Que faire pour combattre les inégalités? (2)
Après un premier billet sur le livre Inequality – What is to be done? (Inégalités, que doit-on faire?) de Anthony Atkinson, je poursuis ici la présentation de ce livre en abordant sa deuxième partie, de loin la plus longue des trois. Il en sera de même de la longueur de ce billet!
Deuxième partie : les propositions
Le quatrième chapitre aborde les changements technologiques et le pouvoir de décider. Atkinson commence ce chapitre en décrivant les conséquences de la robotisation des activités humaines en se demandant surtout quelles seraient ses conséquences si des entreprises prenaient seules toutes les décisions à cet égard. Il s’inquiète tout particulièrement de la perte de contacts humains si les services n’étaient donnés que par des machines. Il en arrive ainsi à sa première proposition :
1. «[traduction libre] Les changements technologiques appuyés par l’État devraient favoriser l’augmentation de l’employabilité des travailleurs, en mettant l’accent sur la dimension humaine des services qui en découleront.»
Le gouvernement peut agir de différentes façons à cet effet, que ce soit par le financement de la recherche aussi bien publique (il rappelle que bien des produits de consommation sont dérivés de la recherche gouvernementale, d’Internet, aux GPS en passant par les écrans tactiles) que privée ou par la réglementation (notamment de la propriété intellectuelle), que par l’éducation et par la formation d’une fonction publique compétente et dédiée au bien public. En utilisant ces incitatifs, le gouvernement pourrait ainsi s’assurer que les innovations contribuent à la diminution des inégalités et soient implantées en fonction des besoins des êtres humains.
Si le libre-marché existait vraiment comme dans les livres de la théorie économique orthodoxe, le pouvoir des entreprises serait limité. Or, ce n’est pas le cas. Les grandes entreprises ne contrôlent pas que le choix des biens et services qui sont produits et leurs prix, mais exercent une influence démesurée sur les décisions politiques.
Atkinson revient ensuite sur les nombreux lois et règlements qui ont affaibli le pouvoir des syndicats, donnant des exemples précis dans le cas de la Grande-Bretagne. Il ajoute qu’il serait important de rétablir des instances réunissant à la fois les employeurs, les syndicats et des représentants d’organismes de consommateurs (et autres) pour conseiller le gouvernement dans ses décisions sur la réglementation des entreprises, du marché du travail, des politiques sociales, du salaire minimum et sur les transferts.
2. «Les politiques publiques devraient viser à rééquilibrer le pouvoir entre les différents intervenants et, pour atteindre cet objectif, a) imposer une obligation de redistribution explicite dans les politiques réglementant la concurrence, b) rééquilibrer le pouvoir de négociation entre employeurs et travailleurs et c) mettre sur pied un organisme de consultation réunissant des partenaires sociaux, y compris des organismes non gouvernementaux.»
Le cinquième chapitre se penche sur le rôle de l’emploi et des revenus pour réduire les inégalités. Il souligne entre autres que les notions de chômage et de retraite sont relativement récentes, et que l’emploi atypique (à temps partiel, temporaire, autonome, et même non payé chez les stagiaires) est en croissance. L’auteur se demande aussi pourquoi les banques centrales et les gouvernements n’accordent pas autant d’importance au chômage et au sous-emploi qu’à l’inflation.
3. «Le gouvernement devrait se fixer des objectifs précis pour prévenir et diminuer le chômage, et offrir un emploi public garanti au salaire minimum à tous ceux qui en cherchent.»
L’auteur montre que ce genre de programme d’emploi a fait partie de nombreux plans de relance dans l’histoire, notamment lors du New Deal, et existent encore dans quelques pays européens, quoique à un niveau moins important. Les modalités pourraient différer d’un pays à l’autre, mais Atkinson décrit un programme volontaire (le refus de tels emplois n’empêcherait par exemple aucunement l’accès à d’autres programmes sociaux) d’embauche directement par l’État ou un par organisme sans but lucratif, dans des emplois qui s’ajouteraient aux postes réguliers. Ce programme pourrait aussi permettre de combler les heures d’un emploi à temps partiel.
