Les effets d’une hausse locale du salaire minimum sur l’emploi et les prix
Le partage des compétences en matière de législation sur le travail aux États-Unis est pour nous à tout le moins étonnant. Par exemple, ce pays n’a pas seulement un salaire minimum national, mais d’autres décidés par chacun de ses 50 états (qui ne peuvent pas être inférieurs au salaire minimum national) et même par les villes et les comtés (qui ne peuvent être inférieurs à ceux des états où ils se trouvent). Si cette multiplication des salaires minimums est confondante, elle est très utile quand on veut estimer les effets réels (et non théoriques) d’une hausse du salaire minimum.
L’étude
C’est d’ailleurs sur une hausse du salaire minimum de 25 % (de 8,00 $ à 10,00 $) mise en œuvre en 2013 dans la ville de San Jose (mais pas dans sa banlieue qui est relativement peuplée, comme les zones en grisé le montrent dans l’image qui accompagne ce billet) que se base l’étude intitulée Are Local Minimum Wages Absorbed by Price Increases? Estimates from Internet-based Restaurant Menus (Est-ce que les augmentations locales du salaire minimum sont absorbées par des hausses de prix? Quelques estimations tirées des menus de restaurants sur Internet) publiée récemment par l’Institute for Research on Labor and Employment (IRLE) de l’University of California at Berkeley.
En fait, cette hausse avait été combattue par les restaurateurs et par le maire de la ville et la moitié de son conseil, qui prévoyaient qu’une telle mesure créerait énormément de fermetures de restaurants et donc de pertes d’emploi à San Jose au profit des restaurants et des emplois en banlieue. Mais, cette hausse fut approuvée par référendum et implantée. Pour estimer les effets de la hausse du salaire minimum, les auteurs (Sylvia Allegretto et Michael Reich) ont choisi d’examiner à fond la situation à San Jose et dans sa banlieue, avant et après cette hausse, dans le secteur de la restauration, secteur où on retrouve la plus grande concentration de travailleurs au salaire minimum.
L’emploi et les salaires
La première chose que les auteurs examinent est l’effet de la hausse du salaire minimum à San Jose sur l’emploi et les salaires dans la restauration à San Jose et dans sa banlieue. Le graphique ci-contre montre le résultat.
La partie gauche montre, sans surprise, que les salaires hebdomadaires moyens ont continué à augmenter au même rythme qu’auparavant dans la banlieue de San Jose (ligne orange) après la hausse du salaire minimum (le moment de la hausse est indiqué avec la ligne verticale en tirets rouges), tandis qu’ils ont connu à partir de ce moment une forte augmentation à l’intérieur de San Jose (ligne bleue). Les auteurs expliquent que les salaires étaient au départ plus élevés dans la banlieue en raison de la plus forte proportion de restaurants à service restreint dans San Jose que dans sa banlieue, secteur où la proportion de travailleurs au salaire minimum est plus élevée que dans la restauration à service complet (les auteurs observent que les différences de salaires étaient minimes avant la hausse du salaire minimum entre les restaurants à service restreint et entre les restaurants à service complet des deux territoires). La partie droite du graphique montre que, contrairement aux prévisions apocalyptiques des restaurateurs et du maire, l’emploi dans le secteur de la restauration a continué à augmenter au même rythme qu’auparavant aussi bien dans San Jose que dans sa banlieue. Ils notent que le taux de croissance de l’emploi a toujours été plus élevé dans la banlieue, car la population y augmente plus vite. Ils en concluent (après d’autres tests qu’il serait fastidieux de présenter ici) que si la hausse du salaire minimum a eu un effet net sur l’évolution des salaires entre les deux territoires, il n’en a eu aucun significatif sur l’emploi. D’ailleurs, la proportion de restaurants de l’échantillon ayant fermé entre le début et la fin de l’étude était très semblable à San Jose et dans sa banlieue.
Effet sur les prix
L’effet de la hausse du salaire minimum sur les prix est le principal objectif de cette étude, comme son titre l’indique. La majeure partie de l’étude porte sur la méthodologie utilisée. Comme il est hors de question que je la décrive en détail, je n’en dirai que quelques éléments :
- l’échantillon utilisé dans l’étude est formé des prix de tous les plats vendus dans les restaurants de San Jose et de sa banlieue tels que révélés sur leurs sites Internet (environ le tiers de tous les restaurants de la région en ont), avant et après la hausse du salaire minimum;
- des vérifications ont été faites dans ces restaurants (en personne ou au téléphone) pour savoir si les prix affichés sur les sites étaient les mêmes que ceux appliqués dans les restaurants;
- les auteurs ont isolé les restaurants à service complet de ceux à service restreint, les restaurants de chaînes des autres, ceux près de la frontière entre San Jose et sa banlieue de ceux plus éloignées, ceux des quartiers plus denses des moins denses et ceux ayant le plus d’employés de ceux en ayant moins;
- ils ont examinés la variation des prix de plus de 65 000 plats dans près de 1000 restaurants;
- ils ont aussi comparé la variation des prix des meilleurs vendeurs (de peur que les plats les plus et les moins populaires n’aient pas connu le même taux d’augmentation de prix), comme les hamburgers, les pizzas et les plats de poulet.
