Que faire pour combattre les inégalités? (3)
Ce billet termine une courte série de trois billets que je consacre au livre Inequality – What is to be done? (Inégalités, que doit-on faire?) de Anthony Atkinson. Il analyse dans la troisième partie de ce livre la faisabilité des 15 propositions qu’il a présentées dans la deuxième partie.
Troisième partie : est-ce possible?
Le neuvième chapitre analyse les conséquences des propositions d’Atkinson sur la croissance. Il débute ce chapitre en présentant la théorie sur le supposé arbitrage («trade off») entre l’équité et l’efficacité. Pour Atkinson, le grand problème avec cette théorie est qu’elle repose sur des hypothèses qu’on ne trouve pas dans le monde réel, comme la concurrence parfaite et la parfaite circulation de l’information. Il cite aussi des études qui arrivent plutôt à la conclusion inverse : les pays les plus égalitaires connaissent en moyenne des croissances plus élevées que les inégalitaires (voir ce billet) et subissent moins les crises (voir cet autre billet). Il n’en conclut pas que toutes ses propositions favorisent la croissance, mais que, dans l’ensemble, elles devraient davantage la favoriser que lui nuire.
Atkinson poursuit en examinant plus spécifiquement certaines de ses propositions en commençant par la hausse du salaire minimum. Il montre que, contrairement à la théorie classique, il est loin d’être évident que cette hausse fait diminuer automatiquement l’emploi. Elle peut au contraire attirer sur le marché du travail des personnes qui n’y iraient pas à un salaire moins élevé et inciter des travailleurs âgés à y demeurer (ce raisonnement est particulièrement pertinent dans le cadre du vieillissement de la main-d’œuvre, contexte où on risque davantage de manquer de main-d’œuvre que d’emplois). Il explique aussi le concept de salaire d’efficience qui fait en sorte que, quand on augmente son salaire, un travailleur est incité à donner le meilleur de lui-même, à rester plus longtemps en emploi pour son employeur et à faire davantage preuve de loyauté. Ce salaire plus élevé permet aussi de réduire la supervision du travail. Bref, on est loin de l’analyse mécanique simpliste des économistes classiques et néo-classiques.
L’auteur démolit ensuite l’argument que l’assurance-chômage serait un désincitatif à l’emploi. Premièrement, seule une faible proportion des prestataires reçoivent toutes les prestations auxquels ils ont droit. Ensuite, on oublie souvent qu’il faut travailler pour pouvoir en toucher! Il en est de même de l’amélioration des pensions de retraite (je résume grandement ses arguments).
Il termine sa démonstration en comparant la croissance par habitant de près de 40 pays entre 1990 et 2013 en fonction de leur niveau d’inégalité (coefficient de Gini) en 1990. Il n’observe aucun arbitrage entre ces deux variables. Il émet même des doutes sur la pertinence de ce genre d’exercice, les facteurs pouvant expliquer la croissance étant très nombreux, le niveau d’inégalités n’en étant qu’un parmi tant d’autres. Par exemple, des études considérant jusqu’à 90 facteurs n’arrivent à aucune conclusion claire sur l’impact du niveau d’inégalités sur la croissance. On peut au moins conclure que le fameux arbitrage entre l’équité et l’efficacité semble n’exister que dans certaines théories économiques reposant sur des hypothèses qui n’ont rien à voir avec la vraie vie…
Le dixième chapitre aborde la faisabilité des propositions du livre dans un contexte de mondialisation. En effet, nombreux sont ceux qui prétendent que ces propositions sont irréalisables dans ce contexte, comme notre président du Conseil du trésor, Martin Coiteux, qui répète que « L’État doit se serrer la ceinture. (…) affirmant sa volonté de réduire la taille de l’État pour le transformer en « un État du XXIe siècle»). Atkinson dit au contraire être optimiste à ce sujet pour trois raisons :
- les premiers programmes sociaux datent de la première vague de mondialisation vers la fin du XIXème siècle;
- les États ont bien plus de pouvoir que certains le prétendent et peuvent faire des choix;
- l’auteur compte sur un regain de la coopération internationale.
