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Des mesures concrètes pour lutter contre les inégalités

4 mars 2015

AtkinsonQuand on pense à la question des inégalités, c’est dorénavant le nom de Thomas Piketty qui nous vient le plus naturellement à l’esprit. En effet, compte tenu du succès planétaire de son livre Le Capital au XXIe siècle, son nom est sur toutes les lèvres. Il ne faut toutefois pas oublier que son succès est aussi dû à deux autres économistes qui ont travaillé avec lui, et même avant lui, à défricher le domaine qui l’a rendu célèbre, soit Emmanuel Saez et Anthony Atkinson.

L’aspect le moins complet du livre de Piketty est certainement sa partie sur les solutions. Il faut dire que ce n’était pas vraiment l’objectif du livre. Louangeant le livre de son comparse, Atkinson a écrit récemment un texte (intitulé After Piketty, soit Après Piketty) où il tente, en partant de ses constats, de justement développer une série de mesures qui permettraient, selon lui, de réduire les inégalités.

Les enjeux

Atkinson présente une vision globale des inégalités. Les mesures qu’il propose visent autant à assurer l’égalité des chances qu’à s’attaquer aux inégalités qui subsisteraient même si les chances de tous et toutes étaient égales. Elles visent aussi bien les inégalités verticales, en faisant diminuer les revenus des plus riches et en faisant augmenter ceux des plus pauvres, que les inégalités horizontales, entre les hommes et les femmes (il déplore d’ailleurs que Piketty se soit peu attardé à cette question dans son livre), entre les générations et dans toute portion de la population qui est désavantagée (appartenance ethnique, personnes handicapées, etc.).

Pour déterminer ses propositions, Atkinson a regardé dans l’histoire récente ce qui a bien fonctionné à cet égard (services publics, transferts gouvernementaux aux plus pauvres, progressivité des impôts, part plus grande de la croissance du côté de la rémunération des salariés que de celui du capital, hausse de la syndicalisation, lois du travail protégeant les salariés, hausse du salaire minimum, etc.) et ce qui a mal fonctionné (le contraire!).

Les propositions

Atkinson propose donc 12 mesures, allant, selon lui, des plus modestes aux plus radicales. Comme elles visent la réduction des inégalités à l’intérieur des pays (et pas nécessairement entre les pays), elles peuvent pour la plupart être mises en œuvre par des États nationaux, même si certaines nécessiteraient des ententes internationales. Il les a regroupées en cinq grands thèmes.

– changements technologiques et partage des revenus

1. Les changements technologiques appuyés par l’État devraient favoriser l’augmentation de l’employabilité des travailleurs, en mettant l’accent sur la dimension humaine des services qui en découleront (services en personne plutôt que par des machines).

Atkinson vise par cette mesure à contrer l’augmentation des inégalités due aux changements technologiques, souvent financés par l’État, mais commercialisés par le privé, et à faire en sorte de conserver le caractère humain des échanges.

2. Les politiques publiques devraient viser à réduire le pouvoir des vendeurs [surtout des monopoles et quasi monopoles] sur les marchés de la consommation, et de rééquilibrer le pouvoir de négociation entre employeurs et travailleurs.

Atkinson vise ici à contrer le pouvoir toujours croissant des distributeurs de biens et services sur les consommateurs, et des employeurs sur les travailleurs. Il essaie aussi de combler une lacune du livre de Piketty, soit d’ignorer le rôle de la législation dans la distribution de la richesse en raison du «[traduction] biais en faveur du capital des règles juridiques et des institutions actuelles».

– les revenus et l’emploi

3. Revenir à une structure tarifaire plus progressive de l’impôt sur le revenu des particuliers, avec un taux supérieur de 65 % pour le 1 % le plus riche.

Atkinson appuie ici une des suggestions de Piketty (pas seulement de Piketty!).

