Le marché du travail des femmes (15) – le revenu d’emploi
Ce quinzième billet de ma série sur le marché du travail des femmes complète les deux précédents qui portaient sur les salaires. Comme mentionné à la fin du précédent billet, j’aborderai ici une comparaison plus fine des écarts de revenu d’emploi. Pour ce, j’utiliserai le fichier 99-014-X2011042 (le 17ème sur cette page) tiré des données de l’Enquête nationale auprès des ménages (ENM) de 2011.
Les tableaux que je présenterai dans ce billet montreront les 20 groupes professionnels (ou professions) où les écarts de revenus annuels moyens d’emploi entre les hommes et les femmes sont les plus élevés et les 20 où ils sont les plus faibles. Le revenu d’emploi de ces tableaux est défini comme «Revenu total reçu au cours de l’année civile 2010 par les personnes âgées de 15 ans et plus sous forme de salaires et traitements, de revenu net de l’exploitation d’une entreprise non agricole non constituée en société et/ou de l’exercice d’une profession et de revenu net provenant d’un travail autonome agricole». Statistique Canada prévient aussi que, compte tenu que l’ENM est une enquête à réponse volontaire (résultat de l’abolition du formulaire long obligatoire par le gouvernement Harper), «Les estimations du revenu d’emploi médian et des salaires et traitements médians sont plus élevées que celles d’autres sources administratives ou d’enquêtes ménages», mais que, heureusement, «Les estimations des salaires et traitements médians pour les travailleurs ayant travaillé toute l’année à plein temps sont plus comparables entre les autres sources. Le travailleur ayant travaillé toute l’année à plein temps est l’unité d’analyse recommandée pour analyser le revenu d’emploi».
Dans ce contexte, on comprendra que j’ai choisi de présenter la moyenne plutôt que la médiane des revenus d’emploi, que j’ai préféré retenir les données portant sur les personnes qui travaillent habituellement à temps plein (au moins 30 heures par semaines) et à l’année (au moins 49 semaines, y compris les vacances) et que je n’ai conservé que les professions pour lesquelles il y avait au moins 1000 hommes et 1000 femmes. Compte tenu de ces restrictions, je n’ai examiné que 121 des 500 professions pour lesquelles l’ENM fournit des données. Cela dit, j’ai aussi jeté un coup d’œil sur les autres…
Les plus grosses différences en faveur des hommes
La première chose que nous montre ce tableau est que l’écart de revenu global avoisine les 30 %, soit beaucoup plus que la différence que j’ai montrée dans le précédent billet en utilisant les salaires horaires (à peine 9 %). On peut donc penser que les femmes, même lorsqu’elles travaillent à temps plein et à l’année, travaillent moins d’heures que les hommes (d’autres données confirment ce raisonnement). Je ne pourrai bien sûr pas commenter chacun de ces 20 groupes professionnels, mais le ferai pour quelques-uns.
0121 : ce groupe professionnel comprend des gestionnaires d’industries qui ont le potentiel d’offrir des salaires bien différents. Il serait par exemple étonnant que les gestionnaires de services immobiliers reçoivent la même rémunération que les gestionnaires de courtage financier. Ainsi, même si les femmes occupent plus de 40 % des postes dans cette professions, on peut supposer qu’elles sont proportionnellement plus nombreuses dans les secteurs les moins rémunérateurs. Il demeure que, avec un écart de 64 % des revenus moyens d’emploi, ce groupe professionnel présente l’écart le plus important des 121 professions retenues. Ce raisonnement pourrait aussi s’appliquer aux écarts important dans les professions 1434, 6551 et 1114.
4112 : il peut être surprenant de voir cette profession se classer au deuxième rang de ce tableau. Il faut savoir que l’arrivée des femmes dans ce groupe professionnel est relativement récente. Ainsi, le fichier 99-012-X2011033 (le 8ème sur cette page) nous montre que 59 % des hommes membres de cette profession étaient en 2011 âgés de 45 ans et plus par rapport à 32 % des femmes. En outre, le même fichier nous apprend que 50 % des avocatEs et notaires masculins étaient en 2011 des travailleurs autonomes (statut des associés dans un cabinet d’avocats ou de notaires) par rapport à seulement 29 % des femmes. Ces constats ne justifient pas l’écart de 58 % des revenus d’emploi, mais nous permet de comprendre pourquoi cette profession se situe tout en haut de ce tableau. Ce type d’explication s’applique aussi à la profession 3131, où les hommes sont plus âgés (52 % ont plus de 45 ans par rapport à 32 % des femmes) et sont bien plus souvent propriétaires de pharmacies que les femmes, selon les données (voir page numérotée 48) de l’Ordre des pharmaciens du Québec (34 % par rapport à 17 % en mars 2015).
6421 : même si la proportion des membres des deux sexes est semblable (55 % d’hommes et 45 % de femmes), ces personnes ne travaillent pas dans les mêmes secteurs. Les hommes sont plus présents dans la vente d’automobiles et de produits électroniques (notamment) et les femmes davantage dans les boutiques de vêtements. Or les salaires y sont très différents. On peut (et on doit) se demander si ces différences sont justifiées, mais elles nous permettent de comprendre les écarts de revenus à défaut de les accepter!
