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L’OCDE et les paradis fiscaux

14 octobre 2015

paradis fiscauxLe rapport récent de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur l’entente des États du G20 et de l’OCDE pour contrer les manœuvres d’«optimisation fiscale» (lire «évitement fiscal») des entreprises transnationales a été salué dans les médias (notamment dans Le Devoir et le Courrier international). Comme bien souvent, je préfère lire l’original avant de me prononcer. J’ai donc lu le résumé de 26 pages en français du rapport de l’OCDE. Je tenterai dans ce billet de présenter les points saillants de ce rapport et de discuter ensuite de ses forces et faiblesses.

Contexte

Avant de présenter les mesures adoptées, le rapport décrit la situation actuelle. Même si tout calcul en la matière ne peut être précis, les auteurs du rapport estiment que les manœuvres d’«optimisation fiscale» que ces mesures veulent contrer, manœuvres qu’on appelle «des pratiques d’érosion de la base d’imposition et de transfert de bénéfices» (BEPS), entraînent pour les États un manque à gagner qui se situe entre 100 et 240 milliards $ chaque année à l’échelle mondiale. Même si l’accord touche en premier lieu les pays du G20 et de l’OCDE, environ 90 pays ont participé aux travaux et aux discussions entourant ces mesures et pourraient donc les appliquer à moyen terme. À ce sujet, le rapport mentionne que certaines mesures peuvent être implantés immédiatement, d’autres dès le début de 2016 et que quelques-unes feront l’objet de discussions ultérieures pour préciser le calendrier et le mode d’implantation. Enfin, les pays participeront à de nouvelles rencontres pour étudier d’autres mesures et évaluer l’impact de celles qui auront été mises en œuvre.

Points saillants des mesures adoptées

Les pratiques d’érosion de la BEPS étant complexes et très techniques, il n’est pas facile de présenter de façon claire les 15 mesures adoptées. Je vais quand même m’y essayer.

1. Relever les défis fiscaux posés par l’économie numérique : «Des règles et des mécanismes d’application ont été définis pour faciliter la collecte de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) à partir du pays où se trouve le consommateur lors de transactions transfrontalières qui concernent des consommateurs finaux». Il s’agit d’une excellente mesure qui réglerait un problème important et qui permettrait aux établissements de commerce de détail traditionnel de concurrencer les achats par Internet de façon plus juste et aux États d’éviter de perdre des revenus importants. Des discussions se poursuivront sur d’autres aspects liés à l’économie numérique, notamment sur l’imposition des activités réalisées dans plusieurs pays.

2. Neutraliser les effets des dispositifs hybrides : Cette mesure vise à limiter «les cas de double non-imposition en neutralisant les avantages fiscaux qui découlent des asymétries, en mettant un terme aux déductions multiples et coûteuses au titre d’une même dépense, aux déductions opérées dans un pays sans imposition correspondante dans l’autre pays et à la génération de plusieurs crédits d’impôt étrangers pour un seul impôt étranger acquitté». Cette mesure mettrait fin aux ententes actuelles entre des pays dont un impose à un niveau très bas (ou nul) les profits qui peuvent ensuite revenir dans le pays d’origine sous le faux prétexte de ne pas imposer deux fois le même profit. Notons que le Canada a signé de nombreuses ententes du genre avec des paradis fiscaux au cours des dernières années.

3. Concevoir des règles efficaces concernant les sociétés étrangères contrôlées (SEC) : Si j’ai bien compris, une SEC est une entité d’une société étrangère contrôlée par une entreprise ou des habitants d’un pays. Cette mesure vise à adopter des règles pour empêcher «les contribuables de transférer des revenus vers des filiales étrangères», notamment ceux provenant de droits de propriété intellectuelle, de services et de transactions numériques.

4. Limiter l’érosion de la base d’imposition faisant intervenir les déductions d’intérêts et autres frais financiers : On veut ici éviter que «les entreprises multinationales localisent leur endettement en fonction des dispositions du droit fiscal», entre autres par le financement d’une filiale par une autre. La mesure prévoit «d’établir un lien direct entre les déductions nettes de charges d’intérêts d’une entité et le revenu imposable issu des activités économiques de celle-ci».

5. Lutter plus efficacement contre les pratiques fiscales dommageables, en prenant en compte la transparence et la substance : On parle ici des transferts de profits dans des pays où ceux-ci sont moins imposés et au manque de transparence dans cette manœuvre. Cette mesure empêcherait entre autres qu’une entreprise puisse prétendre que des brevets appartiennent à une filiale située dans un pays où aucune recherche substantielle n’a été effectuée (l’achat de l’autorisation d’utiliser un brevet en versant des sommes dans une filiale située dans un paradis fiscal est une manœuvre courante dans de nombreuses grandes entreprises). Cette mesure prévoit aussi la remise automatique de renseignements aux autorités gouvernementales.