4. Le gouvernement devrait offrir un emploi garanti au salaire décent à tous ceux qui en cherchent.

«L’emploi dans le secteur public serait accessible à tous. De toute évidence, il faudrait un investissement important dans les politiques imaginatives de formation et gestion du personnel». Si le gouvernement a les moyens de protéger les institutions financières qui sont trop grandes pour faire faillite, il l’a certainement pour assurer un emploi à ses citoyens. Cela permettrait en outre de combattre la tendance à la hausse de pauvreté chez les travailleurs. Il cite des expériences dans ce sens pour bien montrer que cette mesure n’est aucunement utopique, ni extrémiste.

5. Les employeurs devraient adopter des politiques de rémunération éthiques qui partagent des principes communs; l’adoption de telles politiques devrait être une condition préalable à l’admissibilité à fournir des biens ou des services à des organismes publics.

Ces politiques devraient prévoir un taux maximal du ratio de la rémunération des dirigeants sur celle des salariés des entreprises et des clauses pour assurer la présence de plus de femmes parmi les membres de la direction. Atkinson envisage aussi des règles pour diminuer les écarts de revenus selon l’âge.

– l’imposition de la richesse

6. Augmenter le niveau d’imposition des gains en capital et des dividendes, et prévoir des déductions pour les revenus de travail (et de pension) initiaux (jusqu’à un certain seuil à établir) de façon à ce qu’ils soient imposés à un taux inférieur à celui des revenus d’investissement.

Atkinson vise ici à contrer la tendance bien démontrée par Piketty de la hausse croissante des revenus d’investissements par rapport aux revenus de travail, surtout pour des revenus peu élevés. Je dois avouer que je n’ai jamais envisagé une telle mesure! Bravo, M. Atkinson!

7. Examiner la possibilité d’introduire un impôt annuel sur la richesse, et les conditions à son implantation.

Atkinson est plus prudent ici, croyant que, compte tenu de la mobilité des capitaux, un tel impôt aurait de meilleures possibilités de réussite s’il était implanté à l’échelle mondiale ou, à tout le moins, continentale (comme l’Europe, puisqu’il est anglais…) avec des accords sur l’échange d’information entre les pays.

8. Tous les transferts de succession et les donations entre vifs seront imposés comme un revenu au-dessus d’une déduction à vie.

Encore là, Atkinson réagit à une des observations contenues dans le livre de Piketty sur la croissance des sommes transmises par héritage qui compromettent le principe de l’égalité des chances. Il ajoute que cette mesure inciterait à répartir entre plus de personnes une richesse acquise, ce qui réduirait les inégalités, notamment pour les femmes (qui reçoivent actuellement beaucoup moins en héritage).

– encourager les petites épargnes et un héritage minimum

«La redistribution des richesses repose autant sur l’encouragement des petites économies au bas de l’échelle qu’aux restrictions des excès au sommet. Cet aspect est largement absent du livre de Piketty.»

9. Le gouvernement, par l’intermédiaire de ses institutions d’épargne, devrait offrir un taux d’intérêt réel positif garanti (et éventuellement subventionné) sur l’épargne, jusqu’à un maximum par personne.

L’idée est ici d’offrir un rendement intéressant aux petits épargnants, qui obtiennent des taux moins élevés que les gros épargnants et doivent trop souvent payer des frais de gestion abusifs qui réduisent considérablement leurs revenus de placement déjà moins élevés.

10. Obliger les institutions financières à défendre les intérêts des épargnants et des emprunteurs, et non les intérêts des actionnaires, et mettre en place un service de conseils financiers indépendants et gratuits à tous les épargnants.

Atkinson veut ainsi rééquilibrer le pouvoir inégal des institutions financières face aux petits épargnants dont les intérêts sont trop souvent bafoués au profit de ceux des actionnaires et des conseillers financiers (et autres traders).

11. Verser un montant en capital à tous, soit à l’âge adulte ou à une date ultérieure.

Atkinson veut ainsi contrer les inégalités flagrantes des héritages. Idéalement, tout le monde devrait pouvoir bénéficier d’un héritage égal si on croit vraiment au principe de l’égalité des chances. Pour tendre vers cet objectif, il ne suffit pas de réduire les héritages des riches, mais il faut aussi fournir une certaine somme à ceux et celles qui n’ont pas la chance d’en recevoir.

