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Je fais partie de la majorité silencieuse

2 janvier 2016

majorité silencieuseComment mieux commencer 2016 que par un billet sur une expression qui me tape sur les nerfs? J’aurais bien pu choisir une expression du genre «bonne année grand nez, toi pareillement grande dent», mais cette expression ne me tape pas sur les nerfs! Celle dont je veux parler le fait depuis tellement longtemps que j’ai été surpris de ne jamais en avoir parlé!

Comme quelques autres expressions sur lesquelles j’ai déjà écrit, celle-ci n’est qu’une ruse pour donner du poids à ses arguments qui n’en ont pas nécessairement. Mais, pire, dire qu’on fait partie de la majorité silencieuse est une contradiction en soi, car en le disant on cesse d’en faire partie! J’ai aussi remarqué au cours de mes longues recherches sur ce sujet (soit environ sept dixième de seconde sur Google) que cette expression est particulièrement populaire chez les conservateurs et chez les personnes qui appuient le pouvoir et qui détestent la contestation.

Quelques exemples

«Je fais partie de la majorité silencieuse et j’en ai plein le dos de voir les étudiants contester (…)»

Ainsi s’exprimait en mars dernier un faux silencieux dans une lettre remplie de tellement d’incohérence et de lieux communs que je pourrais lui consacrer ce billet en entier. Tiens, juste une : «Lorsque tu paies, tu as voix au chapitre». Vous ne saviez pas qu’en démocratie c’est le contribuable qui a droit au chapitre, pas le citoyen? Cette phrase laisse en plus entendre que les étudiant.e.s ne sont pas des contribuables. Pourtant avec toute la sangria qu’ils et elles boivent, et les téléphones interactifs qu’ils et elles achètent, les étudiant.e.s doivent bien payer des sommes énormes en taxes!

En 2012, c’était Isabelle Maréchal qui prétendait que «Notre crise du carré rouge se fait en ce moment sur le dos de la majorité silencieuse, celle qui travaille, prend le métro et paie ses comptes». Tout d’abord, je ne savais pas que les gens qui prennent le métro font partie d’une majorité. Non seulement cette définition élimine les personnes qui habitent l’extérieur de la région montréalaise, dont Québec, mais, même en acceptant que le Québec se limite à cette seule région, cela contredit les données de la dernière enquête Origine-Destination 2013 (voir la page 21) qui montre que à peine 16,3 % des déplacements en heure de pointe du matin se font en transport en commun (pas nécessairement en utilisant le métro…) dans la région de Montréal, alors que 63,0 % d’entre eux se font en auto. Pire, le nombre de déplacements en transport en commun a augmenté de 8 % entre 2008 et 2013, alors que le nombre de déplacements en auto était 15 % plus élevé. Ensuite, je ne savais pas non plus que cette minorité était silencieuse. Quant à l’affirmation qu’elle paie ses comptes, on peut la relativiser quand on constate l’augmentation de l’endettement des ménages et la hausse des faillites au Québec! Finalement, je remarque que la majorité silencieuse qui parle pourtant beaucoup fait une véritable fixation sur le droit de contestation des étudiant.e.s…

Notre premier ministre Philippe Couillard aime bien lui aussi revendiquer l’appui de la majorité silencieuse (même s’il n’en fait manifestement pas partie) pour justifier son intransigeance dans les négociations avec les syndicats du secteur public, sans tenir compte que, en fait, «une majorité de Québécois soutenaient la position des syndicats et condamnaient la façon dont le gouvernement gérait les négociations». S’il ne parlait pas cette fois des étudiant.e.s, il imitait son prédécesseur libéral, Jean Charest, qui se reposait en 2012 sur la majorité silencieuse pour décider de son sort dans les élections du 4 septembre 2012, élections qui ont mis fin au conflit entre le gouvernement et le mouvement étudiant lorsque la majorité des personnes qui ont voté ont justement bruyamment envoyé le parti libéral sur les bancs de l’opposition (et Jean Charest à la retraite).

On ne s’étonnera pas que les partisans de Donald Trump se considèrent aussi comme des membres de la majorité silencieuse. Pourtant, il semble que la majorité, silencieuse ou pas, penche davantage du côté de Bernie Sanders! Même si cet avantage ne durait pas, on voit qu’il est bien présomptueux de se revendiquer d’une majorité qui n’est pas nécessairement silencieuse, mais toujours bien imprévisible.

