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L’imposture économique (2)

20 avril 2015

impostureLe premier billet que j’ai consacré au livre L’imposture économique de Steve Keen présentait son chapitre démolissant le concept de la courbe de la demande et mentionnait brièvement ceux qui font de même avec la courbe d’offre. Dans ce deuxième billet, je compte faire un survol des autres sujets abordés dans ce livre.

L’inutilité de la science économique

Dans son premier chapitre, Keen revient sur la première édition de ce livre, parue en 2000 (celle-ci date de 2011, 2014 pour la version française). Il y prétendait entre autres que la théorie orthodoxe a survécu à ses absurdités en grande partie parce qu’elle est inutile! Si une théorie solide est essentielle pour construire une fusée, une économie peut très bien fonctionner sans théorie économique rigoureuse. En effet, «L’économie de marché s’est développée bien avant que toute forme de «science économique» ne fut inventée, et il ne fait pas de doute que cette économie de marché continuera d’évoluer avec ou sans théorie économique valide».

Inutile oui, mais pas inoffensive, tient-il à ajouter! «La confiance aveugle qu’elle a engendrée dans la stabilité d’une économie de marché a encouragé les gouvernements à démanteler certaines institutions qui avaient initialement pour mission de limiter l’instabilité». Elle a aussi fait souffrir et parfois mourir des millions de personnes dans les pays pauvres en raison de l’application de ses principes dans les ajustements structurels qui leur ont été imposés et, plus récemment, dans les politiques d’austérité, surtout en Europe. Et nous risquons d’être les prochains sur la liste des victimes (de façon nettement moins létale, il faut bien le préciser)…

Le marché du travail

Dans le chapitre suivant ceux sur la courbe de l’offre, il élabore sur les absurdités de la théorie néoclassique portant sur le marché du travail. Il lui reproche notamment :

  • de considérer le travail comme une marchandise comme les autres;
  • de prétendre que le salaire est établi en fonction de la productivité des travailleurs;
  • de considérer tout chômage comme volontaire, conséquence d’un choix rationnel entre le travail et le loisir (il aborde aussi les changements que les néoclassiques ont apportés par la suite à cette vision réductrice, mais pas de façon satisfaisante);
  • d’affirmer que l’offre de travail varie uniquement en fonction du niveau des salaires;
  • de statuer que toute réglementation (comme le salaire minimum) et toute présence d’institutions (comme les syndicats) ne peuvent que nuire à l’efficacité du marché du travail (supposant ainsi, entre autres, que le rapport de force d’un travailleur est le même que celui d’un employeur…);
  • d’ignorer le rôle du secteur financier.

Keen explique entre autres qu’une hausse de salaire ne fait pas nécessairement augmenter l’offre de travail, puisque les travailleurs, plutôt que d’être incités à travailler davantage comme le prétend la théorie (ce qui peut arriver), peuvent au contraire décider de travailler moins, car ils obtiendront en moins d’heures de travail un revenu qu’ils trouvent suffisants. Il est d’ailleurs rigolo d’entendre des néolibéraux expliquer que les médecins québécois travaillent moins qu’avant en raison de la hausse de leur rémunération, ne réalisant pas qu’ils contredisent ainsi leur théorie!

Les prévisions

Après quelques chapitres plus techniques (sur le capital, les déterminants des profits, l’importance de la validité des hypothèses et l’absence du temps dans la théorie néoclassique), l’auteur explique les raisons pour lesquelles les économistes orthodoxes n’ont pas vu venir la crise (contrairement à lui, et à une quinzaine d’autres économistes hétérodoxes qu’il nomme).

