ShadowStats – Le taux de chômage
ShadowStats est un site conçu par John Williams (qu’on peut voir sur l’image qui accompagne ce billet) qui prétend «corriger» les données officielles des organismes gouvernementaux des États-Unis, notamment sur l’inflation et le chômage. Il y a quelques mois, j’ai présenté un texte de Ed Dolan qui déconstruisait complètement les prétentions de ce site sur l’inflation. Je mentionnais aussi dans ce billet que j’aurais bien aimé que M. Dolan aborde aussi les taux de chômage de Williams. C’est maintenant chose faite! Je le remercie d’ailleurs de m’avoir informé de la parution de ce nouveau texte intitulé Deconstructing ShadowStats (Part 2): In Search of an Alternative Measure of Unemployment (Déconstruire ShadowStats, deuxième partie : à la recherche d’une autre mesure du chômage).
Les taux de chômage
Le graphique qui suit montre l’évolution de trois mesures du chômage aux États-Unis.
La ligne rouge montre l’évolution du taux de chômage officiel, la grise, celle du taux de chômage ajusté (ou «élargi», concept que je vais expliquer bientôt) du Bureau of Labor Statistics (BLS, l’équivalent de Statistique Canada aux États-Unis) et la bleue, du taux de chômage ajusté du site ShadowStats. Le BLS (tout comme Statistique Canada) publie son taux ajusté pour tenir compte du fait que la ligne entre l’appartenance et la non appartenance à la population active est dans certaines situations un peu floue. En effet, la définition du taux de chômage officiel est assez stricte (on doit non seulement être sans emploi, vouloir un emploi et être disponible pour travailler, mais aussi avoir effectué des démarches actives pour en trouver un) et ne laisse pas beaucoup de place aux personnes qui ne respectent pas à la lettre ses critères. En plus, la définition du chômage par le BLS est encore plus restrictive que celle de Statistique Canada. En effet, une recherche d’offres d’emploi sur Internet, par exemple, ne suffit pas à être considéré en chômage, donc membre de la population active, alors qu’une telle recherche satisfait aux critères de Statistique Canada. Aux États-Unis, on doit aussi avoir fait une démarche concrète (rencontre avec un employeur potentiel, envoi de CV, etc.). D’ailleurs, si le Canada appliquait la définition du chômage du BLS, son taux de chômage serait en moyenne d’un point de pourcentage moins élevé (aussi parce que le BLS ne considère pas les jeunes de 15 ans et en raison de quelques autres différences mineures).
En conséquence, la plupart des pays complètent le taux de chômage officiel par un taux de chômage ajusté qui permet d’évaluer l’ampleur des situations proches du concept de chômage. Ainsi, le BLS considère aussi les personnes qui ne satisfont pas aux critères de recherche d’emploi, mais qui veulent un emploi, sont disponibles pour travailler, n’ont pas cherché un emploi activement au cours des quatre dernières semaines, mais l’ont fait au cours des 12 derniers mois. On parle dans ce cas des personnes «marginally attached to the labor force» (ou, mot à mot, marginalement liées à la population active, concept qu’on traduit plutôt par main-d’œuvre potentielle en français), qui inclut entres autres les personnes dites découragées, soit celles qui veulent un emploi, sont disponibles pour travailler, mais n’en cherchent pas parce qu’elles sont certaines de ne pas en trouver, que ce soit en raison de la conjoncture économique ou de la certitude que leurs compétences ne cadrent pas avec celles qui sont demandées par les employeurs. Cette catégorie comprend aussi les personnes qui veulent un emploi, mais n’en cherchent pas activement parce qu’elles vont à l’école, sont malades, ont trop de responsabilités familiales ou éprouvent des problèmes de transport. Le taux de chômage ajusté du BLS comprend aussi les personnes qui travaillent à temps partiel (moins de 35 heures aux États-Unis, alors qu’ici, on parle de moins de 30 heures), mais qui aimeraient travailler davantage.
On peut voir sur le graphique que cette mesure ajustée du chômage (ligne grise) a beaucoup plus augmenté entre 2007 et 2010 (de 9 points de pourcentage) que la mesure officielle du chômage (d’entre 5 et 6 points), ce qui est normal au cours d’une récession, car la proportion de personnes découragées et qui occupent des emplois à temps partiel augmente fortement. D’ailleurs, cette mesure a aussi diminué davantage au cours de la reprise (d’environ 6 points) que le taux de chômage officiel (d’entre 4 et 5 points).
J’aimerais bien définir aussi le taux de chômage ajusté de ShadowStats, mais ce site ne mentionne nullement la méthode qu’il utilise pour en arriver à ses résultats. Tout ce qu’on peut dire (pour l’instant…) est que ce taux a aussi augmenté plus fortement que le taux de chômage officiel entre 2007 et 2010 (de 10 points environ), et même un peu plus que le taux de chômage ajusté du BLS, mais que, assez étrangement, non seulement il n’a pas diminué depuis, mais a plutôt augmenté (à l’œil d’entre 1 et 2 points). Le texte de M. Dolan tente justement de trouver comment le concepteur de ShadowStats a pu arriver à de tels résultats.
