Faire redémarrer la zone euro
On dit souvent que si on réunit cinq économistes, on obtiendra six opinions différentes sur la situation économique (on dit aussi que si on réunit cinq Français, on obtiendra six opinions politiques différentes, mais cela, ce n’est pas gentil). On comprendra mon étonnement quand j’ai pris connaissance d’un document signé par 16 économistes de tendances différentes (et appuyé par Paul Krugman, ainsi que par 60 autres économistes – et il s’en ajoute chaque jour!). Cette étude, intitulée Rebooting the Eurozone: Step 1 – agreeing a crisis narrative (Pour faire redémarrer la zone euro, la première étape est de s’entendre sur les motifs de la crise) tente de faire ressortir les facteurs qui ont causé la crise dans laquelle les pays de la zone euro sont toujours enlisés (sauf quelques-uns) sept ans après son début et, tout aussi important, de rejeter ceux qui sont souvent mentionnés mais n’y ont joué aucun rôle.
Même si elle ne compte qu’une quinzaine de pages, cette étude est riche et complexe. Je vais donc me contenter de souligner ici ses principaux constats.
Les causes
Les auteurs précisent dès le début à quel point il est important de s’entendre sur les facteurs qui ont causé cette crise pour pouvoir prendre les bons moyens pour la combattre, ce qui, manifestement, n’a pas été fait correctement jusqu’à maintenant.
Au delà des détails techniques élaborés dans cette étude, les auteurs établissent que :
- cette crise ne résulte nullement d’un problème de la dette publique, si ce n’est en Grèce. Par exemple, deux des pays les plus touchés par la crise, l’Irlande et l’Espagne, avaient au début de la crise des dettes inférieures à 40 % de leur PIB (respectivement 24 % et 34 %), alors que le ratio de la dette allemande, pays relativement peu touché par cette crise, était supérieur à 100 % de son PIB, comme on peut le voir sur le graphique ci-contre;
- un des facteurs ayant causé cette crise est plutôt le fait que les prêteurs ont cessé de faire leur travail, soit de prêter;
- ayant une banque centrale commune à qui ont interdisait d’acheter la dette des pays membres, les pays de la zone euro ne possédaient pas de prêteur de dernier recours, un des rôles pourtant essentiel des banques centrales (qui ont joué ce rôle dans les pays qui ont conservé leur monnaie, comme les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Islande);
- de même, ne possédant pas de monnaie, ces pays ne pouvaient pas la dévaluer, d’autant plus que certains pays peu touchés, comme l’Allemagne, soutenaient un euro fort;
- les banques, étrangement sous la responsabilité de chacun des pays, étaient trop grosses pour faire faillite (les pires conséquences de cette caractéristique ayant eu lieu en Irlande) et n’étaient pas suffisamment capitalisées, notamment en raison de la vague de déréglementation des années précédant la crise;
- la place trop grande du secteur financier a contaminé les autres secteurs de l’économie;
- les «corsets» (ou rigidités) mentionnés plus tôt (comme la réglementation stricte de la banque centrale, l’absence de banque de dernier recours et l’impossibilité de dévaluer sa monnaie) empêchaient les pays les plus touchés de retrouver leur compétitivité;
- les mesures adoptées au début de la crise n’étaient pas seulement inappropriées, mais ont accentué la sévérité de la crise dans de nombreux pays;
- à chaque fois qu’une mesure réglait un problème à court terme («saved the day», écrivent les auteurs), on empirait la situation à moyen et long termes (et même le lendemain, insistent-ils);
la mesure qui a le mieux fonctionné fut l’engagement du président de la banque centrale, Mario Draghi, de faire tout ce qui était nécessaire pour sauver l’euro : à partir de cet engagement (et des décisions qu’il a prises dans ce sens), les taux d’intérêt ont chuté (comme le montre l’extrait ci-contre de la Figure 10 de la page 11 du document).
