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Pour la survie du journalisme

11 janvier 2016

journalismeLes Journalistes Pour la survie du journalisme, sous la direction de Pierre Cayouette et Robert Maltais, contient 21 textes de journalistes et enseignants dans le domaine qui s’interrogent sur la situation actuelle et sur l’avenir du journalisme et des journalistes. Comme je le fais souvent, je vais tenter de résumer brièvement les thèmes abordés dans chacun de ces textes.

Avant-propos : Pierre Cayouette commence ce livre avec une citation percutante : «Mon inquiétude unique devant le journalisme actuel, c’est l’état de surexcitation nerveuse dans lequel il tient la nation […] Aujourd’hui, remarquez quelle importance démesurée prend le moindre fait […] Quand une affaire est finie, une autre commence. Les journaux ne cessent de vivre dans cette existence de casse-cou. Si les sujets d’émotion manquent, ils en inventent». Ordinaire, cette citation? Je l’ai qualifiée de percutante parce qu’elle vient de Émile Zola qui l’a écrite en 1888! Et elle amorce bien ce livre.

Introduction : Robert Maltais présente chacun des textes de ce livre.

Chapitre 1 – L’état de la profession

Le journalisme international en bouleversement : Marc Laurendeau aborde la question du journalisme international : compressions budgétaires, remplacement des correspondants et envoyés spéciaux par des pigistes, tarifs insuffisants, prise de danger croissante, etc. Heureusement, d’autres formes de journalisme prennent le relais…

Le journalisme d’enquête à l’ère numérique : Alain Saulnier se réjouit des résultats éclatants du journalisme d’enquête au cours des dernières années, mais se désole de la tendance récente au manque de collaboration entre les journalistes de différents médias qui tentent plutôt de protéger leur marché. Mais, lui aussi termine son texte sur une note d’espoir, soulignant le bon travail de quelques médias numériques indépendants.

La rapidité avant la véracité des faits : Gilbert Lavoie montre à quel point les besoins générés par les canaux d’information en continu, puis par les réseaux sociaux et les versions numériques des médias, ont accéléré le traitement des nouvelles. Mais, ce qu’on gagne en vitesse, on le perd en véracité (on n’a plus le temps de vérifier) et en profondeur.

Le journalisme judiciaire : cultiver la distance : Yves Boisvert explique que la chronique judiciaire endure encore moins bien la vitesse que d’autres types d’information. D’une part, la justice est lente et, d’autre part, elle exige encore plus de recul, d’esprit critique et de mise en perspective.

Le journalisme scientifique : le parent pas très riche des médias : Yanick Villedieu fait le portrait de ce qu’il appelle le parent pauvre des médias, le journalisme scientifique. S’il bénéficie de quelques revues, émissions de radio et productions à la télévision, il demeure que la couverture scientifique des médias les plus populaires est plutôt mince et plus souvent qu’autrement superficielle et liée à des éléments spectaculaires (images de Pluton, par exemple, quand on ne consacre pas la une à des canulars, comme le supposé clonage réalisé par les raëliens) ou d’actualité (pandémies, réchauffement climatique, etc.), ou quand elle ne s’attarde pas à des anecdotes et à des nouvelles insolites. On y confond fréquemment des causes avec des corrélations, des hypothèses avec des faits, des publicités avec des recherches sérieuses.

Chapitre 2 – L’avenir de la profession

L’ADN du journalisme : en voie de mutation ou non ? : Lise Millette, la présidente de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, fait preuve d’un (trop?) grand optimiste, présentant les changements dans son milieu comme une évolution positive. Elle poursuit en soulignant l’importance de conserver un équilibre entre la liberté de presse (et d’expression) et la déontologie, et en mettant en garde contre le danger des conflits d’intérêts à l’intérieur des conglomérats qui possèdent les médias. Puis, elle termine sur une note optimiste!

Presse écrite : priorité à la quête du sens : Pierre Cayouette croit que l’avenir du journalisme écrit repose sur l’analyse, le journalisme d’enquête, l’approfondissement de la nouvelle et la vulgarisation, peu importe le mode de diffusion (papier, Internet, tablette ou autre).

Mediapart, un journal au cœur de la révolution numérique : François Bonnet raconte l’arrivée de Mediapart sur Internet, journal sans publicité, financé uniquement par des abonnements et qui fait pourtant ses frais depuis au moins quatre ans. Mediapart a été mis sur pied parce que ses fondateurs voulaient s’éloigner des journaux français qui appartiennent tous à des milliardaires d’autres secteurs de l’économie et demeurer libres de toute influence externe. «Seuls nos lecteurs peuvent nous acheter» clame-t-il bien fort.

Le grand dérangement numérique : plaidoyer pour un journalisme hacker : Jean-Hugues Roy retrace l’effet des derniers changements technologiques dans le monde de l’information et anticipe les prochains. Si les journalistes devront apprendre à utiliser de nouveaux outils, à programmer ou à coder leurs textes et surtout leurs échanges, le travail journalistique demeurera le même : trouver l’information, l’analyser et présenter les faits.

