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Les deux vitesses de la pensée (1)

9 mars 2015

kahnemanJ’ai lu de nombreux livres qui citent les travaux de Daniel Kahneman (la plupart réalisés avec Amos Tversky) sur les biais cognitifs. Je n’avais pourtant jamais lu de livre de ce psychologue qui a remporté le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel pour avoir contredit le concept de rationalité des agents économiques (consommateurs et producteurs) à la base de l’économie classique et néoclassique. C’est donc avec de grandes attentes que j’ai commencé à lire Système 1, système 2 – Les deux vitesses de la pensée, livre dans lequel Kahneman synthétise les résultats de ses travaux principaux dans le domaine de la pensée.

Dans ce livre, Kahneman présente les deux systèmes de pensée «qui se partagent notre esprit, régissant notre façon de penser et de prendre des décisions», systèmes qu’il a baptisés simplement le système 1 et le système 2. Le système 1 «est rapide, intuitif et émotionnel»; il «fonctionne automatiquement et rapidement, avec peu ou pas d’effort et aucune sensation de contrôle délibéré». Le Système 2 «est plus lent, plus réfléchi, plus contrôlé et plus logique»; il «accorde de l’attention aux activités mentales contraignantes qui le nécessitent, y compris des calculs complexes. Le fonctionnement du système 2 est souvent associé à l’expérience subjective de l’action, du choix et de la concentration».

Résoudre 2 + 2 est à la portée du système 1, mais résoudre 17 x 24 demande l’intervention du système 2, qui n’y parviendra peut-être pas… J’ajouterai, on l’aura compris avec l’exemple précédent, que l’utilisation du système 2 demande des efforts, efforts que nous préférons bien souvent ne pas entreprendre. Il demande aussi de la concentration. Par exemple, un conducteur d’automobile n’a aucune difficulté à entretenir une conversation sur une route dégagée, mais cessera de parler s’il tente un dépassement sur un segment droit d’une route avec de nombreuses courbes. Si on lui parle, il n’entendra rien (mais, n’essayez pas cela à la maison…)!

Il est bien sûr impossible de présenter tout le contenu de ce livre touffu de 545 pages, mais je vais tenter d’au moins résumer les principaux concepts que l’auteur décortique dans ce livre. Même en résumant, je vais devoir scinder ce billet en deux parties. La richesse et l’importance de ce livre le justifient tout à fait!

La paresse du système 2 : Le système 2 est puissant, mais il ne faut pas le solliciter trop longtemps, car il s’épuise rapidement. Si on se concentre trop longtemps, on devient moins efficace et on n’a plus le goût de se forcer. Il semble que le système 2 consomme beaucoup de glucose : en prendre (comme une limonade sucrée) rétablirait, au moins en partie, notre capacité de concentration.

Il est en outre paresseux. Par exemple, si on est face à une énigme simple, on rechignera à utiliser notre système 2 et on tentera de la résoudre avec notre système 1. Exemple :

  • un bâton et une balle de baseball coûtent en tout 11,00 $;
  • on sait que la différence de prix entre les deux est de 10,00 $ et que la balle est moins chère;
  • combien coûte cette balle?

La majorité des personnes qui répondent à cette question, même des étudiants en sciences, donnent 1,00 $ comme réponse. Pourtant, en activant leur système 2, elles verraient bien que si la balle coûtait 1,00 $, le bâton coûterait 11,00 $ (10,00 $ de plus) et que leur coût total serait de 12,00$. Elles concluraient que la balle coûte en fait 0,50 $ et le bâton 10,50 $ pour un total de 11,00 $ et une différence de prix de 10,00 $. Mais, devant un problème aussi simple, peu de personnes se donnent la peine de vérifier leur impulsion première (basée sur la confiance en leur capacité de la résoudre facilement) de dire que la balle coûte 1,00 $… Une seule personne parmi la dizaine à qui j’ai présenté cette «énigme» m’a donné la bonne réponse. Mon échantillon était petit, mais il allait dans le sens des résultats mentionnés par l’auteur!

L’amorçage : L’amorçage est un des concepts qui revient le plus souvent dans ce livre, car il peut prendre de très nombreuses formes. Un exemple simple est de demander à quel mot on associe PA_N. Si on parle de nourriture juste avant, le mot PAIN ressortira le plus souvent. Mais, si on parle d’oiseaux, ce sera le mot PAON qui viendra le plus souvent à l’esprit. Pire, un groupe qui se fait parler de vieillesse (ou même seulement de mots qu’on y associe) marchera plus lentement dans un déplacement subséquent qu’un groupe dont les membres ont écouté de la musique rythmée.

