La mobilité des riches au Canada
Les données sur les riches sont toujours très populaires. Par exemple, l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) leur a consacré une note socio-économique complète en 2013. Dans le même sens, dès la diffusion des données les plus récentes sur le sujet par Statistique Canada plus tôt cette semaine, Gérald Fillion leur a consacré un billet. Par contre, si ce n’est un graphique à la page 7 de la note de l’IRIS, je n’ai vu aucun texte ayant tiré tout le jus de ces données sur la mobilité ou l’immobilité du statut de riche. C’est ce que je vais tenter de faire dans ce billet.
On entend souvent dire que les données sur les plus riches sont trompeuses car les personnes qui font partie des groupes sélects des 10 %, 5 %, 1 %, 0,1 % et 0,01 % les plus riches ne sont pas nécessairement les mêmes d’une année à l’autre. Or, certaines des données du tableau cansim 204-0001 nous permettent de quantifier à quel point ces personnes changent et si ce niveau de changement s’est modifié avec le temps. Pour que je puisse présenter des données significatives à ce sujet, je devrai toutefois utiliser ici les données pour l’ensemble du Canada (certaines de ces données ne sont pas publiées pour le Québec, dont celles sur les plus riches des plus riches…).
Maintien dans le même groupe de richesse
Le premier graphique montre la proportion des membres des groupes des 5 %, 1 %, 0,1 % et 0,01 % les plus riches qui parviennent à se maintenir dans le même groupe deux années consécutives.
Ce graphique semble donner en partie raison à ceux qui disent que les personnes qui font partie des groupes les plus riches ne sont pas nécessairement les mêmes d’une année à l’autre, mais pas complètement et pas vraiment! S’il est vrai que «seulement» la moitié des membres du 0,01 % (ligne bleue) en faisaient aussi partie l’année précédente, il faut comprendre qu’on ne parle que de 2645 personnes en 2013 et que environ 1362 d’entre elles se retrouvaient aussi parmi les 2615 membres de ce groupe en 2012. En plus, comme il s’agit des 0,01 % les plus riches, si la probabilité était la même pour tout le monde d’en faire partie, celle qu’une personne ayant été dans ce groupe l’ait aussi été l’année précédente serait justement de 0,01 %. Or, 50 % est une probabilité 5000 fois plus élevée que 0,01 %! Difficile de ne voir dans cette différence autre chose qu’un lien extrêmement fort. Pour bien situer de quoi on parle ici, notons que les membres de ce groupe gagnaient au moins 3,3 millions $ en 2013, que la moitié d’entre eux en empochaient au moins 4,9 millions $ et que leurs revenus atteignaient en moyenne 6,5 millions $.
On peut aussi constater que la proportion des 26 400 membres du 0,1 % (ligne rouge) de 2013 qui ont fait partie du même groupe l’année précédente atteignait 60 %, que celle des membres du 1 % (ligne jaune) était supérieure à 70 % (en hausse légère depuis 1990) et que celle des membres du 5 % (ligne verte) approchait les 80 %, en hausse plus nette depuis 1990 (je préfère comparer avec 1990 qu’avec 1987, première année de la série, car les données des deux premières années s’écartent trop de celles des années suivantes).
Le deuxième graphique montre la proportion des membres des groupes des 5 %, 1 %, 0,1 % et 0,01 % les plus riches qui étaient dans le même groupe cinq ans plus tôt.
Les proportions sont bien sûr moins élevées que dans le graphique précédent, ne serait-ce que parce qu’ils sont plus nombreux au cours de l’année de départ que cinq ans plus tôt (de 6 % entre 2008 et 2013, par exemple) et qu’il y a une limite à faire partie des plus riches année après année. Cela dit, entre 25 % et 30 % des membres du 0,01 % de 2013 en faisaient aussi partie en 2008, plus de 40 % chez les membres du 0,1 %, plus de 50 % chez les membres du 1 % et environ 60 % chez les membres du 5 %. Encore une fois, on remarquera que ces proportions ont augmenté avec le temps, de façon encore plus nette que dans le graphique précédent, la hausse de ces proportions atteignant entre 9 % et 18 % selon les groupes entre 1990 et 2013 (et entre 14 % et 33 % entre 1987 et 2013).
