Le marché du travail des femmes (9) – la durée de l’emploi
Ce neuvième billet de ma série sur le marché du travail des femmes porte sur l’évolution de la durée de l’emploi. Pour ce, j’utiliserai le fichier cansim 282-0038 tiré des données de l’Enquête sur la population active (EPA).
Définition
La durée de l’emploi «mesure le nombre de mois consécutifs durant lesquels une personne a travaillé pour l’employeur actuel (ou le plus récent). Si l’employeur n’a pas changé, un employé peut avoir occupé plus d’un poste ou avoir travaillé à plusieurs endroits : on considère que sa période d’emploi est ininterrompue. Mais si la personne a travaillé pour le même employeur pendant différentes périodes, la durée d’emploi correspond à la période la plus récente pendant laquelle l’employé a travaillé sans interruption. Une mise à pied temporaire ne constitue pas une interruption».
Cette donnée dépend à la fois de la durée de la présence d’une personne et de sa mobilité sur le marché du travail, ainsi que de la démographie. Ainsi, on peut voir sur le graphique ci-contre que la forte augmentation de la durée de l’emploi des femmes (ligne jaune) entre 1976 et 1997 (hausse de 33 mois ou de 51 %) est due en premier lieu à leur plus grande présence sur le marché du travail (comme on l’a vu dans le premier billet de cette série), mais aussi à la démographie, la proportion du nombre de femmes âgées de 15 à 24 ans ayant diminué de 25 % entre ces deux années tandis que le nombre de femmes âgées de 25 ans ou plus a augmenté de 40 %. Or, comme on le verra plus loin, la durée de l’emploi augmente avec l’âge (ce qui n’est pas étonnant, une personne qui entre sur le marché du travail ne pouvant pas être dans le même emploi depuis très longtemps!). La hausse de la durée de l’emploi des hommes entre ces deux mêmes années (ligne rouge), est beaucoup moins forte que celle des femmes (hausse de 18 mois ou de 21 %), car seule la démographie (et peut-être une baisse de la mobilité) semble avoir joué. Par la suite, la durée de l’emploi chez les hommes s’est stabilisée tandis que celle des femmes a continué à augmenter, mais à un rythme bien inférieur que dans la période précédente (hausse de seulement 6 mois, ou de 7,5 %).
Avec l’importance des facteurs démographiques, surtout en raison du vieillissement de la main-d’œuvre au cours des 40 dernières années, les données sur l’ensemble de la population adulte (15 ans et plus) peuvent être bien trompeuses. Il est donc préférable de regarder l’évolution de la durée de l’emploi par tranches d’âge.
Par tranches d’âge
La durée de l’emploi chez les 15 à 24 ans est tout à fait semblable du côté des hommes et des femmes. Elle a diminué fortement jusqu’en 1988 (période de forte augmentation de la fréquentation scolaire, comme on l’a vu dans ce billet), pour remonter entre cette année et 1996 (période de diminution du taux d’emploi étudiant chez les 15 à 19 ans, comme on l’a vu dans cet autre billet) et, malgré certains mouvements par la suite, demeurer assez stable. Le plus important est de noter qu’elle fut tout au long de la période étudiée entre 17 % et 25 % de celle de l’ensemble des hommes et des femmes (en moyenne de 20 mois par rapport à 99 mois).
Chez les 25 à 44 ans (le fichier ne fournit pas de données chez les 25-34 ans et les 35 à 44 ans), on peut voir une différence importante dans la durée de l’emploi entre les hommes et les femmes en début de période, différence qui s’atténue graduellement pour s’effacer complètement à partir du milieu des années 1990. La hausse de la durée entre 1976 et le milieu des années 1990, chez les hommes et chez les femmes, est à la fois due à la hausse de la présence des femmes sur le marché du travail et à la démographie (en raison de la diminution de la proportion des 25-29 ans chez les 25-44 ans, de 32 % en 1976 à 20 % vers 1997), tandis que la baisse subséquente est au moins due encore une fois à des facteurs démographiques (hausse de la proportion des 25-29 ans chez les 25-44, de 20 % vers 1997 à 24% en 2014). Il est aussi possible que, avec leur niveau de scolarité plus élevé, ces personnes aient obtenu un premier emploi stable (autre qu’étudiant) à un âge plus avancé, réduisant ainsi la durée de leur emploi chez cet employeur. D’autres données (notamment tirées de cette étude de Statistique Canada) rendent l’hypothèse d’une hausse de la mobilité très improbable.