– la sécurité sociale universelle

Dans sa dernière analyse, Atkinson cherche une façon de compenser le recul des protections sociales imposées au cours des 30 ou 40 dernières années, mais pas nécessairement en rétablissant les mesures annulées ou réduites. Il rejette d’emblée le principe de l’allocation universelle (ou revenu de citoyenneté, revenu de base, etc.). Même si ce type de revenu est qualifié d’universel, il y a toujours des conditions d’accès, notamment basées sur la citoyenneté. Pourtant, les taxes et impôts sont établis sur la présence sur un territoire, pas sur la citoyenneté.

Il propose plutôt ce qu’il appelle un «revenu de participation». Celui-ci ne serait pas basé sur la citoyenneté, mais sur la participation à la société.

«La «participation» serait définie au sens large en lien avec la contribution sociale. Pour les gens en âge de travailler, cette contribution pourrait prendre la forme d’un emploi salarié à temps plein ou à temps partiel, ou sous celle d’une activité non salariée, soit par l’inscription à un établissement d’enseignement ou de formation, ou par la recherche active d’un emploi, par des soins à domicile pour les enfants en bas âge ou pour des personnes âgées, ou encore par un travail bénévole régulier dans une association reconnue. La notion de contribution serait élargie, en tenant compte de l’éventail des activités dans lesquelles une personne est engagée.»

Il est conscient que sa formule risque de laisser des personnes démunies en plan. Mais il considère que le revenu de base inconditionnel est une chimère (je ne suis pas le seul!) et toutes les formes de ce revenu qui ont été proposées excluraient aussi bien des personnes. La base de la citoyenneté est par exemple discriminatoire. Le revenu de base, tout comme le revenu de participation, exigerait une machine administrative, même si les promoteurs du revenu de base prétendent que leur proposition en éliminerait le besoin.

Il est conscient que l’adoption d’une telle mesure serait un geste politique audacieux, surtout dans un contexte où les politiques sociales sont en recul dans les pays industrialisés. Il prévoit d’ailleurs une implantation graduelle et un accord international pour pouvoir le faire de façon efficace et réaliste.

12. Mettre sur pied un revenu de participation en Europe en tant que base de la protection sociale, en commençant par un revenu de base universel pour les enfants.

Il prévoit une somme équivalent à 10 % du revenu médian des pays participants, ce qui représenterait une hausse notable par rapport aux taux actuels des crédits et allocations aux enfants qui gravitent plutôt entre 5 % et 7 % du revenu médian. Ce programme contribuerait à l’équité intergénérationnelle et, la somme étant versée à la mère, à lutter contre les inégalités entre les hommes et les femmes.

Conclusion de l’auteur

Atkinson est conscient que ses mesures peuvent ressembler à un menu dans lequel piger les éléments qui peuvent plaire aux uns, mais pas aux autres. Il considère au contraire qu’elles sont complémentaires et ne pourraient avoir l’effet recherché, soit de lutter efficacement contre les inégalités, si elles étaient implantées à la pièce. Elles prévoient à la fois des nouveaux revenus et de nouvelles dépenses de façon équilibrée, même s’il n’a pas présenté de données chiffrées. Mais, il compte le faire, en examinant aussi l’impact de ces mesures sur les incitatifs, la compétitivité et la croissance dans un livre à venir…

Et alors…

En abordant ce texte, je ne m’attendais pas à y trouver des mesures aussi progressistes. Certaines m’étaient simplement inconnues! Il est toutefois difficile de s’en faire une idée complète, même si elles semblent, comme le dit l’auteur, aborder un spectre bien plus complet que ce qu’on voit habituellement dans de telles propositions. Pour cela, il faudra attendre de lire son prochain livre, ce que je compte bien sûr faire. En attendant, ce texte, qui complète de façon admirable le livre de Piketty, nous fournit au moins une bonne base de réflexion!

