Le lien entre le revenu et le patrimoine des ménages québécois
Dans la dernière version de son périodique Données sociodémographiques en bref parue au début février, l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) abordait trois sujets :
- L’endettement des familles québécoises : une comparaison Québec, Ontario, Canada
- Exploration du lien entre le revenu et le patrimoine des ménages québécois
- Un portrait des dix premières années de mariages de conjoints de même sexe au Québec
Dans ce billet, je me contenterai de présenter le deuxième. Il s’agit d’un sujet qui m’intrigue depuis longtemps. Par exemple, il est fréquent que des observateurs de la droite critiquent l’utilisation des données sur les inégalités du patrimoine, comme Oxfam l’a fait récemment avec ce rapport qui a bénéficié d’une bonne couverture médiatique et qui a fait l’objet d’un de mes billets. Par exemple, Vincent Geloso, chercheur associé à l’Institut économique de Montréal (IÉDM), a notamment reproché à ce genre d’étude de ne pas tenir compte du fait que la répartition du patrimoine (ou des richesses) ne correspond pas nécessairement à la répartition des revenus : celui qui a des revenus élevés n’a pas nécessairement un gros patrimoine et vive-versa (voir à partir de 4 min 50 de cette vidéo). D’autres personnes soulèvent aussi le fait que les personnes âgées ont un plus gros patrimoine que les plus jeunes sans avoir de plus gros revenus et que les gens d’âge moyen ont des revenus plus élevés que les personnes âgées, mais un patrimoine moins élevé. Cette remarque est entre autres illustrée par la théorie du cycle de vie dont on peut trouver une présentation dans l’encadré de la page 6 du document de l’ISQ. Notons que cet encadré mentionne que la réalité tend à s’éloigner de cette théorie, les personnes âgées ayant de nos jours beaucoup plus de dettes qu’auparavant.
Ces remarques n’étant pas dénuées de pertinence, il est en effet logique qu’on ait accumulé plus de patrimoine à 65 ans qu’à 25 ans, il vaut donc la peine de regarder cette question de plus près, mais pas seulement avec des raisonnements et de la logique, mais avec des données fiables, ce que nous permet de faire l’étude de l’ISQ.
L’étude
– constats généraux
L’étude que je présente ici permet justement de voir si, au Québec, la répartition des revenus est vraiment différente de la répartition du patrimoine, et si oui, à quel point. En fait, on obtient une grosse partie de la réponse à cette question dès la première page de cette étude (page 11) : «une forte correspondance entre le revenu et le patrimoine des ménages québécois est observée. En 2012, 78% des ménages québécois (…) sont en situation de correspondance revenu-patrimoine». Cela veut dire que, comme le montre le tableau 1 de l’étude à la page 12, que le rang du quintile de revenus dans lequel se situaient 78,3 % des ménages en 2012 n’avait pas plus d’un rang d’écart avec son rang du quintile de patrimoine (on va regarder cela de plus près dans quelques lignes…). De façon plus précise, cela veut dire que seulement 10,9 % des ménages (390 300 sur 3 681 100 ménages) étaient en 2012 dans les quintiles de revenu au moins deux rangs plus bas que leurs quintiles de patrimoine et, à l’inverse, que seulement 10,8 % des ménages (387 200) étaient dans les quintiles de revenu au moins deux rangs plus élevés que leurs quintiles de patrimoine. Cela montre que le phénomène décrit par M. Geloso existe, mais qu’il n’a pas l’ampleur qu’il laisse entendre (quoiqu’il ne l’ait jamais quantifié formellement).
– examen de plus près
Pour examiner cette situation de plus près, l’étude présente à la page 13 un tableau dont la première partie est très difficile à interpréter. Je le reproduis quand même ci-après.
Le problème est que les pourcentages indiqués dans la partie du haut du tableau ne sont pas comparables. Ce sont des pourcentages de pourcentages. Ainsi, le 15,5 % de la première cellule (P1-R1) signifie «15,5 % des 78,3 % des ménages représentés par les cellules blanches», soit 12,1 % de l’ensemble des ménages. Pire le 31,8 % de la cellule P3-R5 est le pourcentage le plus élevé de la dernière colonne, soit celle des ménages ayant le plus haut revenu, mais représente en fait 31,8 % des 10,8 % des ménages représentés par les cellules vertes, soit 3,4 % de l’ensemble des ménages. On peut d’ailleurs voir dans la partie du bas du tableau que le nombre de ménages dans la cellule P3-R5 (123 000) est nettement inférieur au nombre de ménages de la cellule P4-R5 qui lui est juste au-dessous (182 900), mais qu’on y attribue dans la partie du haut du tableau 6,5 %, soit presque cinq fois moins que pour la cellule P3-R5. Pas facile à interpréter, comme je le disais plus haut!
