La supériorité des économistes
Un document qui répand la terreur, document que le ciel en sa fureur… oups, je m’emporte! Il n’empêche qu’un document récent de Marion Fourcade, Etienne Ollion et Yann Algan intitulé The Superiority of Economists (d’où le titre de ce billet) fait grand bruit dans la communauté (enfin, dans le milieu) des économistes.
Introduction
L’étude commence en montrant que les économistes se considèrent au sommet de la hiérarchie des sciences sociales. Plus des trois quarts des étudiants en économie des cycles supérieurs aux États-Unis considèrent que l’économie est la plus scientifique des sciences sociales. J’ai entendu le même type d’ânerie quand j’étudiais dans ce domaine, mais ai vite déchanté quand j’ai constaté que tout l’édifice pseudo-scientifique de l’économie enseignée repose sur des hypothèses non démontrées, et pire, qu’on sait fausses!
Les auteurs mentionnent ensuite que les économistes sont en moyenne parmi les mieux payés des diplômés des facultés d’arts et sciences, plus que les physiciens et les mathématiciens, mais un peu moins que les informaticiens et les ingénieurs, ce qui rajoute une couche à leur estime personnelle. J’ai vérifié pour le Québec dans les données de l’Enquête nationale auprès des ménages de Statistique Canada et ai constaté que c’est encore pire ici : ils sont aussi les mieux payés des sciences sociales, mais ont en plus des revenus plus élevés que les informaticiens, quoique un peu moins que les ingénieurs. Je n’ai toutefois pas pu vérifier si cela était dû à leur plus grande présence dans le secteur financier, comme aux États-Unis. Les auteurs observent aussi que c’est la discipline des sciences sociales la plus masculine : cela expliquerait-il, au moins en partie, leurs salaires plus élevés? Possible…
Insularité
Contrairement aux autres sciences sociales, le courant dominant en économie a toujours essayé de s’inspirer des sciences naturelles, notamment de la physique et de la biologie (surtout de la théorie de l’évolution). En fait, cela se résume la plupart du temps par une utilisation (erronée) des mathématiques, comme si le fait d’entourer ses fausses hypothèses d’un imposant arsenal mathématiques pouvait les rendre valables.
Cette suffisance a aussi comme conséquence que cette discipline a toujours été réticente à l’interdisciplinarité. Elle a plutôt décidé de se reposer sur des principes que je juge simplistes (comme l’utilitarisme) plutôt que de s’associer avec des disciplines qui ont davantage creusé les caractéristiques des comportements humains (anthropologie, sociologie, psychologie, sciences politiques, philosophie, etc.).
Les observations des auteurs sur l’insularité des économistes sont en grande partie basées sur l’analyse des articles publiés par les économistes, notant qu’ils sont ceux qui citent le moins les articles des membres des autres disciplines. Cette utilisation des articles a été contestée par des économistes qui ont commenté cette étude, mais ses résultats demeurent troublants tant les écarts avec les citations des auteurs des autres disciplines des sciences sociales sont énormes. Un sondage auprès de professeurs d’université enseignant en sciences sociales va dans le même sens : les professeurs d’économie sont ceux, et de loin, qui rejettent le plus l’avantage de la multidisciplinarité, étant les seuls à la considérer majoritairement moins avantageuse que la concentration sur leur seule discipline!
Hiérarchie interne
Ici, les auteurs montrent que l’économie est la discipline des sciences sociales où la hiérarchie entre ses membres est la plus forte. On y conteste moins les «grands» auteurs que dans les autres disciplines.
Je voulais garder cela pour la conclusion, mais je dois ici préciser que cette analyse repose essentiellement sur les professeurs d’université. Or, ceux qui enseignent l’économie orthodoxe (classique, néoclassique et parfois synthèse néoclassique) rejettent systématiquement les candidatures des économistes hétérodoxes. Or, ceux-ci, pas si rares, ne respectent nullement cette supposée hiérarchie fondée sur le nombre de citations de professeurs qui pensent tous de la même façon…
L’obtention d’un emploi
Les auteurs observent que c’est en économie que les critères d’embauche des professeurs d’université est la plus stricte. On y favorise presque systématiquement les candidats qui proviennent de la même école de pensée que les professeurs en poste. Cela rejoint mon commentaire précédent.
Être publié (ou périr?)
Les publications en économie se concentrent beaucoup plus que celles des autres disciplines des sciences sociales sur les membres d’un nombre limité d’universités. Cela est un peu une conséquence de la hiérarchie interne, donc de l’avantage accordé aux économistes orthodoxes. On accorde beaucoup plus de places aux idées divergentes dans les autres disciplines des sciences sociales.