6. Empêcher l’octroi des avantages des conventions fiscales lorsqu’il est inapproprié d’accorder ces avantages : On parle ici d’une personne qui ne réside pas dans un pays, mais qui y réclame des avantages fiscaux. Cette mesure empêcherait cette manœuvre ainsi que d’autres qui sont utilisées «pour générer une double non-imposition».

7. Empêcher les mesures visant à éviter artificiellement le statut d’établissement stable : Un établissement doit être considéré «stable» pour qu’une entreprise étrangère puisse lui imputer des bénéfices qui seront imposés dans le pays où il est situé. En resserrant la définition d’établissement stable, on évitera que des profits soient déclarés dans un pays où peu ou pas d’activités significatives se déroulent.

8 à 10. Aligner les prix de transfert calculés sur la création de valeur : Les prix payés par une entité d’une même société à une autre déterminent souvent l’ampleur des profits qui seront déclarés dans chacune de ces entités. Les mesures 8 à 10 resserrent les règles d’établissement de ces prix pour différents types de transactions (actifs incorporels, allocations des risques, transactions «irrationnelles», «services intra-groupe à faible valeur ajoutée», etc. Les pays en développement seraient de grandes victimes de ce type de manœuvres.

11. Mesurer et suivre les données relatives au BEPS : C’est par cette mesure qu’on tente de calculer les impacts des manœuvres d’évitement fiscal, estimés à entre 100 et 240 milliards $ chaque année à l’échelle mondiale, comme mentionné plus tôt. Elle propose aussi de nouveaux modes de collecte et de compilation de données.

12. Règles de communication obligatoire d’information : Cette mesure propose un cadre et «des orientations fondées sur les bonnes pratiques à l’intention des pays dépourvus de règles en matière de communication obligatoire d’informations, pour définir un régime permettant d’obtenir très tôt les renseignements sur les stratégies de planification fiscale à caractère potentiellement agressif ou abusif et sur leurs utilisateurs». Les pays sont libres d’adopter ce cadre et d’établir ou non un régime de déclaration obligatoire. Cela dit, il peut aussi servir à améliorer les régimes existants.

13. Documentation des prix de transfert et aux déclarations pays par pays : Toujours du côté de l’information, cette mesure vise l’information sur les prix de transfert (prix payé par une entité d’une même société à une autre). Dans ce cas, la mesure impose un contenu minimum, notamment «les opérations pertinentes entre parties liées, les montants que ces opérations mettent en jeu, et l’analyse par l’entreprise des prix de transfert qu’elle a fixés pour ces opérations. Enfin, dans une déclaration établie pays par pays, les entreprises multinationales doivent indiquer, chaque année et pour chacune des juridictions fiscales où elles exercent des activités, le montant de leur chiffre d’affaires, leur bénéfice avant impôts, les impôts sur les bénéfices qu’elles ont acquittés, ceux qui restent dus, et d’autres données portant sur leurs activités économiques». De plus, les pays se sont entendus pour échanger ces renseignements. Il s’agit sûrement d’une des mesures les plus contraignantes et les plus intéressantes.

14. Accroître l’efficacité des mécanismes de règlement des différends : Pour éviter les cas de double imposition réels entre les pays participants, ceux-ci se sont entendus pour établir un mécanisme efficace et rapide de règlement des différends liés aux conventions fiscales, mécanisme reposant sur la procédure amiable. «En outre, un grand nombre de pays se sont déjà engagés à introduire prochainement une clause d’arbitrage obligatoire et contraignante dans leurs conventions fiscales».

15. L’élaboration d’un instrument multilatéral pour modifier les conventions fiscales bilatérales : Cette mesure «examine la faisabilité technique d’une approche multilatérale contraignante et ses conséquences sur le système actuel de conventions fiscales». Des négociations sur ce point doivent être entreprises rapidement et un accord à ce sujet devrait être signé rapidement par 90 pays.

Je dois avouer que je ne comprends pas la portée (et même la nature) de chacune de ces 15 mesures. Elles montrent toutefois, et c’est ce que j’en ai retenu en premier lieu, la complexité des manœuvres d’évitement fiscal utilisées par les entreprises et les contribuables. C’est déjà beaucoup!