Un vote tenu près d’une école favorisera les résultats d’un référendum (ils sont fréquents dans les élections aux États-Unis) sur le financement de l’éducation ou même sur d’autres activités à l’intention des jeunes et des enfants. Une association à l’argent rend au contraire les gens plus égoïstes et moins enclins à adopter des mesures pour aider les plus démunis. Un événement terroriste rend les gens plus enclins à appuyer des guerres ou des lois qui briment nos libertés (non, cet exemple n’est pas dans le livre, mais dans l’actualité)! Pourtant, quand les gens ont été amorcés par les révélations de Snowden sur l’espionnage des données personnelles, la réaction fut totalement opposée!

L’illusion du souvenir et de la vérité : Le fait de montrer des noms fictifs à des personnes fera en sorte que, quelques jours plus tard, une forte proportion d’entre elles penseront, si on leur fournit une liste de noms avec un de ceux montrés plus tôt, que cette personne doit être célèbre. De même, mais ça, on le sait parce qu’on l’a entendu ou lu fréquemment, une fausseté répétée suffisamment de fois prend les apparences de la vérité. J’ai encore plein d’exemples en tête de nos conservateurs et même libéraux qui vont dans ce sens. Combien de personnes ne sont-elles pas convaincus qu’un budget gouvernemental doit se gérer comme celui d’une famille (alors que c’est bien sûr ridicule) ou qu’on n’a pas le choix de couper les dépenses de l’État, même si on recycle ainsi une vieille rengaine initialement composée par Margaret Thatcher?

L’illusion de causalité : Le système 1 adore les histoires! Il rebute à imaginer que des événements peuvent être corrélés par hasard. L’auteur mentionne entre autres que la capture de Saddam Hussein a servi à la fois d’explication à une hausse du Dow Jones un matin et à sa baisse le même après-midi! Et que dire des convictions religieuses qui ont déjà servi d’explication aux bonnes récoltes et même de nos jours aux ouragans! Cet attachement aux histoires et à la causalité expliquerait aussi la popularité des thèses conspirationnistes qui savent si bien donner un sens compréhensible à ce qui ne l’est pas. Cela ne les rend pas plus vraies!

L’effet de halo : L’effet de halo est entre autres la tendance à accorder plus de crédibilité à une personne connue (ou ayant une belle apparence physique) qu’à une autre. Les artistes ou sportifs appréciés peuvent même convaincre des gens d’appuyer un parti politique plutôt qu’un autre, une opinion ou une option politique, même s’il n’ont finalement aucune compétence particulière dans le domaine. La popularité de PKP serait-il un effet de halo (pour moi, c’est clair!)?

Le COVERA (ce qu’on voit et rien d’autre) : Le système 1 a tendance à accorder beaucoup plus d’importance à ce qu’il voit (ou connaît) qu’à ce qu’il ne voit pas (ou ne connaît pas). Ce biais cognitif se manifeste entre autres par l’importance démesurée qu’on accorde aux opinions de nos proches ou aux anecdotes. Cela se manifeste par exemple en pensant qu’il y a plus de chômeurs instruits que de chômeurs moins scolarisés, même si les données globales montrent, et de loin, l’inverse. Ce biais, avec celui de l’amorçage, est un des plus importants selon l’auteur qui y revient tout au long du livre.

La loi des petits nombres (et l’importance de la taille d’un échantillon) : Des études ont démontré que les comtés des États-Unis où la proportion de cancers du rein est la plus faible sont peu peuplés. Est-ce une conséquence des bienfaits de la vie rurale (le système 1 aime bien les histoires, je le rappelle…)? Hum… Douteux, car c’est aussi dans les comtés les moins peuplés que cette proportion est la plus élevée! Est-ce en raison de la pauvreté des ces comtés et de la consommation d’alcool et de tabac de ses habitants? De la présence d’agents toxiques? Peut-être… Mais, en fait, ces observations sont normales en raison de la plus grande variabilité que les événements rares ont de se produire dans des zones peu peuplées. D’ailleurs, si les comtés peu peuplés dominent les deux classements à chaque année, ce sont rarement les mêmes qui l’emportent! Un événement qui n’a qu’une probabilité minime de se produire, disons un cas sur 10 000, s’observera à la fois plus souvent et moins souvent dans une petite population. Trois ou quatre cas dans une population de 5 000 habitants représente un ratio six ou huit fois plus élevé que la moyenne et aucun cas sera infiniment moins que la moyenne!