Et alors…

Je reconnais bien ma perception de la majorité silencieuse, en fait de ceux qui se revendiquent de la majorité silencieuse, dans cette lettre parue il y a plus de trois ans dans La Presse, notamment dans ces extraits : «la majorité silencieuse relève du fantasme du populiste. C’est en fait une image virtuelle de la volonté populaire créée par les populistes. (…) Cela permet parfois, par phénomène d’identification, de rendre l’idée plus populaire. (…) Se référer à la majorité silencieuse est non seulement démagogique, mais c’est aussi une façon efficace de manipuler les foules».

Des nombreuses manifestations de l’utilisation de l’expression honnie du jour, je retiens aussi de fréquentes mauvaises interprétations de ce qu’est une majorité et de la notion de silence… J’ai aussi appris grâce à Wikipédia que le concept de «majorité silencieuse» est un enthymème (on ne rit plus), c’est-à-dire un «syllogisme rigoureux, mais qui repose sur des prémisses seulement probables et qui peuvent rester implicites». Le texte de wiki poursuit en mentionnant que cette expression repose entre autres sur l’hypothèse que «Ceux qui n’ont dit mot consentent à l’état actuel des choses», alors que ce postulat est «seulement probable, possible, ou souhaité par l’orateur». Ce souhait se transforme alors en certitude et en argument d’autorité sophistique du type argumentum ad populum, soit «une idée ou une affirmation [qui] serait acceptée comme vraie parce qu’un nombre important de personnes la considère (ou la considérerait) comme vraie».

Cela dit, l’expression du jour a-t-elle déjà convaincu quelqu’un de changer d’idée? J’en doute! Alors, j’exhorte les personnes qui n’ont comme seul argument que de prétendre faire partie de la majorité silencieuse à faire ce que la majorité silencieuse est censée faire, soit de se taire!

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11 commentaires leave one →
  1. Mathieu Lemée permalink
    2 janvier 2016 7 h 36 min

    Cette expression de la « majorité silencieuse » est bien commode d’usage pour ceux qui pensent dans l’absolu alors qu’ironiquement elle renvoie à un concept flou qui n’a rien de tangible dans les faits.

    Aimé par 1 personne

  2. vlafortune permalink
    2 janvier 2016 12 h 03 min

    ha ha ha! Savoureux! Merci Jeanne!

    Aimé par 1 personne

  3. benton65 permalink
    2 janvier 2016 18 h 05 min

    Dans le même sens, il y a cette expression qui me tape sur les nerfs: « Il dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. »
    Ce à quoi je réponds: « Si justement le monde le pense tout bas, c’est que c’est sûrement une basesse! »

    Aimé par 2 personnes

  4. 2 janvier 2016 18 h 13 min

    Moi aussi, mais j’en ai déjà parlé! 😉

    https://jeanneemard.wordpress.com/2012/03/30/dire-tout-haut-ce-que-les-autres-pensent-tout-bas/

    Sauf, que je n’ai pas pensé à cette réplique pertinente!

    Aimé par 1 personne

  5. 2 janvier 2016 18 h 14 min

    Je viens de constater que tu avais fait la même remarque à l’époque! Au moins, tu es cohérent!

    https://jeanneemard.wordpress.com/2012/03/30/dire-tout-haut-ce-que-les-autres-pensent-tout-bas/#comment-13703

    Aimé par 2 personnes

  6. benton65 permalink
    2 janvier 2016 18 h 15 min

    C’est que malheureusement, je l’utilise souvent….

    Aimé par 2 personnes

  7. Richard Langelier permalink
    3 janvier 2016 11 h 29 min

    J’avais l’impression que Richard Nixon avait utilisé cette expression en premier. https://fr.wikipedia.org/wiki/Majorit%C3%A9_silencieuse remonte plus loin. Toujours est-il que lorsque les membres de cette majorité silencieuse ont vu leur fils mourir en direct à «Good morning America», ils se sont opposés à la guerre du Vietnam. Depuis CNN a beau être sur place, l’armée américaine ne laisse pas tout filmer, tant s’en faut.

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  8. 3 janvier 2016 12 h 24 min

    « l’armée américaine ne laisse pas tout filmer»

    C’est le moins qu’on puisse dire!

    Aimé par 1 personne

  9. Richard Langelier permalink
    3 janvier 2016 16 h 57 min

    Les armes de destruction massives, Colin Powell nous les avait montré avant la guerre (sans trop de conviction). Il n’était pas nécessaire de nous les montrer après.

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