Et alors…

L’accord sur ces mesures doit-il être salué au même niveau que le font les articles que j’ai mentionnés au début de ce billet? Sûrement. D’ailleurs, même des critiques de la situation actuelle aussi informés et dénonciateurs que le sont Alain Deneault et Brigitte Alepin soulignent le «minimum de mordant» de ces mesures et leur surprise face à leur sérieux.

Ces mesures sont-elles suffisantes? Sûrement pas. Les deux mêmes critiques insistent sur le fait qu’il reste «beaucoup de travail à faire» et que certains des pays signataires ont créé des paradis fiscaux et continuent à entretenir des liens importants avec eux. Cet autre article (du Guardian) est encore plus incisif. L’auteur, Gabriel Zucman, qui a notamment écrit un livre important sur la richesse des nations cachée dans les paradis fiscaux (je pensais avoir parlé de cet auteur dans un billet, car j’ai lu une de ses études préliminaires sur le sujet, mais non) reproche tout d’abord à ce rapport de ne rien proposer pour s’attaquer à la culture des dirigeants d’entreprises de voir comme un de leur rôle d’éviter au maximum le paiement d’impôts et de taxes. Plus loin dans l’article, il se demande comment on peut bien établir un «prix de marché» dans les transferts de prix entre entités d’entreprises quand il n’y a pas de marché spécifique pour les biens et services en question (il donne l’exemple les services de Google qui n’avaient pas d’équivalents au moment où Google établissait des prix de transfert de ses services). Il questionne aussi la véritable transparence des renseignements qui seront transmis sur les profits, ventes et nombre d’employés, alors que ces renseignements ne seront pas publics. Il se demande finalement pourquoi ces mesures ne font pas partie des ententes de libre-échange comme les partenariats transpacifique ou transatlantique (alors que ces ententes donnent le droit aux entreprises visées par ces mesures de poursuivre les États).

Bref, oui, ces mesures représentent un pas en avant important, mais il en reste bien d’autres pour atteindre l’objectif qu’elles poursuivent.

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7 commentaires leave one →
  1. Erik Bouchard-Boulianne permalink
    30 octobre 2015 0 h 55 min

    Salut Darwin,

    Merci pour ce compte rendu des résultats du BEPS. Je voulais porter à ton attention une référence incontournable pour avoir une perspective critique sur les résultats du projet BEPS.

    Il s’agit de la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés, une commission «créée à l’initiative d’une vaste coalition d’organisations syndicales et de la société civile», notamment OXFAM et l’Internationale des services publics. Parmi les membres de cette commission, on retrouve notamment Joseph Stiglitz ainsi qu’Eva Joly, membre du Parlement européen. Pour plus de détails sur la commission: http://www.icrict.org/

    En juin dernier, cette commission a produit une déclaration où elle suggère six axes d’actions visant à réformer la fiscalité des entreprises multinationales devenue «obsolète». On peut consulter cette remarquable déclaration à: http://www.icrict.org/wp-content/uploads/2015/06/ICRICT_Com-Rec-Report_FR_v1.2.pdf

    La commission propose par exemple que «les États doivent refuser qu’une entreprises puisse séparer ses filiales ou branches en plusieurs entités distincts, dans le but de bénéficier d’un régime fiscal différent (…)». Les multinationales devraient être considérées comme ce qu’elles sont réellement, soit des entités uniques. Voir l’article du quotidien Le Monde sur la commission:
    http://www.lemonde.fr/economie-mondiale/article/2015/06/02/la-lutte-contre-les-pratiques-fiscales-abusives-des-multinationales-cherche-a-s-intensifier_4645251_1656941.html

    Finalement, la commission vient tout juste de rendre publique son évaluation des résultats du BEPS. Elle reconnait certaines avancées, mais demeurent critiques sur plusieurs aspects: http://www.icrict.org/wp-content/uploads/2015/10/ICRICT_BEPS-Briefing_EN_web-version-1.pdf

    C’est donc à suivre.

    Cordialement,

    Erik Bouchard-Boulianne
    Économiste CSQ

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  2. 30 octobre 2015 10 h 55 min

    J’ai terminé de lire les critiques de l’ICRIT sur le rapport de l’OCDE. Si certaines de ces critiques rejoignent celles de Gabriel Zucman, notamment sur les prix de transfert et la transparence, elles vont plus loin, par exemple sur la médiation, la concurrence fiscale et la trop faible représentation des pays ayant participé à l’exercice. Avoir vu ce texte avant, mon billet aurait été grandement bonifié!

    Merci!

    J’aime

  3. 30 octobre 2015 11 h 47 min

    La deuxième partie de la déclaration est aussi très intéressante, car elle explique bien les notions qui me semblaient obscures lors de la lecture du document de l’OCDE.

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