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4 commentaires leave one →
  1. Richard Langelier permalink
    4 mars 2015 15 h 38 min

    «11. Verser un montant en capital à tous, soit à l’âge adulte ou à une date ultérieure.
    Atkinson veut ainsi contrer les inégalités flagrantes des héritages. Idéalement, tout le monde devrait pouvoir bénéficier d’un héritage égal si on croit vraiment au principe de l’égalité des chances. Pour tendre vers cet objectif, il ne suffit pas de réduire les héritages des riches, mais il faut aussi fournir une certaine somme à ceux et celles qui n’ont pas la chance d’en recevoir.»

    Ça, j’ai lu différentes variantes. J’ai toujours eu l’impression que ça signifiait : «Si t’es aussi bon joueur de Monopoly que Warren Buffet, tu réussiras, si ça ne tente pas de passer tes journées à lire les bilans financiers des entreprises pour savoir si tu dois acheter ou vendre des actions, tu périras», ou alors «si tu utilises ce capital pour étudier en philosophie plutôt qu’en informatique, tu périras», «si t’es en peine d’amour ou en dépression (occurrences parfois inclusives) et que t’écris des commentaires niaiseux sur un blogue en buvant de la bière, etc.». Je ne pense pas un instant qu’Atkinson adhère à ce discours. Cependant, je ne suis pas persuadé que c’est un outil efficace pour l’égalité des chances.

    Même si ma maîtrise de l’anglais est faible, je lirai ce texte de 20 pages. Mieux encore, je lirai l’abstract et j’écrirai à une amie retraitée, Alexandra Cyr, qui traduit régulièrement des textes pour Presse-toi à gauche et lui demanderai de me dire ce qu’elle retient de ce texte. Nous «avons eu un argument» (expression que j’ai entendue en arrivant à Montréal : hier, Ginette a eu un argument avec Réné)», au sujet de l’allocation universelle http://www.pressegauche.org/spip.php?article20317 . Je ne décernerai pas de prix de traduction.

    Même si ma dernière peine d’amour remonte à ma période préandropausée, je ne peux résister à placer :

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  2. 4 mars 2015 19 h 05 min

    «J’ai toujours eu l’impression que ça signifiait»

    Moi, je n’interprète pas cette mesure comme cela. Il s’agit plutôt de partir dans la vie avec un coussin. Cela dit, j’attends de lire son livre pour voir comment il insère cette mesure dans l’ensemble de ses propositions avant de m’en faire une idée plus précise.

    Voici son explication dans sa langue…

    «Inheritance tends to get a bad press in Capital, but the return of inheritance is not to be deplored; indeed it is to be welcomed in the light of the distributional dilemma described above. The problem is that inheritance is highly unequal. If everyone inherited the same amount, then many of our concerns would disappear. A step in this direction is to ensure that everyone receives a minimum inheritance. It is far from a new idea. In 1797, Thomas Paine set out in his Agrarian Justice a scheme:

    «To create e a national fund, out of which there shall be paid to every person, when arrived at the age of twenty-one years, the sum of fifteen pounds sterling, as a compensation in part, for the loss of his or her natural inheritance, by the introduction of the system of landed property. (Paine 1797).

    The proposal by Paine has its modern counterpart in schemes for asset-based egalitarianism, as proposed in the USA by, for example, Ackerman and Alstott (1999). In the UK, such a scheme was introduced in 2005 in the form of child trust funds, which were a vehicle for saving tax free with a contribution paid by the government, although they have been abandoned by the Coalition Government. In my Unequal Shares (1972), I had proposed a universal capital payment as part of the state pension, but considerations of inter-generational justice – the fact that we cannot look forward to continuously rising living standards – would now lead me to propose that the minimum inheritance be introduced on scaled basis.This means both that the payment would be phased in, and that the total received over the years would increase with the year of birth.»

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