Si l’augmentation du taux d’emploi réduit généralement les inégalités, le fait d’obtenir un emploi ne permet pas toujours de sortir de la pauvreté. En fait, selon les pays, l’obtention d’un emploi permet à entre 25 % et 60 % des personnes de sortir de la pauvreté. En plus, on ne peut trouver aucune corrélation entre le taux d’emploi et le taux de pauvreté parmi les pays de l’OCDE. Dans ce contexte, Atkinson propose de faire augmenter le salaire minimum à un niveau correspondant au «living wage», concept qu’on peut traduire par «salaire décent», «salaire convenable» ou «salaire viable» («un niveau de salaire qui permet aux travailleurs de soutenir leurs familles, d’être dignes et d’avoir les moyens et la possibilité de participer à la vie civique»). Il propose donc que :
4. «Les gouvernements doivent établir une politique de paye, comprenant un salaire minimum décent et un code de pratique pour hausser ce salaire, le tout faisant partie du mandat de l’organisme de consultation mis sur pied dans la deuxième proposition.»
L’auteur termine ce chapitre en analysant la possibilité d’éliminer l’écart des salaires entre les femmes et les hommes, et d’imposer un salaire maximal. Même s’il ne propose pas de solution définitive, il suggère de faire étudier ces questions par son organisme de consultation. Disons que son analyse sur le salaire maximal porte en grande partie sur l’imposition d’un ratio entre le salaire moyen (ou minimal) des employés d’une entreprise (privée ou publique) et la rémunération de ses dirigeants.
Le sixième chapitre porte sur le partage du capital. Atkinson commence en présentant l’évolution des inégalités de richesse et en élaborant sur le processus de passage des richesses par les héritages et les mariages (souvent parmi des gens de la même classe sociale). En gros, il note que la richesse se dissout davantage dans les grosses familles que dans les petites. Or, les riches ont en moyenne moins d’enfants, favorisant la concentration des richesses.
Il en est de même des taux d’intérêts versés sur l’épargne : ils sont faibles pour les petits épargnants (et même négatifs en tenant compte de l’inflation) et élevés pour les propriétaires des moyens de production et les gros investisseurs. Si la richesse provenant de la propriété des maisons est celle qui a le plus augmenté depuis 20 ans et si elle est mieux partagée que les autres formes de richesse, elle demeure plus inégalitaire que les revenus et contribue ainsi à l’augmentation des inégalités. Il propose donc dans un premier temps que :
5. «Le gouvernement devrait offrir un taux positif d’intérêt garanti sur l’épargne dans les obligations d’épargne qu’il émet, avec un niveau maximum de détention par personne.»
…et dans un deuxième temps, pour contrebalancer le caractère très fortement inégalitaire des héritages que :
6. «Il devrait y avoir une dotation en capital (patrimoine minimum) versée à tous à l’âge adulte.»
Atkinson discute ensuite la façon d’implanter une telle dotation (en ajoutant que ce serait préférable de le faire graduellement) : la somme qui serait octroyée, la possibilité de l’étaler sur plusieurs années et si des restrictions devraient être imposées (par exemple aux personnes qui viennent tout juste d’arriver au pays).
Il aborde ensuite les concepts de déficits, de dettes et d’avoirs nets des États. Il trouve, comme moi, qu’on s’attarde trop à la dette qu’on transmettra aux générations futures, sans assez tenir compte des avoirs (infrastructures, institutions, sociétés nationalisées, etc.) dont elles bénéficieront aussi. Il montre par exemple que la Grande-Bretagne avait un avoir net (avoirs moins dettes) positif substantiel jusqu’à ce que le gouvernement Thatcher privatise de nombreuses sociétés nationalisées. Au contraire, de nombreux pays, dont la Norvège, se sont dotés de Fonds souverains pour que les générations futures puissent notamment profiter de certaines recettes temporaires, comme celles provenant du pétrole de la Mer du Nord dans le cas de la Norvège. Dans cette optique, il propose que :
7. «L’état crée un organisme d’investissement public qui administrerait un fonds souverain dans le but de se constituer un avoir net en effectuant des investissements dans les entreprises et dans la propriété foncière.»
Il ne s’agirait pas nécessairement de nationalisations, mais ces investissements viseraient le bien commun et pourrait, entre autres, être consacrés à des investissements pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Le septième chapitre porte sur l’imposition progressive. Il commence en expliquant à quel point le niveau maximal d’imposition a diminué depuis les années 1960 dans la plupart des pays industrialisés (sauf au Danemark où il a augmenté!), mais surtout aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Il montre que l’évolution de ce niveau a suivi de très près l’augmentation de la part des revenus du 1 % et du 0,1 % le plus riche, notant que la causalité entre ces deux phénomènes peut avoir joué dans les deux sens (la baisse des impôts a favorisé les riches qui ont augmenté leur pouvoir pour faire diminuer les impôts qu’ils payent) ou même qu’ils peuvent être tout deux la conséquence d’autres facteurs (privatisations, concurrence fiscale dans le cadre de la mondialisation, néolibéralisme, etc.).
