environ deux ans, alors que les textes en anglais contiennent des mentions très récentes…
Même là, ce n’est pas complet, car bien de ces recherches abandonnées n’ont pas été annoncées. Cela dit, si le texte sur Statistique Canada élabore surtout sur les conséquences de l’abandon du formulaire long du recensement (sujet fondamental), il mentionne aussi bien d’autres enquêtes qui ont été soit abandonnées, soit grandement réduites (cette information n’est toutefois mentionnée que dans le texte en anglais…) :
- l’Enquête sur la dynamique du travail et du revenu (EDTR) (j’en avais parlé ici);
- l’Enquête nationale sur la santé de la population (ENSP);
- l’Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes (ELNEJ);
- l’Enquête sur le milieu de travail et les employés (EMTE);
- l’Enquête sur les dépenses des ménages (EDM);
- l’Enquête sur la commercialisation de la propriété intellectuelle dans le secteur de l’enseignement supérieur (ECPISES);
- l’Enquête sur la gestion de la propriété intellectuelle (EGPI);
- l’Enquête annuelle sur les industries de services (il y en a plusieurs, certaines encore actives, d’autres pas);
- l’Enquête sur la sécurité financière (ESF).
Si on clique sur les liens de ces enquêtes, on verra qu’un grand nombre d’entre elles sont de fait inactives. Certaines ont été remplacées par d’autres enquêtes moins approfondies, d’autres pas du tout. Bref, l’attaque contre la connaissance est générale… Et, il y en a d’autres qui ne sont pas listées, comme l’Enquête auprès des jeunes en transition (EJET), aussi inactive. Et combien dont on n’a pas encore entendu parler?
Plus on en sait sur cette question, plus on déprime…
C’est fait…
La bibliothèque de l’Institut Maurice-Lamontagne met la clé sous la porte
http://www.lapresse.ca/le-soleil/actualites/societe/201410/17/01-4810181-la-bibliotheque-de-linstitut-maurice-lamontagne-met-la-cle-sous-la-porte.php
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Triste texte. Il est temps qu’on change de gouvernement, mais le tort causé par les conservateurs ne pourra pas être rattrapé, malheureusement (et ça, c’est en pensant qu’on va effectivement changer de gouvernement et que le prochain fera quelque chose: je suis à la limite de l’idéalisme, moi!)
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« le tort causé par les conservateurs ne pourra pas être rattrapé»
J’en ai bien peur…
J’ai justement travaillé aujourd’hui avec les données de l’Enquête nationale auprès des ménages (enquête volontaire qui rempace le formulaire long obligatoire des recensements) et je me demandais pourquoi je les utilisais. Pour faire semblant de présenter des données plus récentes, j’imagine… Bon, ce n’est pas totalement pourri, mais, trop!
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Tiens, tiens…
http://www.ledevoir.com/societe/science-et-technologie/421668/plus-de-800-scientifiques-de-partout-autour-du-monde-critiquent-le-canada
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