C’est pourtant sur cette base que la Fondation Bill et Melinda Gates a choisi d’investir dans de petites écoles, en scindant souvent de grosses écoles en établissements plus petits. En effet une étude qu’elle avait commandé avait conclu que les meilleurs taux de réussite scolaire s’observaient dans de petites écoles. On y observe aussi les pires taux de réussite, mais comme la Fondation n’avait pas commandé d’étude pour le savoir, elle ne l’a pas su!

L’effet d’ancrage : En faisant tourner une roue de la fortune truquée qui ne donnait que des résultats fixes (65 et 10) et en demandant par après aux utilisateurs le nombre de pays d’Afrique et le pourcentage de ces pays qui siègent à l’ONU, ceux-ci ont donné un nombre disproportionné de réponses de 10 ou 65 aux deux questions… Le même phénomène s’observe quand une question suggère un chiffre précis : les réponses sont plus près de cette suggestion que de la réalité et rarement plus loin.

L’effet d’ancrage est utilisé fréquemment en négociation (d’affaire, dans la vente d’immeubles ou en relation de travail) avec des demandes qui visent à ancrer un niveau dans la tête de la personne avec qui ont négocie. Ça ne fonctionne pas toujours, surtout quand l’information sur le sujet est facilement disponible (comme dans une négociation collective), mais cela a plus de succès quand une des deux parties possède plus d’information (comme dans la vente d’une automobile usagée)! L’auteur souligne que l’effet d’ancrage est souvent une forme d’amorce et qu’il est fréquemment utilisé dans les publicités. Raison de plus de s’en méfier!

L’effet de disponibilité : Après deux accidents d’avion rapprochés, on aura plus ces événements en tête et on surestimera le danger qu’il s’en produise un quand on prendra l’avion. Il en est de même d’autres estimations de fréquence d’événements quand des exemples récents (ou impliquant des personnes connues, ou fortement médiatisés) nous viennent à l’esprit. Les exagérations sur la fréquence et l’importance des accommodements raisonnables et des attaques terroristes me viennent soudain à l’esprit…

Les données croisées (ou les taux de base) : On voit une personne lire un livre de philosophie. La probabilité qu’elle ait étudié en philosophie est-elle plus élevée que celle qu’elle n’ait qu’un diplôme d’études secondaires (DES)? Pour répondre à cette question, il faut tout d’abord se demander qu’elle est la proportion de personnes qui ont étudié en philosophie par rapport à celles qui n’ont qu’un DES. C’est le taux de base. Ensuite, on peut se demander qu’elle est la proportion des personnes qui ont étudié en philosophie qui sont susceptibles de lire un livre de philosophie devant nous par rapport à celle des personnes qui ont un DES. Par exemple, si la proportion de personnes qui ont étudié en philosophie est 100 fois moins élevée que celles qui ont un DES et que ces personnes sont 20 fois plus susceptibles de lire des livres de philosophie, la probabilité que la personne que j’ai croisée ait étudié en philosophie sera cinq fois moins élevée (100/20) que la probabilité qu’elle soit titulaire d’un DES…

Les ensembles et les sous-ensembles : Dans la même optique, l’auteur nous montre que la majorité des répondants à une série de questions sur le sujet pensent qu’une écologiste progressiste a une probabilité supérieure d’être à la fois une employée de banque et une militante féministe que seulement une employée de banque. Or, une employée de banque féministe est forcément une employée de banque, mais une employée de banque n’est pas nécessairement une féministe. En conséquence, il est impossible que la probabilité qu’une personne soit seulement une employée de banque (un ensemble) puisse être moins élevée que la probabilité qu’elle soit à la fois une employée de banque et une militante féministe (un sous-ensemble). Ce genre d’erreur est entre autres un autre exemple montrant que notre système 1 aime bien les histoires et les relations causales!

La régression vers la moyenne : Un entraîneur avait observé que lorsqu’il engueulait un joueur qui avait joué une mauvaise partie, il jouait mieux dans la prochaine. À l’inverse, s’il avait le malheur de féliciter un joueur qui avait connu une bonne partie, celui-ci jouait moins bien dans la prochaine. Il a donc cessé de féliciter ses joueurs, mais a continué à les engueuler! En fait, l’auteur montre que si nous effectuons une performance au-dessus de notre moyenne, la probabilité est plus forte que notre prochaine performance soit inférieure à la précédente (et vice-versa), qu’on nous félicite ou pas (ou qu’on nous engueule ou pas).