Il présente ensuite diverses études qui tentent d’établir quel peut être le taux maximal d’imposition optimal. Les résultats de ces études varient de 40 % à 83 %, selon les hypothèses retenues (voir ce billet sur une de ces études). Après une analyse de la situation en Grande-Bretagne (notamment sur le taux effectif d’imposition d’une personne à faible revenu qui commence à être imposée tout en perdant une partie de ses transferts), il en arrive à la proposition suivante (qui pourrait être un peu différente selon les pays, dépendant de leur situation) :
8. «Revenir à une structure tarifaire plus progressive de l’impôt sur le revenu des particuliers, avec un taux d’imposition croissant avec le revenu et un taux maximal de 65 %, tout en élargissant la base d’imposition.»
L’élargissement de la base d’imposition dont il parle vise à éliminer un grand nombre de déductions et crédits d’impôt qui profitent surtout aux plus riches. Il aborde ensuite les règles fiscales d’encouragement à l’épargne pour la retraite, mais comme ce qu’il décrit pour la Grande-Bretagne est très différent de notre fiscalité, je ne crois pas opportun d’élaborer sur le sujet.
Se basant sur Earned Income Tax Credit (EITC) des États-Unis (ou encore plus sur la prime au travail québécoise et sur la prestation fiscale pour le revenu de travail canadienne) Atkinson propose pour la Grande-Bretagne l’équivalent :
9. «Le gouvernement devrait établir dans le système d’imposition un crédit d’impôt sur le revenu de travail limité aux premières tranches de revenus.»
Constatant tout comme Thomas Piketty qu’il est de plus en plus important d’imposer les héritages pour limiter les inégalités des chances, Atkinson en arrive à recommander que :
10. «Tous les héritages et les donations entre vifs seront imposés comme un revenu au-dessus d’une déduction à vie.»
Avant 1980, le financement des municipalités se faisait en Grande-Bretagne comme ici, soit avec une taxe foncière à taux fixe. Ce système a ensuite été remplacé par une taxe fixe par propriété et ensuite par une taxe croissante selon la taille de la maison, moins régressive que la précédente mais plus que l’ancien système. Atkinson propose de revenir à l’ancien système ou à le rendre progressif :
11. «Établir une taxe proportionnelle à la valeur d’une propriété foncière ou même croissante, tout en mettant à jour l’estimation des propriétés.»
L’auteur termine ce chapitre en analysant deux formes d’un impôt sur la richesse et la possibilité d’établir un impôt minimal pour les sociétés. Comme ces impôts (surtout ceux sur la richesse) exigent un haut niveau de coopération internationale, il ne propose pour l’instant que d’examiner ces possibilités plus à fond.
Le huitième chapitre aborde les programmes de sécurité sociale. Atkinson remarque que la plupart des pays industriels ont réduit grandement la couverture de leurs programmes sociaux depuis les années 1980. S’il croit que certains de ces programmes devraient être rétablis à leurs niveaux antérieurs, il pense aussi préférable d’en changer la forme en dosant autrement les composants d’assurance, d’assistance et de transferts inconditionnels. Il observe aussi que nombre de régimes auparavant universels (comme la sécurité de la vieillesse au Canada) ont été transformés en régimes conditionnels dont les prestations diminuent et disparaissent à des niveaux de revenus préétablis.
Atkinson s’oppose aux régimes conditionnels, premièrement parce qu’ils entraînent un taux effectif d’imposition très élevé à des gens déjà pas très riche. En effet, quand le revenu d’une telle personne augmente, non seulement elle commence à payer de l’impôt, mais elle perd le droit à certains transferts ou autres crédits et avantages. Il calcule que ce taux peut actuellement dépasser 75 % en Grande-Bretagne pour certains programmes, confinant ces personnes dans une trappe à pauvreté. Ensuite, il observe qu’une proportion importante des gens qui ont droit à des crédits ou transferts dans le cadre de programmes conditionnels ne les demandent pas. Par exemple, j’ai mentionné dans ce billet qu’environ 20 % des personnes qui ont droit au crédit d’impôt pour le revenu de travail des États-Unis ne le demandent pas. De même, cette étude estimait que 13 % ou 14 % (selon deux modes de calcul) des personnes ayant droit au supplément de revenu garanti canadien en 2000 ne le demandaient pas. Et malgré de vastes campagnes, dont une toute récente au cours de la présente campagne électorale, pour rendre l’inscription à ce programme automatique, cette revendication n’a toujours pas été mise en œuvre.
