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Les riches font-ils le bonheur de tous ?

5 janvier 2015

riches-bonheurComme c’est souvent le cas, c’est après avoir lu un article du Devoir que j’ai décidé de lire Les riches font-ils le bonheur de tous ? de Zygmunt Bauman. J’éprouvais certaines craintes avant d’entreprendre sa lecture, me demandant ce que ce petit livre de 128 pages (avec des gros caractères) pouvait bien ajouter au débat sur le ruissellement de la richesse. Par contre, comme on annonçait que ce livre s’attardait principalement sur «les raisons qui nous font accepter l’inégalité entre les humains», je me suis dit qu’il pouvait être intéressant.

Le contenu

«Cette disposition à admirer, et presque à vénérer, les riches et les puissants, ainsi qu’à mépriser, ou du moins à négliger, les personnes pauvres et d’humble condition, (…) est en même temps la cause la plus grande et la plus universelle de la corruption de nos sentiments moraux.»

Cette citation toujours pertinente de nos jours (on n’a qu’à observer l’appréciation des péquistes pour Pierre-Karl Péladeau…) d’Adam Smith que Bauman propose en exergue met bien la table. Elle ne dit pas pourquoi les humains sont nombreux à avoir cette disposition, mais elle met le doigt sur une raison qui leur font accepter les inégalités, ou à tout le moins, les empêche de réagir davantage.

– Des données

L’auteur consacre l’introduction et le premier chapitre de son livre à présenter des données sur les inégalités de revenus et de richesse (deux concepts qu’il confond parfois, mais sans grandes conséquences) et leur évolution. Ce passage est bien sûr incontournable pour pouvoir se demander par la suite pourquoi nous les acceptons, mais n’apprend pas grand chose aux personnes qui s’intéressent à cette question et qui ont lu Thomas Piketty… Il y aborde aussi certaines des conséquences de l’accroissement des inégalités (notamment sur la mobilité sociale et la faim dans le monde), les dangers de la croissance sans fin et l’inadéquation des justifications apportées aux inégalités par les économistes néolibéraux (comme la récompense du mérite et l’incitation à se surpasser).

– Pourquoi tolérons-nous les inégalités

La première raison avancée par l’auteur pour expliquer l’acceptation des inégalités est justement que les néolibéraux ont convaincu (avec la complicité des médias contrôlés par les plus riches) une grande partie de la population de la nécessité des inégalités pour obtenir une forte croissance et du fait que tous bénéficient de cette croissance (ruissellement), même si ces affirmations ont été démenties à de nombreuses reprises. On a aussi réussi à lui faire croire que, dans nos sociétés modernes, tous ont une chance égale de devenir riches, alors que les données montrent l’inverse (surtout dans les sociétés les plus inégales).

– Les petits mensonges qui deviennent gros

Le premier mensonge dénoncé par l’auteur dans ce chapitre est que la concurrence entre les humains est inévitable, alors que la survie de l’espèce humaine est en fait due à la coopération. Il poursuit en analysant d’autres mensonges qui sont devenus des vérités à force de les répéter :

  • la croissance économique est la seule réponse possible aux défis posés par la cohabitation humaine;
  • l’augmentation perpétuelle de la consommation est le meilleur moyen pour satisfaire notre recherche du bonheur;
  • l’inégalité des hommes est naturelle et profite à tous;
  • la rivalité est essentielle à la justice sociale.

Je ne peux bien sûr pas présenter les explications de l’auteur sur chacun de ces points. Je me contenterai de résumer ses arguments sur le troisième élément de cette liste, car c’est celui que j’ai trouvé le plus original.

On nous a convaincu que le bien-être de tous dépend des qualités de quelques-uns qui bénéficient d’aptitudes naturellement supérieures à celles des autres et que nous devons en conséquence choyer et récompenser les personnes qui possèdent ces qualités. Cette croyance bénéficie bien sûr aux plus riches, car elle justifie leur bonne fortune, mais incite en plus les moins choyés à se résigner et à accepter leur sort. Ce genre de croyance a historiquement limité les revendications des plus pauvres, qui acceptaient par exemple au Moyen-Âge que les personnes «bien nées» possèdent l’essentiel de la terre. Seuls des abus de leur condition inférieure pouvaient les amener à se révolter, non pas pour contester l’injustice flagrante des avantages accordés en raison de la naissance, mais les abus que des seigneurs pouvaient faire dans le cadre de leur domination «normale». On ne demandait pas la justice (celle-ci étant le reflet des normes acceptées dans une société), mais on réagissait à l’injustice flagrante par rapport à la norme de justice.