Tout cela est bien beau, mais d’où viennent les personnes qui ne faisaient pas partie de ces groupes au cours des années précédentes? C’est ce que nous allons examiner dans la prochaine partie de ce billet.
Maintien dans le groupe des 5 % les plus riches
Le premier graphique de cette première série correspond au premier de la série précédente. Par contre, au lieu de se demander si un membre d’un de ces groupes faisait partie du même groupe l’année précédente, on se demande plutôt s’il faisait partie des 5 % les plus riches. D’ailleurs, la courbe verte est identique dans ce graphique et dans le premier de ce billet. Pour les autres groupes, ce graphique nous permet de constater que plus de 90 % des membres de ceux-ci faisaient partie des 5 % les plus riches l’année précédente, et ce, à chacune des 27 années présentées dans ce graphique.
De façon plus précise, en 2013 ce taux atteignait 98 % parmi les membres du 0,01 %, ce qui signifie que sur les 2645 membres de ce club cette année-là :
- 1362 faisaient aussi partie du 0,01 % en 2012, comme on l’a vu plus tôt;
- parmi les 1283 personnes qui étaient dans ce groupe en 2013 mais n’en faisaient pas partie en 2012, 1230 faisaient quand même partie des 5 % les plus riches et seulement 53 faisaient partie des 95 % les moins riches, étaient des immigrants récents ou d’autres personnes n’ayant pas fait de déclaration de revenu en 2012;
- cela signifie que la probabilité qu’un des 24,9 millions de contribuables faisant partie des 95 % les moins riches en 2012 se joigne aux 0,01 % les plus riches en 2013 était au maximum de 0,0002 %, alors que la probabilité correspondante des membres du 0,01 % les plus riches en 2012 (1362/2615) était 52,1 % (soit une probabilité 260 000 fois plus élevée) et que celle des autres membres du 5 % les plus riches en 2012 était de 0,9 % (pourcentage tout de même 90 fois plus élevée que la moyenne de 0,01 % ou 4500 fois plus élevée pour pour les membres des 95 % les moins riches)!
Déjà là, on peut voir que la mobilité n’est pas très grande dans ces tranches de revenus, d’autant plus que la grande distance entre la courbe des 5 % les plus riches et celle des trois autres groupes (1 %, 0,1 % et 0,01 %) laisse penser que les mouvements entre les plus riches se font davantage entre les trois catégories supérieures qu’avec la quatrième. Mais, les données ne permettent pas de savoir à quel point.
Le deuxième graphique de cette série correspond au deuxième de la série précédente. Il montre que, ici encore, la très grande majorité des membres des trois groupes les plus riches faisaient partie des 5 % les plus riches cinq ans auparavant.
Dans le cas des 2645 membres des 0,01 % les plus riches en 2013 :
- 733 faisait partie des 0,01 % les plus riches en 2008;
- 1849 faisaient partie des 5 % les plus riches, mais pas du 0,01 %;
- 63 faisaient partie des 95 % les moins riches, étaient des immigrants récents ou d’autres personnes n’ayant pas fait de déclaration de revenu en 2012.
Ce graphique nous permet de voir que, même en cinq ans, la mobilité n’est guère plus grande qu’en un an. Il montre aussi que, même s’ils étaient déjà très élevés au départ, ces pourcentages ont augmenté tout au long de la période, la hausse atteignant entre 8 % et 12 % selon les groupes entre 1990 et 2013.
Le prochain graphique indique le pourcentage des membres des quatre groupes les plus riches qui ont fait partie au moins une fois des 5 % les plus riches au cours des cinq années précédentes.