Et on en arrive aux résultats, c’est-à-dire à la partie de l’augmentation des prix à San Jose qui fut supérieure à l’augmentation des prix dans sa banlieue, la différence de la différence, comme disent les auteurs. Ces derniers estiment que l’élasticité de cette partie de l’augmentation fut en moyenne de 0,058 pour l’ensemble des restaurants, ce qui signifie qu’une hausse du salaire minimum de 10 % fait augmenter de 0,58 % de plus les prix dans le territoire qui a connu cette hausse que dans le territoire où le salaire minimum est demeuré le même. Comme le salaire minimum a en fait augmenté de 25 % à San Jose, la hausse due spécifiquement à cette augmentation fut donc en moyenne de 1,45 % (soit 0,58 % x 2,5 = 1,45 %), soit beaucoup moins que les prophètes de malheur l’annonçaient. En effet, comme les salaires représentent en moyenne le tiers des dépenses dans la restauration, les pessimistes s’attendaient à des hausses de prix du tiers de l’augmentation du salaire minimum, soit de 8 % (25 % / 3 = 8,3 %). Or, ils n’ont pas tenu compte du fait qu’une hausse du salaire entraîne une baisse du taux de roulement (baisse qui, selon d’autres études, peut faire diminuer de 15 % la masse salariale globale dans les restaurants, annulant, selon la structure salariale de chaque restaurant, jusqu’à 85 % du coût relatif à l’augmentation du salaire minimum), ni du fait qu’une bonne proportion des travailleurs de cette industrie gagnent en fait plus que le salaire minimum et ne voient pas leur salaire augmenter (ou, beaucoup moins) à la suite d’une hausse du salaire minimum.
L’élasticité de 0,058 étant une moyenne, elle se manifeste différemment selon le type de restaurant. Les auteurs les estiment :
- à 0,083 pour les restaurants à service restreint (il est normal que cette élasticité soit plus élevée que la moyenne, car on y trouve une plus forte proportion d’employés au salaire minimum), ce qui a entraîné une hausse des prix de 2,1 % supérieure à San Jose que dans sa banlieue;
- à 0,040 pour les restaurants à service complet (raisonnement inverse, soit qu’on y trouve proportionnellement moins d’employés au salaire minimum et, ajoutent les auteurs, une élasticité de la demande moindre dans ce type de restaurants, ce qui veut dire que les prix influencent moins les clients dans le choix de ce type de restaurants), ce qui a entraîné une hausse des prix de 1,0 % supérieure à San Jose que dans sa banlieue;
- à 0,077 dans les petits restaurants (1 à 7 employés);
- à 0,039 dans les restaurants de taille moyenne (8 à 39 employés);
- à 0,008 (soit une élasticité équivalente à 0, compte tenu de la marge d’erreur) dans les grands restaurants (au moins 40 employés);
- à 0,098 dans les établissements faisant partie des chaînes de restaurants;
- à 0,062 dans les établissements faisant partie d’une chaîne de restaurants présente à la fois à San Jose et dans sa banlieue;
- à 0,30 dans les restaurants ne faisant pas partie d’une chaîne (plus souvent des restaurants à service complet);
- à aucune différence significative en fonction de la distance des restaurants avec la frontière entre San Jose et sa banlieue (ce qui est quand même étonnant si on pense que le transfert de clientèle aurait été plus facile entre ces restaurants).
Avec de si petites hausses des prix, il n’est pas étonnant que la croissance de l’emploi se soit maintenue à San Jose et qu’aucun transfert d’emploi vers sa banlieue ne se soit réalisée! L’étude contient aussi une annexe qui présente les résultats d’autres études du genre, même si moins exhaustives (notamment sur le nombre de plats examinés). Même si les résultats varient, les élasticités estimées par ces études se situent en grande majorité proches de celles estimées dans cette étude. Bref, il est clair que l’impact d’une hausse du salaire minimum a beaucoup moins d’impact sur les prix des repas au restaurant et sur l’emploi que la théorie économique orthodoxe ne le considère.
Et alors…
Ce genre d’étude me fascine. Celle-ci comme bien d’autres montre que les mises en garde constantes contre les hausses du salaire minimum d’organismes comme l’Institut économique de Montréal (qui voudrait son abolition et son remplacement par «une sorte de revenu minimal garanti») ou la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (qui affirme «que les augmentations du salaire minimum risquent de porter atteinte aux personnes qu’elles sont censées aider») ne se basent sur aucune donnée probante. Dommage qu’on ne puisse pas mener d’études semblables ici!
Salutations Darwin
Et félicitations pour cet immense travail, dont un des volets vient d’être cité dans les pages du Devoir : http://www.ledevoir.com/culture/livres/458283/il-faut-qu-on-parle-de-nos-medecins
Citation par ailleurs amusante puisque Antoine Robitaille se réfère à la blogueuse (sic) Jeanne Émard 😉
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Salut à toi aussi Hefgé!
Oui, merci, j’ai vu ça tantôt. Mais, il s’agit en fait de Louis Cornellier (pas de Antoine Robitaille). Et, si j’ai bien compris, cette citation provient en fait de la Revue Argument.
Ce billet est déjà celui qui a de loin eu la fréquentation la plus élevée sur ce blogue, alors, ce record sera encore plus difficile à battre!
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Oups. Tu as raison, comme d’habitude… Dans la précipitation, je me suis mêlé dans mes pinceaux. C’est Cornellier en effet. Et j’ai même oublié protéger mon anonymat! Ciel. Vivement les vacances.
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«j’ai même oublié protéger mon anonymat!»
J’ai corrigé ça… 🙂
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