Selon Keen, la plus grande difficulté pour les économistes orthodoxes (aussi bien néoclassiques que néokeynésiens) pour pouvoir prévoir une crise est qu’ils utilisent des modèles d’équilibre qui ne peuvent pas, en raison de cette caractéristique (et de toutes les fausses hypothèses qu’ils utilisent) bien fonctionner dans des situations de déséquilibre (situation normale de l’économie) et encore moins prévoir des récessions, car leurs modèles (IS-LMd’équilibre général dynamique stochastique, etc.) les excluent dans leurs hypothèses! Ils ne tiennent en outre pas compte d’un des apports les plus importants de Keynes (même les néokeynésiens l’ont évacué), soit celui de l’incertitude qui signifie qu’on sait très peu de choses sur l’avenir (humour typique de Keynes…). Ce concept d’incertitude l’a d’ailleurs amené à dire, plus sérieusement que «les faits actuels jouent un rôle en quelque sorte disproportionné dans la formation de nos prévisions à long terme, notre méthode habituelle consistant à considérer la situation actuelle, puis à la projeter dans le futur».

À l’inverse, les économistes orthodoxes préfèrent les modèles remplis d’hypothèses ridicules. Par exemple, Robert Solow, le concepteur des modèles «dynamiques stochastiques d’équilibre général» (notamment utilisés par Luc Godbout pour justifier sa phobie de diminuer l’impôt sur le revenu des particuliers et sur les profits des entreprises, et de hausser les taxes de ventes et les tarifs) les a ainsi présentés :

«Le modèle prototype des cycles réels fonctionne de la façon suivante : il y a un ménage unique et immortel [oui, un ménage immortel pour représenter les cycles réels de l’économie!] – un consommateur représentatif – qui obtient un salaire pour son offre de travail. Il est également propriétaire de l’unique entreprise, définie comme «preneur de prix», de telle manière qu’il reçoit le revenu net de l’entreprise. Le ménage prend le salaire présent et futur, ainsi que les dividendes présents et futurs comme donnés, et formule un plan optimal d’épargne-consommation (et invariablement d’épargne-travail) à l’horizon infini. (…) L’entreprise anticipe les mêmes prix et maximise le profit réel en employant du travail, en louant du capital et en produisant et en vendant sa production (…).»

Oui, c’est sur ce genre de modèle et d’hypothèses surréalistes que nos dirigeants se basent pour prendre des décisions qui influencent notre vie… Solow a lui-même renié plus tard ses modèles basés sur l’agent (ou le consommateur) représentatif, mais d’autres ont fait revivre ce zombie!

L’analyse de la Grande Dépression et de la Grande Récession

Après avoir démoli la théorie des marchés efficients, Keen montre que les économistes orthodoxes n’ont jamais bien compris les facteurs qui ont mené à la Grande Dépression (débutée en 1929) et ont failli aussi à comprendre ceux qui ont causé la Grande Récession (débutée en 2007 ou 2008, selon les pays). En réaction aux affirmations de Friedman et Bernanke que le principal responsable de la Grande Dépression était la baisse de la base monétaire, Keen est cinglant :

«Ils sont incapables d’examiner la perspective alternative d’une instabilité intrinsèque du système capitaliste, ni l’idée que le secteur financier puisse être la cause de ses effondrements les plus sévères. Pour des néoclassiques comme Friedman et Bernanke, mieux vaut blâmer l’une des infirmières pour son incompétence, plutôt que d’admettre que le capitalisme est un système social maniaco-dépressif portant régulièrement atteinte à sa propre vie. Mieux vaut accuser la Fed de ne pas avoir administré sa dose de M0, plutôt que d’admettre l’inclination du système financier à créer trop de dettes, conduisant le capitalisme à des crises périodiques.»

Les économistes orthodoxes ne tiennent en effet pas compte du fonctionnement de la création monétaire et de son rôle dans l’augmentation de la dette. D’ailleurs, même Paul Krugman a minimisé l’importance de la dette dans un débat avec Keen (que celui-ci a nettement gagné). Krugman prétendait que la dette détenue par une personne est annulée par l’épargne d’une autre, alors que les banques peuvent prêter plusieurs fois l’épargne d’une personne. Lorsque la dette cesse d’augmenter, les dépenses des ménages et les investissements des entreprises diminuent, pouvant ainsi créer une récession. Cet effet s’accentue quand les ménages et les entreprises font diminuer leur dettes (en les remboursant). Selon Keen, cet effet, que les économistes orthodoxes ne considèrent même pas, est majeur et fut le facteur qui a le plus contribué à la Grande Dépression et à la Grande Récession, qu’il fut un des rares économistes à voir venir. Force est de lui donner raison!