Les intuitions : Dans bien des situations, on ne possède pas les informations suffisantes pour estimer un phénomène. L’auteur donne comme exemple une question portant sur une enfant qui savait lire à quatre ans. On doit estimer les notes qu’elle obtiendra à l’université. Comme sa situation est hors de l’ordinaire, notre système 1 a tendance à supposer qu’il en sera de même à l’université. Or, une foule d’événements sont survenus après cette observation, événements qui peuvent avoir un impact sur ses notes à l’université. Il conseille donc d’appliquer la régression vers la moyenne dans ce type de cas et de tempérer notre réflexe premier en réduisant notre estimation première tout en la laissant au-dessus de la moyenne (j’ai dû simplifier à outrance ce chapitre).

Et alors…

Alors, à la semaine prochaine pour la suite!

16 commentaires leave one →
  1. 11 mars 2015 10 h 07 min

    Oui, ça semble aller dans le même sens. Je crois que ce n’est pas la première fois que vous suggérez ce livre…

    La démocratie des crédules

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  2. 12 mars 2015 9 h 04 min

    Il semble que le système 1 et le système 2 aient des noms différents pour chaque auteur. Walter Mishel parle des systèmes chaud et froid. Pour d’autres, c’est « gut » versus « reason ».

    Le test de la guimauve et le succès dans la vie.

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  3. 12 mars 2015 9 h 37 min

    Dans le livre que je lis actuellement, c’est le système automatique et le système réfléchi.

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  4. Ken Howe permalink
    12 mars 2015 22 h 16 min

    J’ai envoyé bon nombre de lettres à la rédaction du Devoir pour signaler des erreurs avec référence à ce même bouquin. Jusqu’à date aucune n’est apparue et je n’ai pas constaté d’amélioration.

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  5. 12 mars 2015 22 h 53 min

    @ Ken Howe

    Au sujet de biais que vous avez remarqué? Avez-vous un exemple? Ça m’intéresse…

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  6. Ken Howe permalink
    14 mars 2015 11 h 08 min

    Le plus souvent par rapport à la loi des petits nombres. Par exemple, on a présenté des accidents mortels impliquant des cyclistes et les véhicules lourds où, malgré un échantillon de moins de 20, on a considéré l’évolution d’une année à l’autre en pourcentages (16 octobre 2014). Encore on a été invité a considéré pourquoi, parmi les commissions scolaires affichant les taux de participation électoraux les plus élevés, on trouvait surtout des circonscriptions peu peuplées. Et il y a eu question (à la une) du sondage censé avoir démontré que les deux tiers des québécois appuyaient le projet de loi C-51, sondage sur Web dont la fiabilité ne serait pas suffisant pour qu’on puisse même y attribuer de marge d’erreur. Le COVERA nous indique qu’une telle annonce serait comprise comme étant le reflet fidèle des attitudes des gens, ce qui semble s’être confirmé par la couverture de la nouvelle par d’autres médias.

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  7. 14 mars 2015 18 h 35 min

    Bons exemples, en effet!

    Merci!

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  8. 14 mars 2015 21 h 55 min

    «Le système 1 adore les histoires!»

    Voici un texte qui élabore un peu plus sur cet aspect de notre pensée, mais qui conclut de la même façon!

    «C’est que l’être humain obéit à une tendance que j’oserais qualifier de naturelle et qui consiste à vouloir trouver une raison à tout ce qui a existé, existe ou existera. Les philosophes qui ont réfléchi à ce mécanisme en ont tiré le principe de raison suffisante qui dit, en gros, que tout effet possède une cause et que toute chose a sa raison d’être. À la manière du microprocesseur qui traite et organise les données dans nos ordinateurs personnels, la raison nous aide à organiser le chaos dans lequel nous sommes plongés, à créer du sens, à faire en sorte que le monde ne nous apparaisse pas comme totalement absurde.»

    http://www.ledevoir.com/societe/ethique-et-religion/434462/dieu-cet-etre-suffisant

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  9. 23 mars 2015 17 h 48 min

    Excellent livre! Je l’ai acheté après avoir pris un cours de gestion (Aide àla décision) lorsque j’ai constaté que c’était l’ouvrage de référence du cours.

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  10. 23 mars 2015 18 h 19 min

    Moi aussi, je l’ai vu souvent dans des références avant de le lire…

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  11. Philippe Lepape permalink
    7 février 2017 10 h 22 min

    Pour ne pas répétez ses erreurs tout est dit – excellent ouvrage dont j’entame une relecture

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