Inégalités et croissance
Lorsque j’ai écrit mon premier billet sur le fait qu’aucune preuve n’appuie le dogme néolibéral que la lutte contre les inégalités nuit nécessairement à la croissance, peu d’organismes internationaux appuyaient cette vision. On répétait toujours que l’équité et l’efficacité était deux objectifs conflictuels, qu’on doit faire un arbitrage entre les deux. Puis, les études montrant que, au contraire, les pays les plus égalitaires bénéficient d’une croissance plus élevée et de périodes de récession plus courtes se sont multipliées, la plus célèbre étant celle du Fonds monétaire international (FMI), dont j’ai parlé il y a quelques mois dans ce billet. Au début décembre, c’était au tour de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) de s’y mettre, avec une étude (et un résumé en français) intitulée Trends in Income Inequality and its Impact on Economic Growth (Tendances dans les inégalités de revenu et leurs conséquences sur la croissance économique) basée sur des données différentes, mais qui est arrivée à des conclusions allant dans le même sens.
La tendance à la hausse des inégalités dans les pays de l’OCDE
Avant d’analyser les conséquences de l’accroissement des inégalités, il est bon de jeter un coup d’œil sur son évolution. Le graphique qui suit montre que, sur les 22 pays de l’OCDE pour lesquels des données fiables étaient disponibles, 17 ont connu une hausse des inégalités entre 1985 et 2011 ou après (selon les pays), deux ont bénéficié d’une baisse des inégalités, la Grèce (!) et la Turquie, et trois ont vu la situation des inégalités se maintenir.
La hausse moyenne du coefficient de Gini fut de 3 points, soit de 0,29 à 0,32. Il est troublant de constater que les deux pays qui ont connu les plus fortes hausses sont des pays nordiques, soit la Suède et la Finlande. Même si ces deux pays demeurent parmi les moins inégalitaires, l’élection de gouvernements de centre-droit a eu des conséquences fortement négatives sur ce plan.
L’impact des inégalités sur la croissance
Après une revue de la littérature qui contient des études allant dans tous les sens (certaines montrent que les inégalités favorisent la croissance, d’autres l’inverse), les auteurs ont développé une méthode pour isoler plus facilement les déterminants de la croissance. Ils sont parvenu à la conclusion que, en tenant compte de diverses variables de contrôle (notamment sur le capital physique et humain), une hausse de 1 point du coefficient de Gini est associée en moyenne à une baisse cumulative de la croissance du PIB par habitant de 0,8 point de pourcentage sur cinq ans (0,15 point par année). Dans cette optique, la hausse moyenne de 3 points du coefficient de Gini en 25 ans dans les pays de l’OCDE aurait fait diminuer la croissance du PIB par habitant de 8,5 %. Ce n’est pas rien!
Cette relation varie toutefois quelque peu d’un pays à l’autre. Le graphique qui suit montre l’estimation des effets cumulés des variations des inégalités entre 1985 et 2005 sur la croissance du PIB par habitant cinq ans plus tard (de 1990 à 2010) pour 19 pays de l’OCDE.
Les barres orange représentent l’estimation de l’impact de l’évolution des inégalités sur le PIB par habitant. Cet impact est négatif pour 16 des 19 pays et est positif pour seulement trois (l’Irlande, la France et l’Espagne, ce dernier pays étant celui qui a bénéficié du gros impact, soit de 6,4 %). Le plus gros impact négatif est estimé en Nouvelle-Zélande (15,5 %). La barre bleue pâle indique la croissance du PIB par habitant qu’auraient eue les pays si le niveau d’inégalités était demeuré stable, tandis que le losange bleu foncé montre la croissance observée. Les auteurs ajoutent que l’impact d’une variation du niveau d’inégalités sur la croissance du PIB par habitant est la même peu importe le niveau d’inégalité au départ (passer de 0,20 à 0,21 a le même effet négatif que de passer de 0,40 à 0,41).
Différentes mesures, différents effets
Malgré ces effets similaires peu importe le niveau d’inégalités de départ, les auteurs citent d’autres études qui montrent que les mesures adoptées pour faire diminuer les inégalités n’apportent pas toutes les mêmes résultats. Ainsi les mesures sur le revenu de marché entraînent moins d’effets positifs que d’autres mesures comme les politiques actives sur le marché du travail et les dépenses consacrées aux soins des enfants (comme des services de garde à faible coût…).
En lien avec l’observation précédente sur les effets différents selon les mesures adoptées, les résultats montrent que l’augmentation des revenus relatifs des plus pauvres (en fait des membres des quatre premiers déciles) a plus d’effets positifs que la réduction des revenus des plus riches (les auteurs précisent toutefois que les données par décile utilisées ne permettent pas d’isoler l’effet d’une réduction des revenus des très riches, les 1 % ou même 0,1 % les plus riches).