Radio et télévision : Des robots journalistes, des clones et quoi d’autre ? : Après avoir déploré lui aussi la vitesse de parution imposée par les médias numériques, Yvan Asselin examine les effets des changements à venir plus spécifiquement sur l’information radiophonique et télévisée. Lui aussi considère que l’acte journalistique ne changera pas, qu’il consistera toujours, selon Bryan Miles que l’auteur cite, à «colliger des informations, les hiérarchiser et analyser le réel dans le respect des règles déontologiques».

Le recours à la déontologie pour renouveler le journalisme : Robert Maltais avance (comme d’autres auparavant) que «le recours aux fondements de l’éthique, soit le respect de la déontologie, pourrait jouer un rôle salvateur dans le renouvellement du journalisme». Il présente pourtant de nombreux cas où les règles de déontologie n’ont pas été respectées.

Formation : miser sur les éléments fondamentaux du journalisme : Jean-Claude Picard insiste sur l’importance de la formation en journalisme et en propose une version un peu différente de celle enseignée actuellement.

Les défis du journalisme au Québec : le rôle de l’État face à la crise de l’information : Dominique Payette revient sur quelques recommandations contenues dans le rapport du Groupe de travail sur le journalisme et l’avenir de l’information au Québec qu’elle a présidé, notamment sur l’importance de donner une plus grande autonomie aux journalistes face à leur employeur, de promouvoir un réinvestissement dans la production de nouvelles locales et régionales, et d’adopter une loi sur le statut des journalistes professionnels.

Qui est journaliste ? : Constatant que ce ne sont pas que des journalistes qui informent la population et produisent des analyses (un peu plus et je me sentirais visé…), Thomas Kent se demande quelles caractéristiques distinguent les journalistes des autres producteurs d’information.

L’avenir du journalisme au Québec sera-t-il féminin ? : Line Pagé retrace l’évolution de la présence des femmes dans la profession, déplore qu’elles ne soient pas plus nombreuses dans des postes de direction (ainsi que dans les sports et dans des postes d’experts invités à commenter une nouvelle) et présente la vision spécifique et complémentaire qu’elles apportent dans le choix et le traitement des sujets abordés dans les médias.

Chapitre 3 – Le point de vue de la jeune génération

L’ère numérique, l’ère du vide ? : Gabrielle Brassard-Lecours raconte ses expériences depuis la fin de sa formation (une maîtrise en journalisme international), dont les effets des compressions à Radio-Canada et son engagement dans un média numérique progressiste, Ricochet.

L’avenir est au transmédia : Thomas Gerbet fait également part de la précarité des emplois pour les jeunes journalistes, déplore les «guerres de clics» et la concurrence malsaine entre nos médias trop concentrés, puis présente sa vision de l’avenir du journalisme (revenir à l’essentiel).

Pourquoi je ne serai pas journaliste : N’ayant pas réussi à percer comme comédienne après avoir étudié dans ce domaine, Maia Loinaz a obtenu avec grand succès un diplôme en journalisme. Malheureusement, elle est arrivée dans ce domaine alors que le secteur subissait compression après compression. Sans regretter son choix, elle a décidé de chercher ailleurs…

Rien n’a changé : Philippe Teisceira-Lessard avance que, malgré les malheurs qui se succèdent dans le monde du journalisme et les nombreux changements qui s’y vivent, le journalisme demeurera le même métier qu’auparavant.

Le privilège de participer à une révolution : Maryse Tessier nous fait part de son expérience quotidienne comme responsable des médias sociaux à La Presse +.

En guise de conclusion : journalistes, médias et société : «(…) on surestime toujours les effets à court terne des technologies et on les sous-estime à long terme». Cette phrase citée par Florian Sauvageau résume bien l’esprit de son texte. Les données les plus récentes sur le support utilisé pour consulter les médias semblent indiquer qu’on est arrivé au long terme (les effets sont plus forts qu’on le pensait), notamment en raison de la hausse spectaculaire de l’utilisation du téléphone interactif.

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Je suis un peu indécis… Comme tous les livres écrits par plusieurs auteurs sur un même sujet, les répétitions sont nombreuses, mais cette fois elles le sont dans un même contexte, sans aucune valeur ajoutée. Certains textes m’ont semblé carrément présomptueux, par exemple, ceux qui mentionnent les conflits d’intérêts des autres (surtout en raison de la concentration des médias), les raccourcis qu’imposent la vitesse exigée pour devancer les concurrents et satisfaire la demande des émissions en continu et des versions web des médias, les manques déontologiques de quelques brebis galeuses (quand même assez nombreuses!), les informations insuffisamment vérifiées, tout en affirmant que les journalistes sont les seuls qui savent transmettre de l’information grâce à leur code de déontologie et leur sens de l’éthique, dont on vient de souligner les lacunes à grands traits…

Je suis indécis, car on trouve tout de même dans ce livre des textes bien présentés et qui savent retenir notre intérêt. Le sujet est aussi très accrocheur : qui n’est pas intéressé par les médias, leur contenu, les embûches qui s’y trouvent, les changements qu’on y vit, les compressions qu’ils subissent, la pression que ses artisans endurent et le rôle prépondérant qu’ils occupent dans notre société? Ne serait-ce que pour cela, je ne regrette nullement de l’avoir lu.