Les observations sur l’évolution de la durée de l’emploi chez les 45 à 54 ans (données que j’ai déduites de celles fournies par Statistique Canada chez les 25-44 ans et les 25-54 ans) sont très semblables aux précédentes, sauf que la période de rattrapage de la durée d’emploi des femmes sur celle des hommes fut bien plus longue (écart très faible vers 2005 et quasi égalité en 2013 et 2014). Cela est normal, car il a fallu attendre plus longtemps pour que les femmes qui ont commencé à avoir un taux d’emploi semblable à celui des hommes chez les 15 à 24 ans atteigne cet âge. La baisse de cette durée en fin de période, chez les hommes et chez les femmes, surtout à compter de 2004, semble encore une fois due à des phénomènes démographiques, la part des 45-49 chez les 45 à 54 ans étant passée de 54 % en 2003 à 46 % en 2014. Encore une fois, l’entrée plus tardive sur le marché du travail non étudiant pourrait aussi expliquer cette baisse.
Chez les 55 à 64 ans, la durée d’emploi des femmes s’est aussi rapprochée de celle des hommes, mais ne l’a pas encore rattrapée. Ce rapprochement est à la fois dû à une baisse de la durée moyenne d’emploi chez les hommes et à une hausse de cette durée chez les femmes. Par contre, on n’observe qu’une très légère baisse entre le milieu des années 1990 et 2014, mais seulement chez les hommes. En plus, on peut voir une légère hausse vers la fin de la période, tant chez les hommes que chez les femmes.
On peut voir que les données varient beaucoup plus chez les 65 ans et plus, surtout chez les femmes, car les nombres sont beaucoup plus petits, faisant ainsi augmenter les effets des marges d’erreur. Cela dit, on peut voir que les durées sont semblables chez les hommes et les femmes, que la durée moyenne a légèrement augmenté en début de période, mais a diminué dans la deuxième.
Et alors…
Je retiens deux grands messages de cette analyse. Il est d’une part fascinant de voir le rattrapage de la durée de l’emploi chez les femmes par rapport à celle chez les hommes à travers les tranches d’âge. Alors que cette durée est similaire chez les hommes et les femmes âgéEs de 15 à 24 ans dès 1976, elle ne le devient que 20 ans plus tard chez les 25 à 44 ans (montrant que l’égalité chez les 15 à 24 ans devait être récente) et que 30 ans plus tard chez les 45 à 54 ans. Cela laisse penser qu’elle le deviendra du côté des 55 à 64 ans d’ici quelques années!
D’autre part, il peut sembler étrange, comme le montre la dernière colonne du tableau ci-contre, que la durée de l’emploi depuis 1996 ait diminué dans quatre des cinq tranches d’âge présentées et qu’elle soit demeurée presque identique dans l’autre (hausse de seulement 0,4 mois chez les 15 à 24 ans), mais qu’elle ait augmenté de presque quatre mois en moyenne pour l’ensemble de la population adulte (15 ans et plus). En fait, si la durée avait diminué chez les 15 à 24 ans, nous aurions un exemple éclatant de paradoxe de Simpson (non, pas Bart, ni Homer…), un phénomène où une baisse dans tous les groupes se transforme en une hausse quand ils sont combinés (ou vice-versa). Ici, ce quasi-paradoxe s’explique dans le changement dans la répartition de l’emploi, qu’on peut voir dans la troisième colonne. On peut en effet voir que la part des 25-44 ans, dont la durée moyenne d’emploi se situait à 87 mois en 1996 et à 74 mois en 2014, a diminué de plus de 12 points de pourcentage, alors que la part des tranches d’âge aux durées les plus élevées augmentait (de 8 points, plus du double en 2014 qu’en 1996, chez les 55 à 64 ans dont la durée d’emploi approche les 200 mois, plus du double de la durée des 25-44 ans).
J’ai l’air d’insister beaucoup sur un phénomène mathématique, mais il est important, car l’impression de hausse de la durée de l’emploi illustrée dans le premier graphique se révèle uniquement un phénomène démographique camouflant une tendance générale à la baisse de la durée d’emploi. On comprendra alors pourquoi j’ai insisté autant sur la démographie tout au long de ce billet pour expliquer des tendances à première vue difficilement explicables.
Mais, au bout du compte, ce phénomène ne doit pas nous faire oublier le principal message de ce billet, soit le rattrapage spectaculaire des femmes dans la durée de leur emploi, rattrapage amorcé dans les années 1970 et toujours pas totalement terminé.