Le marxisme aussi passe à la moulinette!

Après avoir présenté une version préliminaire de son modèle du capitalisme, modèle qui est dynamique (sans équilibre et tenant compte du temps) et qui intègre la dette, et s’être attaqué à la Bourse et à l’abus des mathématiques en économie (chapitres bien trop techniques pour être résumés), Keen analyse la théorie marxiste.

En fait, Keen juge beaucoup plus durement les marxistes que Marx (comme il le fait avec les néokeynésiens tout en considérant Keynes avec beaucoup de respect). Je ne garderai de ce chapitre que cette citation :

«L’analyse dialectique de la marchandise était puissante, et les conclusions qui, logiquement s’ensuivirent étaient inéluctables : la théorie de la valeur travail [qui avance que seul le travail donne de la valeur à une production] ne peut être vraie que si la valeur d’usage d’une machine est exactement égale à sa valeur d’échange [sinon les machines aussi donneraient de la valeur à la production]. Or, un principe élémentaire de cette analyse est que la valeur d’usage et la valeur d’échange sont incommensurables.»

Encore ici, Keen soulève une incompatibilité avec les hypothèses de départ d’une théorie (la valeur d’usage et la valeur d’échange sont incommensurables) et ses conclusions (la valeur d’usage d’une machine est exactement égale à sa valeur d’échange). Cela dit, il salue chez Marx «les riches fondements philosophiques de son analyse du capitalisme».

Les courants hétérodoxes

Keen consacre le dernier chapitre de son livre à une courte présentation des écoles de pensée hétérodoxes en économie qu’il juge les plus importantes :

  • l’école autrichienne : souvent associée aux néoclassiques, elle rejette pourtant la notion d’équilibre et l’utilisation immodérée des mathématiques; elle considère par contre, comme les néoclassiques, «que le capitalisme est le meilleur système social»;
  • l’école postkeynésienne : il s’agit de l’école à laquelle Keen se sent le plus près; elle reconnaît le principe d’incertitude de Keynes, vise une plus grande redistribution des richesses et incorpore la monnaie et les dettes dans son analyse; elle souffre toutefois de l’absence d’une base commune comme l’utilité pour les néoclassiques et la valeur travail pour les marxistes;
  • l’école sraffienne : basée sur les travaux de Piero Sraffa, elle se distingue surtout par son analyse des mécanismes de production; Keen, qui apprécie certains de ses aspects, lui reproche toutefois son analyse statique (l’absence du temps) et sa dénaturation des écrits de Saffra;
  • l’éconophysique et la théorie de la complexité : cette école «repose sur l’existence de relations non linéaires entre les éléments d’un système»; elle est fortement basée sur les mathématiques, encore plus que l’école néoclassique, ce qui fait à la fois sa force et sa faiblesse;
  • l’école évolutionniste : l’économie évolue constamment, de nouveaux produits et de nouveaux goûts chassant les anciens; comme tout change constamment, il devient impossible de tenir compte de tous les facteurs qui influencent une situation : on ne peut en conséquence pas modéliser un tel système, car cela serait contradictoire avec les postulats de cette école. Notons que Keen n’a pas présenté l’école institutionnaliste, considérant qu’elle fait partie de l’école évolutionniste (ce n’est pas faux, mais j’aurais quand même aimé qu’il en parle!).

Keen conclut son livre par un plaidoyer pour la diversification de l’enseignement en économie, en soulignant l’apport des mouvements étudiants qui militent dans ce sens (comme je le faisais aussi dans ce billet).