Pour ces raisons, Atkinson favorise les transferts universels, mais imposables. Par exemple, il considère que toutes les familles avec enfants, peu importent leurs revenus, devraient avoir droit à des crédits pour enfants. Par contre, ces crédits seraient imposables, de façon à ce que le taux effectif d’imposition soit plus élevé pour les familles qui ont de plus gros revenus que pour celles qui ont des revenus plus faibles. Cela est sa douzième proposition.
Dans la même optique, Atkinson discute de la possibilité de verser un revenu de base inconditionnel pour remplacer les programmes sociaux conditionnels existants. Il rejette toutefois cette idée, la jugeant utopique (trop chère). Il favorise plutôt un revenu de participation qui ne serait accordé qu’aux personnes qui accomplissent des tâches utiles socialement, revenu qui s’ajouterait aux programmes sociaux existants. Comme point de départ, il envisage de créer un revenu semblable visant à lutter contre la pauvreté infantile pour l’ensemble de la communauté européenne :
13. «Mettre sur pied un revenu national de participation qui s’ajouterait aux programmes d’assurance sociale, en envisageant un revenu de base universel pour les enfants dans l’ensemble de l’Europe.»
Logiquement, Atkinson en vient aux programmes d’assurance sociale qu’il veut conserver. Il montre dans un premier temps que les prestations de ces programmes ont grandement diminué depuis les années 1960, par exemple de moitié en Grande-Bretagne dans le cas de l’assurance-chômage. Dans presque tous les pays industrialisés, la proportion de chômeurs qui touchent des prestations a fondu (exemple pour le Canada). Ensuite, il défend leur financement par des contributions sociales (ce qu’on appelle souvent des taxes sur la masse salariale) et propose en conséquence que :
14. «Les programmes d’assurance sociale doivent être renouvelés, en augmentant les avantages qu’il procurent et en étendant leur couverture.»
L’auteur termine ce chapitre avec une analyse de l’aide internationale, outil pour la diminution des inégalités entre pays. Alors que les pays industrialisés s’étaient engagés dans les années 1970 à augmenter leur contribution à l’aide internationale à un niveau de 0,7 % de leur PIB, seule une poignée de pays atteignent ce niveau de nos jours. Non seulement Atkinson voudrait que ces pays respectent leurs engagements, mais propose (sa quinzième proposition) que cet objectif soit porté à 1 % du PIB.
L’auteur termine cette section en précisant que si on peut s’opposer à quelques-unes de ces propositions, plusieurs d’entre elles sont interreliées et devraient être implantées en bloc.
Et alors…
Les personnes qui ont lu le billet que j’avais consacré à la version préliminaire de ces propositions auront peut-être remarqué de grandes ressemblances avec celles qu’il présente dans ce livre, mais aussi des différences notables. Il en a donc ajouté quelques-unes, en a modifiées et en a retirées. Cela est bien normal, car en analysant plus à fond la situation actuelle, Atkinson a sûrement cru bon de peaufiner ses propositions et de les réaligner.
Mais, ce programme est-il trop beau pour être réalisé? C’est ce qu’on verra dans le dernier billet de cette série…
«1. «[traduction libre] Les changements technologiques appuyés par l’État devraient favoriser l’augmentation de l’employabilité des travailleurs, en mettant l’accent sur la dimension humaine des services qui en découleront.»
Les formules: «On n’arrête pas le progrès», «ils sont des luddites» disqualifient toute forme de réflexion sur les changements technologiques. Pourtant, nous rageons en en entendant: «pour… appuyez sur 1, appuyez sur 5, veuillez patienter en prenant connaissance de nos services, avec musique quétaine…». Le combat contre Uber serait rétrograde.
Sans recherche universitaire, sans théorème de Pythagore, sans chiffres arabes, sans alphabet, sans maîtrise du feu, sans station debout, les entreprises ne pourraient épargner des salaires et imposer à la société les coûts du chômage. La moindre des choses, c’est que la société ait droit de faire le débat sur les changements technologiques. Lorsque le pavillon de foresterie de l’Université Laval porte le nom «Kruger», des documentaristes, Robert Monderie et Richard Desjardins, doivent montrer aux finissants des images de coupes à blanc et de tronçonneuses.
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«La moindre des choses, c’est que la société ait droit de faire le débat sur les changements technologiques.»
Tout à fait. J’étais au début un peu mal à l’aise avec cette proposition (surtout dans sa mouture originale que j’ai lue dans son texte préliminaire), mais, après réflexion, je trouve qu’il a bien raison… Il faut bien que je reconnaisse que la propagande sur le progrès à tout prix m’a déjà influencé.
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