Si j’ai bien compris, les auteurs ont utilisé cette façon de présenter la répartition des ménages pour faire ressortir le fait que, parmi les 21,7 % des ménages qui ne sont pas «en situation de correspondance revenu-patrimoine», les plus nombreux sont ceux qui ne sont qu’à un rang d’en faire partie (16,2 % + 33.9 % + 31,8 % = 81,9 % des ménages des cellules vertes en haut à droite, et 14,1 % +29,9 % + 34,6 % = 78,6 % des cellules vertes pâles – ou grises-vertes? – en bas à gauche). Personnellement, cette présentation m’a plus mêlé qu’autre chose, alors j’ai refait la partie du haut de ce tableau à l’aide des données de sa partie du bas, en indiquant les pourcentages sur l’ensemble des ménages.
Présenté ainsi, le tableau est plein d’enseignements. Tout d’abord, je tiens à préciser que si la répartition des patrimoines était tout à fait indépendante de la répartition des revenus, on observerait dans chacune des 25 cellules du tableau principal que des 4,0 % (25 x 4,0 % = 100 %). Or c’est loin d’être le cas!
Le tableau nous permet aussi de voir que la somme des correspondances parfaites (même rang quintile pour les revenus et le patrimoine) est de près de 40 % (38,3 %), soit près du double de la correspondance si la répartition des patrimoines étaient tout à fait indépendante de la répartition des revenus. En fait, les deux pourcentages les plus élevés de ce tableau s’observent chez les ménages qui sont dans le quintile le plus bas à la fois pour les revenus et le patrimoine (cellule P1-R1) avec 12,1 % des ménages (proportion trois fois plus élevée que la moyenne de 4,0 % et même plus élevée que celle des deux groupes de non correspondance!) et chez les ménages qui sont dans le quintile le plus élevé à la fois pour les revenus et le patrimoine (cellule P5-R5) avec 10,3 % des ménages (proportion deux fois et demi plus élevée que la moyenne). De même, les deux pourcentages les plus faibles de ce tableau s’observent chez les ménages qui sont dans le quintile le plus bas pour les revenus et le plus élevé pour le patrimoine (cellule P1-R5) avec 0,3 % des ménages (en fait, 0,26 %, proportion plus de 15 fois plus basse que la moyenne) et chez les ménages qui sont dans le quintile le plus bas pour les revenus et dans le plus élevé pour le patrimoine (cellule P5-R1) avec 0,5 % des ménages (en fait 0,48 %, proportion plus de huit fois plus basse que la moyenne).
Fait encore plus remarquable, 87 % des ménages du premier quintile de revenu se retrouvent dans les deux quintiles les plus bas de patrimoine (12,1 % + 5,2 % = 17,3 %, et 17,3 % / 20 % = 87 %) et moins de 6 % d’entre eux se retrouvent dans les deux quintiles les plus élevés de patrimoine (0,7 % + 0,5 % = 1,2 %, et 1,2 % / 20 % = 6 %). De même, 77 % des ménages du dernier quintile de revenu se retrouvent dans les deux quintiles les plus élevés de patrimoine (10,3 % + 5,1 % = 15,4 %, et 15,4 % / 20 % = 77 %) et moins de 6 % d’entre eux se retrouvent dans les deux quintiles les plus bas de patrimoine (0,9 % + 0,3 % = 1,2 %, et 1,2 % / 20 % = 6 %). Bref, oui, il y a une différence entre la répartition des revenus et des patrimoines, mais elle est drôlement moins différente que ne le laissait entendre Vincent Geloso!
– caractéristiques des ménages des différentes catégories
Cette partie de l’étude fut celle que j’attendais avec le plus d’espoir, mais fut celle qui m’a le plus déçu. Le tableau 4 de la page 16 du document nous présente en effet les caractéristiques des ménages (âge, source de revenu, propriété ou non du logement, taille du ménage, niveau de scolarité, etc.) selon le niveau de correspondance revenu-patrimoine. Si j’étais ravi que ces données soient fournies dans l’étude, j’ai été fortement déçu qu’on ne les présente que pour les trois catégories établies par les auteurs. S’il était pertinent de les fournir pour les ménages qui présentent une faible correspondance revenu-patrimoine, à la fois pour les ménages ayant un avantage de revenu, mais un désavantage de patrimoine et pour ceux ayant un avantage de patrimoine et un désavantage de revenu, il est un peu ridicule de regrouper les données des ménages ayant une forte concordance de faibles revenus et faible patrimoine et ceux qui en ont une de revenus et de patrimoine élevés. On accorde ainsi la même importance à chacun des deux types de ménages qui en comptent moins de 11 % qu’à celui qui en regroupe plus de 78 %. Comme on pouvait s’y attendre, les deux petits groupes présentent des caractéristiques fort différentes, tandis que celui des 78 %, dans lequel, je le répète, on confond les personnes à faibles revenus et patrimoine, et à revenus et patrimoine élevés, montre des caractéristiques pas du tout spécifiques.