La perception de l’injustice se fait donc par une comparaison. Les premiers syndicats ne demandaient pas que les ouvriers aient des conditions de vie semblables à celle des patrons, mais réagissaient à l’injustice de voir leurs membres bénéficier de conditions inférieures à celles d’autres ouvriers de secteurs semblables. L’auteur avance que la condition «normale» qui sert de point de comparaison (la norme ou l’état naturel) est de nos jours plus floue. Les droits humains sont sensés être les mêmes pour tous. Tous pouvant se comparer à tous, la réalité qui sert de point de référence à la comparaison qui mène à une perception d’injustice peut grandement varier d’une personne à l’autre. Si on peut accepter un certain niveau d’inégalités quand il est associé au mérite, les revenus astronomiques des dirigeants d’entreprises ou même d’autres professions suscitent de plus en plus de grogne, à la fois en raison de leur ampleur et des écarts dorénavant perçus comme anormaux.

On comprendra ici que j’ai grandement simplifié la thèse de l’auteur.

– Conclusion de l’auteur

Bauman conclut que la persistance et l’acceptation des inégalités actuelles résultent en bonne partie de «la substitution de la compétition et de la rivalité – un mode de vie dérivé de la croyance que l’enrichissement cupide de quelques-uns est la voie royale vers la prospérité et le bien-être de tous – au désir humain, trop humain, d’une cohabitation fondée sur la coopération, la mutualité, le partage, la confiance réciproque, la reconnaissance et le respect. Or, il n’y a rien de bon à la cupidité». Et il termine ainsi son livre :

«Il semble que nous ayons besoin de catastrophes pour reconnaître et admettre (hélas, rétrospectivement, seulement rétrospectivement…) leur venue. Pensée glaçante, s’il en est. Serons-nous un jour capables de la réfuter? Nous ne le saurons que si nous essayons encore et encore. Et toujours plus obstinément.»

Et alors…

Alors, lire ou ne pas lire? Il est certain que les gens qui, comme moi, ont beaucoup lu sur les inégalités et sur l’idée zombie du ruissellement des richesses n’y apprendront pas beaucoup de choses. Malgré tout, la section du livre sur les mensonges qui deviennent des vérités contient suffisamment d’idées bien développées pour justifier sa lecture. D’autant plus que ce livre n’est pas bien bien long à lire!

4 commentaires leave one →
  1. benton65 permalink
    5 janvier 2015 12 h 21 min

    C’est le paradoxe de bien des gens…. ils reconnaissent l’égalité avec leur voisin et l’inégalité avec ceux du quartier cossu!

    C’est pourquoi il est inconcevable que notre voisin, notre égal (ou moins), gagne 20% de plus que nous mais normal que le type du quartier cossu gagne 2000% de plus!!!

    Aimé par 1 personne

  2. 5 janvier 2015 17 h 31 min

    J’ai moi aussi bien aimé sa notion de point de comparaison avec une norme sociale, qui peut, de fait, varier selon les comparaisons!

    Aimé par 1 personne

  3. 7 janvier 2015 15 h 56 min

    Le Devoir consacrait dernièrement un article pour tenter d’expliquer la popularité des romans de fantasy, à saveur fortement monarchique.
    http://www.ledevoir.com/culture/actualites-culturelles/428142/fantaisie-monarchique

    L’explication avancée par les experts est que nous ne sommes pas si démocrates que cela, sous-entend quasiment que l’on aimait être dominés par des êtres au charisme fort…
    Je ne suis pas d’accord. Et je crois que la raison qui rend les « séries fantasy monarchiques » si populaire a à voir avec cette idée de l’American Way of Life évoquée par Bauman qu’on a tous une chance d’accéder « au pouvoir » (incarné par l’argent dans notre société néolibérale): « On a réussi à lui faire croire que, dans nos sociétés modernes, tous ont une chance égale de devenir riches, alors que les données montrent l’inverse ».

    Le petit Hobbit parti de rien qui sauve le monde, le roi va-nu-pieds qui devient un roi juste et puissant… Bref, le lecteur (ou le téléspectateur) ne s’identifie pas à la masse qui meurt dans le livre ou dans le film (euh non… je ne veux pas mourir dans l’armée contre Sauron…), mais plutôt aux héros. Rien de surprenant donc à ce que ces séries soient dans l’air du temps.

    Théorie toute personnelle sur le sujet, et je précise que je suis une grande fan de ces séries!

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  4. 7 janvier 2015 16 h 27 min

    J’avais lu cet article en diagonale un peu parce que je n’embarquais pas dans les propos de l’auteur. La thèse de Bauman (partagée par bien d’autres) m’apparaît aussi bien plus intéressante.

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