Recherches de Ed Dolan
John Williams prétend que la différence entre son taux de chômage ajusté et celui du BLS est essentiellement formé par les personnes qui veulent un emploi et sont disponibles, mais qui n’ont pas cherché d’emploi activement depuis plus de 12 mois (je rappelle que celles qui en ont cherché au cours des 12 derniers mois sont comptabilisés par le taux ajusté du BLS). En fait, il dit viser à rétablir la définition que le BLS utilisait jusqu’en 1994 à cet effet.
Comme John Williams ne décrit pas la méthode qu’il utilise pour estimer son taux de chômage ajusté, Ed Dolan a tenté d’estimer de différentes façons l’impact du changement de définition de 1994 et même d’estimer le nombre de personnes qui veulent un emploi et sont disponibles, peu importe si elles ont déjà cherché un emploi. Il montre dès le départ que le BLS a lui-même déjà estimé les effets de ce changement de définition de 1994 dans ce document.
En fait, le changement de 1994 a eu à la fois l’effet de faire diminuer la taille de la main-d’œuvre potentielle et de la faire augmenter. Le fait d’exiger une recherche active au cours des 12 derniers mois l’a fait diminuer, mais on a aussi accepté des motifs beaucoup plus variés pour justifier l’absence de recherche active d’emploi (dont les responsabilités familiales et les problèmes d’accès à un moyen de transport). Alors que l’estimation de Williams fait augmenter la taille de la main-d’œuvre potentielle de 26 millions de personnes par rapport aux estimations actuelles du BLS, le document du BLS estime plutôt que le changement de 1994 a fait diminuer ce nombre de 2 millions, ce qui représente à peine 7,7 % de l’estimation du site ShadowStats.
Ed Dolan, ne se contentant pas de cette étude, cherche d’autres façons d’estimer l’importance de la main-d’œuvre potentielle. Par exemple, en considérant dans cette catégorie toutes les personnes ne faisant pas partie de la population active (les «inactifs») et en soustrayant celles qui ne veulent pas d’emploi, qui sont déjà comprises dans le taux de chômage ajusté du BLS, et qui ne sont pas disponibles, il arrive, avec ce décompte extrêmement généreux, à 3,7 millions de personnes, soit seulement 14 % de l’estimation du site ShadowStats.
En utilisant d’autres enquêtes (ce que John Williams dit faire, mais sans les nommer), Ed Dolan en arrive à un maximum (avec des définitions les plus larges possibles, incluant même des personnes non disponibles, car l’enquête utilisée ne pose pas cette question) de 4,6 millions de personnes âgées de 25 à 54 ans, soit 17,5 % de l’estimation du site ShadowStats. Une autre façon de calculer en étendant cette méthode à tous les adultes âgés de 16 ans et plus (ce qui est encore plus laxiste et improbable), on pourrait en arriver à 9 millions de personnes, ce qui correspondrait même là à seulement le tiers de l’estimation du site ShadowStats.
Il faut noter que ces méthodes s’éloignent considérablement de la méthode qu’utilisait le BLS avant 1994, pourtant à la base de la prétention de Shadowstats que le BLS a changé de méthode pour faire artificiellement diminuer le taux de chômage ajusté (mesure que peu de gens connaissent, de toutes façons…). Et même en prenant les méthodes les plus «généreuses» (même si on sait bien qu’elles sont exagérées), on ne parvient pas à expliquer plus du tiers de la différence entre le taux ajusté du BLS et celui de Shadowstats. D’où viennent le 17 millions de personnes manquantes? Mystère…
Et alors…
Je trouve tout à fait déplorable que des gens puissent profiter de la crédulité de lecteurs qui, par biais de confirmation (avec souvent un brin de conspirationnisme), sont prêts à croire n’importe quelle donnée qui va dans le sens de leur croyance, même si aucune source ou méthode ne justifie cette donnée. J’ai entendu tellement souvent des gens bien intentionnés affirmer sans que le moindre doute les habite que le «vrai» taux de chômage est bien plus élevé au Québec (au moins 20 %, en général) que celui publié par Statistique Canada. Or, avec un taux d’emploi de 81,2 % chez les personnes âgées de 25 à 54 ans au Québec, il faut vraiment avoir de l’imagination pour imaginer un taux de chômage de 20 %… Bien sûr qu’un site comme ShadowsStats ne peut qu’appuyer ce genre de perception, mais cela ne la rend pas moins insensée.
Je remercie donc Ed Dolan d’avoir eu la patience de montrer à quel point les prétentions de ce site sont ridicules… et devraient rester dans l’ombre!
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