Les plus petites différences en faveur des hommes et les deux qui sont en faveur des femmes
5121 : je suis resté très surpris de constater que ce groupe professionnel était en 2010 celui où l’écart favorable aux femmes était le plus élevé. Mais, il faut réaliser que l’utilisation de l’expression «groupe professionnel» plutôt que «profession» est particulièrement pertinente dans ce cas. En effet, ce groupe ne comprend pas que des auteurEs et écrivainEs, qui sont même fortement minoritaires dans ce groupe (une étude l’Institut de la statistique du Québec que j’ai lue il y a quelques années montraient que plus de 90 % des gens qui publient des livres exercent en fait de façon régulière d’autres professions, que ce soit dans l’enseignement, en journalisme, voire en économie!), mais surtout des personnes en rédaction technique (celles qui écrivent les manuels d’instruction pour installer un logiciel ou monter un meuble IKEA…) ou même en rédaction publicitaire. Il semble donc que les femmes soient plus nombreuses dans les emplois les mieux rémunérés de ce groupe!
2282, 2174, 0213 et 2171 : ces quatre professions de l’informatique se classent dans les 10 premières professions de ce tableau. Comme ces professions sont relativement récentes, on peut supposer que les hommes n’ont pas d’avantage en termes d’ancienneté. De fait, et c’est quand même surprenant, la proportion de femmes âgées de plus de 45 ans est plus élevée que la proportion d’hommes dans ces quatre cas. Mais, cela ne leur donne pas un revenu plus élevé que celui des hommes dans trois de ces quatre professions, seulement un revenu moins inférieur que la moyenne…
5125 : l’écart très faible en faveur des hommes (2,7 %) dans cette profession m’a aussi surpris; il faut dire que les femmes sont fortement majoritaires dans les emplois à temps plein et à l’année de cette profession (elles occupent près de 70 % de ces emplois) et que les tarifs de traduction sont, à ma connaissance, assez fixes. Ce faible écart pourrait aussi être dû aux meilleures capacités langagières des femmes (ce qui ne leur donne pas des revenus plus élevés que ceux des hommes!).
6541, 0422, 1511, 4032, 4164 et 4021 : toutes ces professions sont couvertes par des conventions collectives (un décret de convention collective dans le cas des agentEs de sécurité). Les écarts restants doivent donc être dus à l’ancienneté ou aux heures travaillées.
6622 : comme cette profession est payée au salaire minimum ou à un salaire juste un peu plus élevé, les écarts de salaires ne peuvent être bien élevés. Dans ce contexte, un écart de 11 % demeure intrigant…
Autres professions
Comme mentionné dans l’amorce de ce billet, il est dangereux de comparer les revenus dans les professions qui comptent moins de 1000 hommes et moins de 1000 femmes. Pour satisfaire votre curiosité, je mentionnerai quand même que le plus gros écart des 500 professions est de 261 % et s’observe chez les 7236 Monteurs et monteuses de charpentes métalliques, profession où l’ENM dénombre 1095 hommes et… 15 femmes travaillant à temps plein et à l’année! Il faut comprendre que ces 15 femmes n’ont pas été toutes enquêtées, mais seulement 3 ou 4 (l’échantillon était de 30 % et le taux de réponse de 75 % environ). Je ne comprends même pas comment Statistique Canada a pu publier cette donnée dans ce contexte.
L’écart de 110 % chez les 1113 AgentEs en valeurs, agentEs en placements et négociateurs.trices en valeurs est bien plus significatif, car l’ENM y dénombre 1430 hommes et 855 femmes. Je vous laisse trouver les raisons de cet écart (heures travaillées? meilleurs clients? Non, la proportion d’hommes âgés de 45 ans et plus n’est pas plus élevée que celle des femmes, avec 46 % par rapport à 48 %).
On trouve bien quelques autres professions où les femmes ont un revenu supérieur à celui des hommes, mais aucune ne montre un écart supérieur à 20 % dans les professions qui comptent un nombre significatif (plus de 100) d’hommes et de femmes. Soulignons tout de même qu’une autre profession de l’informatique se distingue, soit les 2283 Évaluateurs.trices de systèmes informatiques (profession qui comprend les personnes qui testent les jeux vidéo), profession où l’ENM a comptabilisé 580 hommes et 285 femmes travaillant à temps plein et à l’année, avec un revenu plus élevé chez les femmes de près de 20 %. Comme dans l’exemple précédent, je ne propose aucune explication…
Et alors…
Ces données enfoncent le dernier clou des prétentions d’égalité des hommes et des femmes sur le marché du travail. On a beau considérer tous les facteurs qu’on peut imaginer, force est de constater que l’équité en matière d’emploi, même si on s’en est approché un peu au cours des 35 dernières années, demeure un objectif encore bien lointain. Cela dit, les caractéristiques des professions où les écarts sont les moins élevés, notamment la présence d’une convention collective et la «jeunesse» des professions (qui élimine les écarts historiques, comme dans les professions informatiques, malheureusement fortement masculines), indiquent que ces écarts ne sont pas immuables et qu’il y a moyen de les éliminer.
Ce billet clôt ma série sur le marché du travail des femmes. Elle me servira certainement de référence sur d’autres sujets. J’espère qu’elle a su aussi jeter un peu plus de lumière sur cet enjeu de société pour moi majeur. Il n’est pas dit que je ne reviendrai pas éventuellement sur d’autres aspects de la question, car je ne les ai bien sûr pas tous couverts. Par exemple, j’ai pensé comparer les revenus d’emploi par niveau de scolarité, mais, je me suis dit que trop, c’est comme pas assez, d’autant plus que les résultats ne révèlent rien de majeur que je n’aie déjà mentionné dans d’autres billets! Cela dit, si vous avez des suggestions et que des données fiables sont disponibles, n’hésitez pas à m’en faire part!
Je précise finalement que tous les billets de cette série sont accessibles à partir de ce lien… Faites-en bon usage!