On pense souvent que les premiers programmes sociaux datent du New Deal des États-Unis dans les années 1930. Or, ils ont plutôt été implantés vers la fin du XIXème siècle, soit au beau milieu de la première mondialisation, sous Bismark (pensions de vieillesse, assurance maladie, assurance invalidité, etc.). Les premiers programmes pour compenser les accidents de travail et le chômage suivront rapidement dans quelques pays européens. Atkinson associe la création de ces programmes à l’industrialisation en raison des risques accrus pour les travailleurs de se blesser, de perdre un emploi ou de ne plus avoir de revenus à la retraite. En fait, l’implantation de ces programmes visait entre autres à augmenter la croissance en s’en servant comme stabilisateurs automatiques (rôle que ces programmes ont toujours) et pour faire augmenter la productivité (grâce à une population en meilleure santé, plus éduquée, capable de se nourrir et de se loger, etc).
Ce n’est que depuis les années 1970 que le discours du coût trop élevé de ces programmes est soudain réapparu de façon dominante. Tout d’un coup, leurs adversaires trouvaient toutes sortes de raisons (mondialisation, Internet, etc.) pour demander des baisses d’impôt pour rendre les pays plus concurrentiels, alors que si tous les pays le faisaient, ils ne le seraient pas plus concurrentiels! Atkinson ajoute qu’une entreprise peut être plus ou moins concurrentielle, mais pas un pays qui a une monnaie, car la valeur relative de celle-ci peut s’ajuster si un grand nombre de ses entreprises deviennent moins concurrentielles. On voit ici un exemple qui montre que les pays peuvent toujours faire des choix, même au XXIème siècle, même dans un contexte de mondialisation.
Et la baisse des dépenses sociales n’améliore en rien la situation. À ce sujet, l’auteur montre que les pays qui offrent le moins de programmes sociaux ont les plus grandes dépenses privées en la matière. Ce qui n’est pas payé par des programmes gouvernementaux l’est par les citoyens ou par les employeurs, comme aux États-Unis où les plus grandes entreprises offrent des programmes d’assurance-maladie très coûteux, les rendant moins concurrentielles (par contre, comme la monnaie des États-Unis sert de monnaie mondiale, sa valeur baisse peu ou pas même si ce pays a présenté un déficit commercial international à chaque année depuis 1976). De même, les pays ont le choix de signer ou de ne pas signer d’ententes internationales qui permettent aux entreprises de les poursuivre (comme le permet le Partenariat transpacifique), sans donner le droit équivalent aux citoyens et aux pays de poursuivre ces entreprises.
L’auteur montre qu’il existait en 2013 environ 7700 organismes de coopération internationale, touchant aussi bien l’économie, l’éducation et la santé que le droit des femmes ou l’environnement, alors qu’il n’y en avait que 240 en 1970. Il mentionne aussi les discussions sur l’évitement fiscal dans les paradis fiscaux (les nouvelles récentes sur le sujet lui donnent raison, les États semblant s’entendre pour le combattre). Il donne d’autres exemples, notamment à l’intérieur de la Communauté européenne et conclut que les espoirs sont justifiés de ce côté.
Atkinson présente dans le onzième chapitre un modèle pour établir si ses propositions se tiennent en termes budgétaire. Je ne m’étendrai pas sur ses explications, si ce n’est pour mentionner que l’exercice est complexe et qu’aucun modèle sérieux ne peut prévoir précisément les changements de comportements résultant de modifications à la fiscalité, encore moins de modifications aussi majeures que celles contenues sans ses propositions.
Il se sert de ce modèle pour balancer son budget en ajustant les dépenses sur son revenu de participation. Plus intéressante est son estimation de l’effet de ses propositions sur les inégalités et la pauvreté. En gros (tout dépend de la façon d’implanter ses propositions et de la marge d’erreur de ce modèle), le coefficient de Gini de la Grande-Bretagne diminuerait d’au moins 3 points, mais cette baisse pourrait atteindre plus de 5 points (de 32,1 à 26,6, dans la meilleure estimation), permettant à cet indicateur de s’approcher de ceux des pays européens les moins inégalitaires (alors qu’il est actuellement un des plus inégalitaires). Le taux de pauvreté baisserait de plus de 5 points de pourcentage (de 16,1 % à 10,4 %, soit une baisse de 35 %), et les personnes dont le revenu demeurerait sous le seuil de pauvreté y seraient deux fois plus près en moyenne que les pauvres actuels. Bref, ses propositions amèneraient une amélioration importante à la situation des citoyens les plus pauvres de son pays et une forte baisse de son niveau d’inégalité.