5 commentaires leave one →
  1. 11 janvier 2016 13 h 42 min

    Un discours du grand journaliste John Swinton lors d’un banquet à New York:
    « Il n’existe pas, à ce jour, en Amérique, de presse libre et indépendante. Vous le savez aussi bien que moi. Pas un seul parmi vous n’ose écrire ses opinions honnêtes et vous savez très bien que si vous le faites, elles ne seront pas publiées. On me paye un salaire pour que je ne publie pas mes opinions et nous savons tous que si nous nous aventurions à le faire, nous nous retrouverions à la rue illico. Le travail du journaliste est la destruction de la vérité, le mensonge patent, la perversion des faits et la manipulation de l’opinion au service des Puissances de l’Argent. Nous sommes les outils obéissants des Puissants et des Riches qui tirent les ficelles dans les coulisses. Nos talents, nos facultés et nos vies appartiennent à ces hommes. Nous sommes des prostituées de l’intellect. Tout cela, vous le savez aussi bien que moi ! »

    Et ce banquet à eu lieu le 25 septembre 1880!

    Aimé par 3 personnes

  2. 11 janvier 2016 17 h 39 min

    Je crois avoir déjà lu cette citation. Je pense que même si cette citation s’applique en bonne partie au Québec, la situation y est quand même un peu moins dramatique qu’aux États-Unis.

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  3. Raymond Lutz permalink
    12 janvier 2016 11 h 51 min

    Il aurait été plus intéressant d’assigner ces journaliste-essayistes à un forum online ou un wiki pour échanger leur points de vue, débattre et commenter. Puis après un curateur (ou le public) fait une synthèse des grand courants. Sous cette forme, ça fait un peu salmigondis.

    En tentant de retrouver un essai de Joichi Ito, j’ai plutôt croisé ceci, qui est court (60 pages) et pas mal pertinent (TLDR):

    We Media We Media; How audiences are shaping the future of news and information
    By Shayne Bowman and Chris Willis; Commissioned by The Media Center at The American Press Institute.

    Cliquer pour accéder à we_media.pdf

    Essentiellement, un journal est une communauté. Une communauté se bâtit sur un réseau de confiance (ou méfiance). Inextricablement liée à l’émergence des nouvelles formes de journalisme est la question (techniquement irrésolue) des trust metrics sur le net et son corollaire, l’authentification de l’identité et la (non) protection de l’anonymat.

    Des questions qui doivent être abordées par des gens possédant une solide base en journalisme, sociologie, réseautique et cryptographie. 😎

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  4. Richard Langelier permalink
    21 janvier 2016 3 h 23 min

    Le seul fait de diviser la réalité en «actualité» me semble réducteur. Pourtant, je bois mon premier café en lisant la version papier de «mon petit journal nationaliste et clérical préféré fondé par Henri Bourassa», pour reprendre l’expression d’un ex-coloc. Je me fais même un devoir de regarder le Téléjournal: «Moyen-Orient? Le réalisateur me dit qu’on n’a pas la communication. Donc, on s’en va à la Chambre des Communes. D’autre part, un autobus est tombé dans un ravin en Espagne, les marchés exigent X% pour les obligations de 25 ans de tel pays, etc.» Michel Freitag comparait le téléspectateur à l’oeil de la mouche qui essaie de faire la synthèse après que chaque cellule ait reçu un signal.

    Cette semaine, des amis facebookiens péquistes ont reproduit l’article http://affaires.lapresse.ca/economie/canada/201601/18/01-4941007-revenu-disponible-les-quebecois-au-bas-de-la-liste.php pour dénoncer le gouvernement Couillard. Lorsque des données semblables étaient présentées sous un gouvernement péquiste, tout un chacun s’empressait à défendre le modèle québécois: «L’important était alors de démontrer qu’avec nos impôts, nous avons de meilleurs services que dans les autres provinces».

    Conclusions provisoires:
    – l’imprimerie a permis une diffusion des connaissances dans un contexte d’idéal de recherche de la connaissance de la réalité. Cet idéal n’a pas toujours été visé, tant s’en faut. En général, je fais plus confiance à l’auteur qui a mis 3 ans pour écrire un livre qu’au journaliste qui a une heure de tombée.
    – est-ce qu’un code de déontologie sérieux aurait permis à mes neurones de ne pas avoir subi Denise Bombardier lors de sa carrière à Radio-Canada?

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