Là, ce n’est plus drôle… Plus de 95 % des membres des trois groupes les plus riches ont fait partie des 5 % les plus riches au moins une fois au cours des cinq années précédentes dans chacune des années représentées dans ce graphique. Par exemple, seulement 11 des 2645 membres des 0,01 % les plus riches en 2013 n’a jamais fait partie des 5 % les plus riches de 2008 à 2012. Cela nous montre aussi qu’il ne peut pas y avoir beaucoup d’immigrants ou de nouveaux déclarants dans ce groupe!
Le dernier graphique montre une autre facette de la question. Il présente le pourcentage des membres des quatre groupes les plus riches qui ont fait partie des 5 % les plus riches au cours de chacune des cinq années précédentes (oui, ça en fait donc six!).
On y constate qu’au moins 79 % des membres des trois groupes les plus riches en 2013, soit ceux des 1 %, 0,1 % et 0,01 % les plus riches, ont fait partie des 5 % les plus riches à chacune des années de 2008 à 2013, et que ce taux a atteint plus de 94 % dans le groupe des 0,01 % les plus riches. Cela signifie que seulement 148 des 2645 ultra riches de 2013 n’ont pas été parmi les 5 % les plus riches à chacune des années de 2008 à 2013. Cela est pour moi la preuve ultime de la quasi absence de mobilité des plus riches de notre société.
Et alors…
Ce serait exagéré de prétendre que j’ai été surpris de ces résultats. Mais, je le suis quand même de l’ampleur de ceux-ci (mais pas vraiment de l’augmentation de cette ampleur depuis 25 ans)! J’ai toujours cru qu’une partie des personnes qui gagnent les plus hauts revenus dans notre société pouvaient avoir eu de hauts revenus qu’une seule année, par exemple des agriculteurs ou tout autre propriétaire d’entreprise ou d’actifs qui ont de hauts revenus la seule année au cours de laquelle ils vendent leur ferme, leur entreprise ou un actif important comme une maison secondaire. Ce phénomène existe sans l’ombre d’un doute, mais il est moins fréquent que je le pensais, surtout chez les ultra riches. Il faut dire que les fermes (ou les entreprises ou les maisons secondaires) qui peuvent être vendus plus de 3,3 millions $ en une seule année, soit le seuil pour faire partie des 0,01 % les plus riches, ne sont pas très nombreuses! On voit qu’en fait les riches sont en grande majorité les mêmes d’une année à l’autre, même si l’ampleur de leurs gains peut varier, mais pas suffisamment pour que la grande majorité d’entre eux ne fassent plus partie du vingtième des contribuables les plus riches (les 5 % les plus riches).
Alors, quand quelqu’un prétendra que l’appartenance aux groupes sélects des 10 %, 5 %, 1 %, 0,1 % et 0,01 % les plus riches varie beaucoup d’une année à l’autre, on pourra lui dire de confronter sa croyance avec les données sur le sujet!
Ça serait intéressant de faire la même étude en considérant les avoirs plutôt que les revenus… Peut-on supposer que la mobilité est encore plus réduite?
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Comme les avoirs sont des stocks, tandis que les revenus sont des flux annuels, il me semble à première vue évident que, de fait, la mobilité serait encore plus basse.
Il existe des études sur l’évolution de la richesse au cours d’une vie et des données sur les avoirs selon l’âge, mais je ne crois pas que ces données puissent permettre de suivre les individus comme il est possible de le faire avec les revenus en raison des données sur les déclarations de revenus.
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Je crois qu’il y a une erreur de date dans la phrase suivante (deux fois 2013): parmi les 1283 personnes qui étaient dans ce groupe en 2013 mais n’en faisaient pas partie en 2013 (2012 ???), 1230 faisaient quand même partie des 5 % les plus riches et seulement 53 faisaient partie des 95 % les moins riches, étaient des immigrants récents ou d’autres personnes n’ayant pas fait de déclaration de revenu en 2012;
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Très juste. C’est corrigé. Ravi de constater qu’on lit mes textes avec autant d’attention!
Merci!
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