Le douzième et dernier chapitre récapitule ses propositions et les principes sur lesquels elles reposent. L’auteur insiste à nouveau sur l’importance de refuser la fatalité. Il explique ensuite que, si ses propositions reposent en grande partie sur l’action gouvernementale, c’est parce que :
- ce sont en premier lieu (mais pas seulement) des actions gouvernementales qui ont permis la première vague de diminution des inégalités au milieu du XXème siècle, notamment grâce à l’établissement de transferts et au financement de l’éducation et, dans la plupart des pays industrialisés, des services de santé;
- les échecs des actions gouvernementales résultent souvent d’un manque de planification et surtout d’assentiment de la population envers elles : Atkinson espère que son livre permettra justement les débats nécessaires à la réussite de l’implantation de ses propositions;
- ce livre n’est pas destiné uniquement aux gouvernements; l’appui à ces propositions de la part de la population et d’organismes en mesure de mener des campagnes auprès des politiciens est essentielle; ils pourraient même prendre des actions allant dans le sens de ces propositions, en achetant en priorité des biens et services produits par des entreprises qui paient des salaires décents ou de coopératives ou d’entreprises autogérées.
Selon l’auteur, les défis actuels et à venir, comme le vieillissement de la population et les changements climatiques, exigent un niveau élevé de la solidarité dans la population, solidarité qui ne peut se concrétiser que dans des sociétés plus égalitaires.
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire bien sûr! Ce livre est un complément essentiel au célèbre livre de Thomas Piketty, Le capital au XXIème siècle, qui, s’il brillait par son analyse de l’évolution des inégalités de richesse et de revenus depuis plus de 100 ans, était bien mince (drôle de qualificatif pour un livre de plus de 900 pages…) dans la présentation de solutions. Dans celui-ci (308 pages avant les notes, le glossaire et l’index), l’auteur passe rapidement (mais adéquatement) sur l’analyse de la situation actuelle et passée, mais se concentre sur la présentation de solutions complètes et cohérentes aux inégalités.
Ce livre a bien un défaut, soit de nécessiter deux signets, les notes étant en fin de livre. Heureusement, la grande majorité de celles-ci sont des références, mais on doit quand même consulter ces notes quatre ou cinq fois par chapitre pour y lire des compléments d’information parfois fort importants. Mais, je pardonne l’auteur de ce défaut, d’autant plus qu’il n’en est sûrement pas responsable!
«Selon l’auteur, les défis actuels et à venir, comme le vieillissement de la population et les changements climatiques, exigent un niveau élevé de la solidarité dans la population, solidarité qui ne peut se concrétiser que dans des sociétés plus égalitaires.»
Ce cercle vertueux, solidarité et société plus égalitaire existe au Québec, comme l’illustrent les réactions au manifeste «Pour un Québec lucide» http://www.ledevoir.com/politique/quebec/452839/les-dix-ans-des-lucides-un-manifeste-a-reviser . J’ai l’impression que le tissu social s’effiloche si je me base sur l’adhésion d’une partie de la population à la thèse que l’autre aurait «des régimes de retraite chromés». Le livre de recettes pour rappeler l’importance de ce cercle vertueux n’existe pas, mais tes billets sur ce livre d’Atkinson reposent mes neurones épuisés par la lecture de http://www.journaldemontreal.com/2015/10/17/plusieurs-mythes-ont-la-vie-dure .
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«reposent mes neurones épuisés par la lecture de»
Ce n’est pas vraiment mon genre de lecture!
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Voici comment l’Équipe Trudeau prévoit dépassé par la gauche Tom Mulcair en réduction des inégalités.
http://www.liberal.ca/fr/realchange/baisse-dimpots-pour-la-classe-moyenne/
Le message offert par la circulaire du PLQ reçue par la poste quelques jours avant l’élection était clair : Justin Trudeau avait un plan pour mieux répartir entre le 1 et le 99 %.
J’ai trouvé plus facile le croire qu’Harper avec son projet de poursuivre la réduction de l’État ou Mulcair et horizon de déficit zéro.
L’affluence à ce site a fait en partie la différence le 19 octobre entre les partis. Inspirant !
Démonstration : https://laqueste.wordpress.com/2015/10/19/part-relative-du-marche-trimestriel-internet-election-canadienne-2015/
Youri Chassin m’évoque Joe Finger Ledoux de Robert Charlebois.
« Je prend mon or dans l’art
je fais des dollars
avec du caramel ni dur ni mou…
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