Les causes des causes
Mises à part les interventions de Draghi, la plupart des mesures adoptées, essentiellement austéritaires, n’ont fait qu’aggraver la situation. Les auteurs parlent ici des causes des causes :
- l’absence d’intervention significative pour contrer l’élargissement des déséquilibres entre les pays membres de la zone : en fait, rien n’avait été prévu en cas de crise dans la conception de la zone euro;
- l’absence d’institution pour réagir à ces déséquilibres : on pensait innocemment que la simple règle de ne pas dépasser un ratio de dette de 60 % du PIB (ce qui n’était même pas respecté par les plus gros pays de la zone, comme on l’a vu dans le premier graphique de ce billet) et le contrôle de l’inflation par la banque centrale suffiraient à éviter les crises;
- les mauvaises décisions, dont l’illusion que l’austérité peut générer de la croissance : à ce sujet, n’oublions pas l’aveu de l’économiste en chef du Fonds monétaire international (FMI), Olivier Blanchard (un des signataires de cette étude), d’avoir sous-estimé les effets négatifs des politiques d’austérité.
Les résultats
Le premier résultat de ces mauvaises décisions fut d’engluer la zone euro dans la récession, puis dans la stagnation comme le montre le graphique ci contre (qui ne provient pas de cette étude). On peut y voir que, tandis que le PIB des États-Unis (ligne rouge) retrouvait son niveau de 2008 en 2011 et qu’il continuait à progresser, celui de la zone euro (ligne bleue) n’avait toujours pas retrouvé son niveau de 2008 en 2014 et que cette zone avait même connu une deuxième récession en 2012! Pourtant, les lignes pointillées montrent que les États-Unis ont réussi à faire diminuer leur déficit budgétaire maximal de 2009 davantage que les pays de la zone euro l’ont fait. Et, les courbes de la zone euro représentent des moyennes, la situation de la Grèce, de l’Espagne, de l’Italie et du Portugal étant bien pire que ces moyennes ne l’indiquent.
Je pourrais continuer en montrant d’autres indicateurs comme le taux de chômage encore très élevé et même catastrophique chez les jeunes Grecs et Espagnols, notamment, mais je préfère revenir à l’étude en citant sa conclusion.
«Les conséquences [de ces mauvaises décisions] ont été et sont encore terribles. La situation économique de l’Europe n’est pas seulement marquée par une lente reprise. Les prévisions montrent que des millions d’Européens ne bénéficieront pas des opportunités que les générations précédentes ont prises pour acquis. Le fardeau de la crise repose surtout sur le dos des jeunes de l’Europe, dont les possibilités de revenu sur la durée de leur vie sont déjà compromises.
Et encore, l’argent n’est pas le principal problème. Il ne s’agit plus seulement d’une crise économique. Les difficultés économiques ont alimenté le populisme et l’extrémisme politique. Dans un contexte international qui est plus instable que tout ce qu’on a vu depuis les années 1930, la rhétorique nationaliste, anti-euro et anti-européenne est de plus en plus répandue. Ce ne sont plus que les partis politiques marginaux qui militent pour briser la zone euro et l’Union européenne. Il n’est plus inconcevable que les partis populistes d’extrême droite ou d’extrême gauche puissent bientôt détenir ou partager le pouvoir dans plusieurs pays de l’Union européenne.»
Et alors…
Il peut être rafraîchissant de constater qu’autant d’économistes d’horizons variés puissent s’unir pour dénoncer les mirages des théoriciens économiques qui ont nui à tant de pays et surtout de personnes depuis bientôt 40 ans, et les ravages qu’ont causé leurs dogmes sur la population, notamment et en premier lieu chez les jeunes de ces pays. La reconnaissance de la responsabilité de ces alchimistes sur la montée des partis extrémistes (principalement de droite, même si les auteurs mentionnent aussi la gauche extrémiste – qui devient pourtant bien inoffensive quand elle prend le pouvoir!) par les membres d’une discipline qui tente généralement de séparer l’économie de la politique est aussi encourageante.
Cela est juste et bon, mais peut-on croire que ce genre de sortie a le potentiel d’ébranler les ordolibéralistes allemands qui contrôlent actuellement les politiques économiques européennes? On peut bien espérer et reconnaître que ces efforts sont positifs, mais, à moins d’un appui peu probable de la population, je crains que les Européens (et nous) n’en aient pas fini avec les politiques d’austérité…