La convergence
Les membres et dirigeants des associations d’économistes sont aussi beaucoup plus concentrées dans un nombre limité d’universités que dans les associations des autres disciplines des sciences sociales. Le graphique ci-contre illustre éloquemment cette caractéristique. On y constate que 72 % des membres de l’exécutif de l’Association américaine des économistes (AEA) proviennent de seulement cinq départements d’économie et aucun de départements non classés, alors que la situation est presque inversée dans les associations des sciences politiques (APSA) et des sociologues (ASA). Cette illustration de l’apologie de la pensée unique en économie en est presque indécente…
Le secteur financier
Les auteurs montrent ensuite la montée fulgurante du nombre d’articles écrits par des économistes portant sur la finance. Alors que les statistiques et les mathématiques occupaient les deux premiers rangs des citations trouvées dans les articles publiés dans les années 1970 (ce qui est assez décourageant en soi…), la finance occupe depuis le début des années 2000 le premier rang (ce qui n’est guère plus encourageant!).
Les écoles de commerce («business school»)
Autre tendance similaire, une étude datant de 2004 a découvert que, à l’intérieur des 20 principales écoles de commerce et des 20 départements d’économie les plus reconnus (les auteurs ne précisent pas par qui…), 46 % des professeurs d’université détenant des doctorats en économie enseignaient en fait dans des écoles de commerce. Cette observation converge aussi avec le lieu d’enseignement d’un grand nombre de récipiendaires du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel.
On ne s’étonnera pas alors des pressions de ces économistes pour favoriser la déréglementation, notamment du secteur financier, ainsi que la privatisation du secteur public (y compris la sous-traitance, les «partenariats public-privé» et autres nids à corruption), ou, à tout le moins, l’application de principes comme la concurrence entre les établissements publics, que ce soit en santé, en éducation ou même dans le secteur de l’environnement (avec, par exemple, la préférence à instaurer des bourses de carbone, plutôt que des écotaxes ou les deux). Ceux-ci apportaient en plus un vernis supposément scientifique aux demandes des banques et autres institutions du secteur financier et des affaires. La stratégie a fonctionné, pour notre plus grand malheur…
Des opinions tranchées…
Les opinions sociales et politiques des économistes sont bien différentes de celles des professionnels des autres disciplines des sciences sociales. S’ils votent plus à gauche qu’à droite (cela m’a surpris, mais, les auteurs doivent parler du parti démocrate…), ils le font bien moins que les membres des autres disciplines des sciences sociales. Ils sont en outre moins portés à apporter des contributions pour le bien public et à favoriser la coopération. On peut se demander si c’est leur formation qui les rend plus égoïste ou si cette discipline attire davantage les égoïstes… Mais, au bout du compte, le résultat est le même. Ils sont par ailleurs plus souvent libertariens, favorisent moins les interventions gouvernementales pour soulager la pauvreté, s’intéressent moins à l’histoire, etc.
Et alors…
On se doute bien que ce brûlot a suscité bien de réactions chez les économistes blogueurs. Si ça vous intéresse, j’ai lu entre autres celles de Paul Krugman, Peter Dorman, Henry Farrell, Noah Smith et de The Economist. Ces opinions passent de l’acceptation à la rébellion, s’attardent parfois à l’accessoire, analysent la pertinence des études citées, etc. Rien de bien intéressant, au bout du compte… Ce qui m’a frappé, c’est le peu de remarques sur le fait que cette étude porte essentiellement sur des étudiants de cycles supérieurs et sur des professeurs d’université, et que, pour le devenir, on est presque obligé d’appartenir à un courant orthodoxe ou pas trop hétérodoxe.
Cela dit, je trouve rafraîchissant qu’une étude s’attaque ainsi à la perception tellement gratifiante qu’ont trop d’économistes d’eux-mêmes. Mais, ce n’est pas cela qui les fera descendre de leur piédestal! Comme le disait Keynes : «[traduction libre] Si les économistes pouvait devenir aussi humbles et compétents que les dentistes, ce serait merveilleux!».
Bravo et comment bien dit … Ou écrit ! L’humilité n’est pas une compétence recherchée chez les candidats universitaires et encore moins chez leurs prof. Vive les dentistes?
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En effet!
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Les personnes qui m’ont dit que les arracheurs de dents étaient menteurs avaient oublié de lire Keynes.
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Je crois que c’est le plus court commentaire de Richard que j’ai vu et lu jusqu’à maintenant. 😉
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