Et alors…

Alors, lire ou ne pas lire? Ça dépend. On pourrait croire que, devant l’importance que j’accorde à ce livre, il serait certain que je jugerais sa lecture incontournable. Pour des gens qui ont de bonnes bases en économie, je le recommande en effet avec urgence! C’est de loin l’attaque la plus complète et crédible que j’ai lue contre l’économie orthodoxe. Par exemple, jamais je n’avais lu une démonstration aussi convaincante des contradictions du néokeynésianisme. Par contre, même si Keen prétend avoir simplifiée la deuxième version de ce livre, il demeure complexe et exigeant, et, je pense, difficilement accessible aux néophytes en économie.

J’ai aussi bien apprécié la façon dont chaque chapitre est structuré : amorce, présentation du problème, étapes de la démonstration (feuille de route), conclusion (qu’il appelle parfois «Et maintenant?» copiant un peu sur moi!). À l’inverse, je déplore que l’éditeur ait cru bon de placer les notes à la fin des chapitres plutôt qu’au bas des pages. Même si elles ne sont pas à la fin du livre, cela demeure donc un livre à deux signets. C’est encore plus tannant que les notes en fin de livre, car il faut chercher à chaque chapitre où elles sont et déplacer le signet; ces notes étant moins loin, il est toutefois moins fatigant d’y accéder (surtout quand on est debout dans un autobus!).

Je terminerai cette série de deux billets avec une remarque générale. Comment se fait-il que toutes les théories économiques ne s’attardent qu’au secteur de la production de biens (qui regroupe les secteurs primaire et secondaire) et ne mentionnent jamais le fonctionnement du secteur des services dans lequel on retrouve pourtant plus de 75 % des emplois au Québec (et une proportion similaire dans tous les pays industrialisés) et qui représente plus de 70 % du PIB?

5 commentaires leave one →
  1. Jules Dufort permalink
    20 avril 2015 7 h 30 min

    Bon survol des différentes écoles en économie

    Aimé par 1 personne

  2. 20 avril 2015 7 h 53 min

    C’est un résumé très résumé!

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  3. 20 avril 2015 10 h 01 min

    Question finale non seulement intéressante, mais essentielle. Vous avez une hypothèse de réponse pour cela? Car il me semble qu’en considérant le secteur des services, on n’aurait aucun mal à voir que les emplois de l’État sont importants pour le PIB (entre autres).

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  4. 20 avril 2015 11 h 35 min

    Comme l’explique Keen dans son livre, les économistes orthodoxes ont toujours voulu conserver les anciens modèles en ne faisant que les «ajuster». Ricardo et Marx aussi ne semblaient parler que de la production de biens. Avant cela, les physiocrates affirmaient que «toute richesse vient de la terre, que la seule classe productive est celle des agriculteurs» (http://fr.wikipedia.org/wiki/Physiocratie ). Au moins les classiques et néoclassiques ont ajouté le secteur secondaire à leur analyse! Ne manque plus que le tertiaire (privé et public)!

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  5. 30 avril 2015 8 h 51 min

    Je viens de lire un texte fort intéressant sur la trop grande importance accordée au secteur des biens dans l’analyse économique, surtout au secteur manufacturier. Selon l’auteur, ce serait dû en bonne partie au fait qu’on possède des données beaucoup plus précises sur ce secteur (on cherche où il y a de la lumière, pas où on peut trouver des réponses complètes)!

    Extraits :

    Why do we persist in focusing on this particular subset of industries, sectors, and firms? I think one of the main reasons is that our data collection is skewed towards manufacturing, and we end up with a “lamppost” problem. We look for our lost keys underneath the lamppost because that’s where the light is, even though the keys are out in the dark somewhere.
    (…)
    The classification system also helps sustain the myth that this sector is somehow inherently more valuable than other types of economic activity. It plays into this idea that a country is failing if its manufacturing sector is declining as a share of GDP. But that decline in manufacturing is simply evidence that we have gotten very, very adept at it, and that there is an upper limit on the marginal utility of having more manufactured goods. All that effort that goes into tracking individual types of manufacturing activity would be far better spent tracking more service-sector sub-categories and occupations, because those are actually going to expand in size in the future.

    There is More to Life than Manufacturing

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