L’importance d’agir davantage au bas de l’échelle est illustrée par deux graphiques (il y en a trois autres dans l’annexe du document) qui montrent l’impact du niveau de scolarité des parents sur la probabilité d’un enfant d’étudier à l’université ou d’avoir de bons résultats en mathématiques, en lien avec le niveau d’inégalités d’une société. Comme ces deux graphiques (et ceux en annexe) montrent des résultats très semblables, je vais me contenter de présenter le deuxième (car il est disponible en français!).
Ce graphique présente les résultats en mathématiques de jeunes de 14 ans selon le niveau d’instruction parental (NIP) et le coefficient de Gini de leur pays. Voici comment sont établis les NIP :
- NIP faible : aucun des deux parents n’a suivi le deuxième cycle de l’enseignement secondaire;
- NIP moyen : l’un des deux parents au moins a suivi des études secondaires et post-secondaires (non supérieures);
- NIP élevé : l’un des deux parents au moins a suivi des études supérieures.
On peut voir sur le graphique que, quel que soit le niveau d’inégalité, les jeunes dont les parents ont le NIP le plus élevé réussissent mieux que ceux dont les parents ont un NIP moyen, qui eux ont de meilleurs résultats que ceux dont les parents ont un NIP faible. On peut aussi constater que le niveau d’inégalité ne change rien chez les jeunes dont les parents ont le NIP le plus élevé, mais qu’il a un certain impact positif chez ceux dont les parents ont un NIP moyen et un impact majeur chez ceux dont les parents ont un NIP faible. Cela montre encore une fois que les interventions chez les moins favorisés sont celles qui ont le plus d’impact.
Ce genre de corrélation peut sembler étrange. Mais, il faut considérer le fait que les pays qui ont les niveaux d’inégalités les plus faibles sont ceux qui interviennent le plus auprès des plus pauvres (par exemple par des paiements de transfert plus élevés) et qui offrent à la population le plus de services publics, dont les moins favorisés bénéficient davantage.
Conclusion des auteurs
«[traduction] En s’appuyant sur des données harmonisées couvrant les pays de l’OCDE au cours des trente dernières années, l’analyse économétrique suggère que les inégalités des revenus ont un impact négatif important et statistiquement significatif sur la croissance, et que les politiques de redistribution permettant une plus grande égalité du revenu disponible n’ont pas de conséquences défavorables de croissance. De plus, cela suggère que c’est l’inégalité au bas de la distribution qui entrave le plus la croissance. Une analyse supplémentaire basée sur d’autres données de l’OCDE suggère que la diminution des opportunités d’investissement (en particulier dans l’éducation) des segments les plus pauvres de la population représente un facteur fondamental par lequel l’inégalité affecte négativement la performance économique.»
Ils ajoutent que cela devrait porter les décideurs politiques à cesser de viser la croissance en espérant qu’elle ruisselle sur les autres classes de la société alors que cela ne fait que nuire à la croissance à long terme, tout en accentuant les inégalités. À l’inverse, viser la diminution des inégalités ne rend pas seulement les sociétés plus équitables, mais plus riches. Pour atteindre cet objectif, les auteurs citent une autre étude de l’OCDE qui recommande de réviser les politiques fiscales pour faire augmenter la contribution des plus riches et s’assurer qu’ils font leur juste part (oui, oui, c’est écrit «fair share»!). Cela peut se faire aussi bien en augmentant les paliers d’imposition des plus riches, mais aussi, et préférablement, en éliminant les exemptions dont les plus riches bénéficient le plus, comme l’imposition à un taux réduit des gains en capital. Une taxe sur la richesse ou la propriété (comme le recommandait Piketty) serait aussi pertinente.
Cela dit, les auteurs jugent encore plus important de faire diminuer les inégalités en augmentant les transferts aux plus pauvres (y compris à la classe moyenne inférieure, faisant partie des 40 % les plus pauvres) et en s’assurant qu’ils profitent des services publics, surtout en matière d’éducation et de santé. Ces mesures permettraient non seulement de réduire les inégalités à court terme, mais favoriserait la mobilité sociale pour les réduire à long terme.
Et alors…
La multiplication d’études d’organismes internationaux rejetant la théorie néolibérale qui prétend qu’il faut faire un arbitrage entre l’équité et l’efficacité ne semble pas changer les recommandations des économistes orthodoxes, ni influencer les décisions de nos politiciens. On le voit dans les mesures adoptées par nos gouvernements actuels, ainsi que dans le contenu des rapports préparés par les idéologues mandatés par le gouvernement pour lui dire ce qu’il veut entendre. Ce fut le cas de la première partie du rapport de la Commission de révision permanente des programmes (rapport Robillard), comme ce sera sûrement le cas lorsque la Commission d’examen sur la fiscalité (Commission Godbout) déposera le sien.
Encore une fois, l’idéologie l’emportera sur les faits. Mais, ne lâchons pas!
Article essentiel, un grand merci.
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