Sans surprise, le ménage faisant partie du groupe à revenus élevés et à patrimoine faible :
- est beaucoup plus jeune que la moyenne;
- est essentiellement salarié;
- a presque toujours une hypothèque lorsqu’il est propriétaire;
- vit plus souvent en couple (avec ou sans enfants);
- a moins souvent reçu un héritage;
- bénéficie plus souvent de deux revenus;
- est plus scolarisé que la moyenne.
Sans plus de surprise, le ménage faisant partie du groupe à revenus faibles et à patrimoine élevé :
- est beaucoup plus vieux que la moyenne;
- a un revenu beaucoup plus souvent composé de transferts et de pensions;
- a beaucoup moins souvent une hypothèque lorsqu’il est propriétaire;
- vit beaucoup plus souvent seul;
- a plus souvent reçu un héritage;
- bénéficie rarement de deux revenus;
- est beaucoup moins scolarisé que la moyenne.
Il est inutile de mentionner les caractéristiques du groupe de 78,3 % en situation de correspondance revenu-patrimoine, car, mêlant des situations fort différentes et représentant une si forte proportion des ménages, ses caractéristiques moyennes noient celles sûrement plus spécifiques de ses membres selon leurs quintiles de revenus et de patrimoine.
Et alors…
Alors, on peut dire que la majorité des 21,7 % de ces deux groupes dont la situation de revenu-patrimoine ne correspond pas, soit environ 15 % de l’ensemble des ménages, confirment les reproches de M. Geloso sur l’utilisation des inégalités de patrimoine. Ce n’est pas négligeable, on doit en parler, mais ce phénomène semble au Québec beaucoup moins important que M. Geloso ne semblait vouloir le dire. Serait-ce différent à l’échelle mondiale, échelle qui cadrerait mieux avec ses propos? On ne le sait pas, mais, sans donnée probante, on peut en douter, d’autant plus que les hauts revenus et patrimoines sont fortement concentrés dans les pays occidentaux.
Malgré les lacunes que j’ai trouvées à cette étude, je dois préciser que je suis surtout content que l’ISQ l’ait produite. On a enfin des données fiables pour mieux connaître un sujet dont on ne pouvait auparavant discuter qu’avec des modèles théoriques ou des anecdotes (untel qui possède plein de propriétés, mais qui est grevé de dettes et a de bons revenus est-il vraiment pauvre?). C’est un immense pas en avant, mais qui exige encore un long trajet avant d’avoir davantage de réponses.
N’empêche que l’on paie l’épicerie avec le revenue et non pas le patrimoine….
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Plus souvent qu’autrement, oui, mais pas toujours. Les personnes âgées (et même moins âgées) qui pigent dans leur RÉER ou qui prennent des hypothèques inversées la paie en partie avec leur patrimoine… D’autres prennent des deuxièmes hypothèques (phénomène en hausse, ai-je lu quelque part). Un médecin qui prend une année sabbatique vivra avec son épargne, donc son patrimoine. Bref, les personnes qui ont un patrimoine élevé ont toutes sortes d’options que les personnes qui ont un patrimoine faible ou inexistant n’ont pas.
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Ce que je veux dire, c’est qu’un patrimoine, c’est planifié pour une retraite et même une sabbatique pour certains, mais cela ne pourrait être interprété que les gens ne sont pas mal pris parce qu’ils ont un bas revenu… et qu’ils leurs restent toujours leurs patrimoine.
La marge est mince pour que certains prétendent que malgré un faible revenu, il ne sont pas dans la misère…. donc leur faible revenu n’est pas si pire que ça!
Cela reste de l’appauvrissement….
Avec une telle pensée, à la limite, le chômage n’ai pas nécessaire, ils leurs restent le patrimoine a dépenser!
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« Avec une telle pensée, à la limite, le chômage n’ai pas nécessaire, ils leurs restent le patrimoine a dépenser! »
C’est comme ça pour l’aide sociale.
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