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La propriété intellectuelle et la part des revenus de travail

16 janvier 2016

Propriété intellectuelleJe me demande depuis quelques années pourquoi Statistique Canada a ajouté en 2013 un nouveau composant au PIB selon les dépenses, composant qui fait partie de la «Formation brute de capital fixe» (ce qu’on appelle habituellement les «investissements») et qui porte le nom «Produits de propriété intellectuelle» (voir par exemple la ligne 12 de ce tableau). Avant 2013, les investissements n’étaient composés que des bâtiments résidentiels, des bâtiments non résidentiels et des machines et matériels. Que venait faire cet ajout et où était-il comptabilisé auparavant? C’était pour moi bien mystérieux, d’autant plus que la définition de Statistique Canada apporte peu de lumière :

«Les produits de propriété intellectuelle sont le résultat d’activités de recherche, de développement, d’étude ou d’innovation menant à des connaissances que les responsables du développement peuvent mettre en marché ou utiliser à leur avantage dans le processus de production, l’utilisation des connaissances étant restreinte par une protection juridique ou autre. Les connaissances peuvent constituer un produit autonome ou être intégrées dans un autre produit. Dans ce dernier cas, le produit englobant les connaissances voit son prix augmenter par rapport à un produit similaire sans ces connaissances intégrées. Les connaissances demeurent un actif tant que leur utilisation peut créer une forme de bénéfice monopolistique pour leur propriétaire. Lorsqu’elles ne sont plus protégées ou qu’elles deviennent périmées par suite de nouveaux progrès, elles cessent d’être un actif.»

Si cette définition aide à savoir de quoi on parle, elle ne nous dit pas où ces sommes étaient auparavant comptabilisées. Il ne s’agit pourtant pas d’un poste du PIB anodin, car ces produits représentaient en 2014 une somme de plus de 9,7 milliards $ au Québec (dont 75 % venaient des entreprises et 25 % du gouvernement), soit 12,6 % des investissements totaux ou 2,6 % du PIB.

J’en étais là dans mon questionnement quand j’ai entrepris la lecture d’une étude de Dongya Koh, de l’University of Arkansas, Raül Santaeulàlia-Llopis de la Washington University in St. Louis et Yu Zheng City de l’University of Hong Kong intitulée Labor Share Decline and the Capitalization of Intellectual Property Products (Le déclin de la part des revenus de travail et la capitalisation des produits de propriété intellectuelle). J’ai alors appris que les États-Unis avaient apporté en 2013 le même changement qu’au Canada en incorporant les produits de propriété intellectuelle (PPI) dans le calcul du PIB. Mais, plus encore, je suis tombé sur le derrière en apprenant que cette étude conclut que la capitalisation des produits de propriété intellectuelle explique la totalité de la baisse de la part des revenus de travail sur le PIB aux États-Unis depuis 65 ans!

L’étude

Même si l’ajout des PPI au PIB ne date que de 2013, l’organisme responsable de la diffusion des données sur le PIB aux États-Unis a diffusé des séries historiques les comprenant. À l’aide de ces données, les auteurs ont estimé que la part des revenus de travail est passée de 67,8 % à 60,4 % entre 1947 et 2013, une baisse de 7,4 points de pourcentage ou de 10,9 %.

L’incorporation des PPI au PIB a permis aux auteurs de calculer son impact spécifique sur l’évolution de la part des revenus de travail sur le PIB. Cet impact peut aussi bien résulter de l’amortissement de ces produits (par exemple, la valeur d’un logiciel diminue de 30 à 35 % par année) que de la croissance de la valeur des investissements dans ces produits. Pour faire une histoire courte, je résumerai la première partie de l’étude (très technique) en mentionnant que l’amortissement n’a pas eu d’impact significatif sur l’évolution de la part des revenus de travail sur le PIB, mais que la croissance de la valeur des investissements dans ces produits en a eu un énorme.

Propriété intellectuelle1Le graphique ci-contre présente l’évolution de la part des revenus de travail sur le PIB en considérant ou pas les PPI. La ligne bleue montre l’évolution de cette part en tenant compte de tous les éléments du PIB, tandis que la ligne jaune-orangé est établie en ne considérant pas les PPI. On voit clairement que la tendance sans les PPI (de 1947 à 2010, sans considérer la forte baisse des trois dernières années) ne montre aucune baisse significative, tandis que la tendance globale est fortement baissière (et le serait encore plus si la forte baisse des trois dernières années avait été considérée). En fait, la part des revenus provenant des PPI au cours de cette période est passée de 1,1 % du PIB en 1948 à 6,8 % en 2010 et explique presque l’entièreté de la baisse de la part des revenus de travail au cours de cette période.

Par la suite, les auteurs décomposent les investissements en PPI selon différents facteurs pour tenter de trouver leur responsabilité spécifique à la baisse de la part des revenus de travail.

Propriété intellectuelle2– selon le type de PPI : Les auteurs examinent ici trois types de PPI, soit les investissements en recherche et développement, en logiciels et en droits d’auteur (littérature, cinéma, musique, etc.). Le graphique ci-contre montre que la part des investissements en droits d’auteur (ligne bleue pâle pas très claire au bas du graphique) sur les investissements totaux est demeurée assez stable tout au long de la période. Ils représentaient environ 10 % des PPI en 2013, en forte baisse par rapport au début de la période (environ 25 %). La part des investissements en recherche et développement (ligne rougeâtre) sur les investissements totaux a fortement augmenté entre 1947 et la fin des années 1960 pour demeurer assez stable par la suite. Par contre, son pourcentage des PPI est passé d’un sommet de 84 % des investissements en PPI dans les années 1960 à seulement 50 % en 2013. Les investissements en logiciels (ligne verte), bien sûr nuls jusqu’au début des années 1960, ont atteint 40 % des investissements en PPI en 2013.

L’impact de ces investissements sur la part des revenus de travail sur le PIB a évolué sensiblement de la même façon. En 2013, les investissements en recherche et développement causaient environ 57 % de la baisse de cinq points de pourcentage de cette part sur le PIB, ceux en logiciels environ 30 % et ceux en droits d’auteur artistiques entre 10 et 15 %.

– selon le secteur privé et gouvernemental des PPI :

Alors que la proportion des investissements en PPI était identique entre les secteurs privé et gouvernemental jusqu’à la fin des années 1960, la proportion du secteur privé atteignait 77 % du total en 2013. Ce gain s’explique en partie par une plus forte croissance des investissements en recherche et développement dans le secteur privé, mais surtout par sa plus grande part des investissements en logiciels. De même, environ 73 % de la baisse de la part des revenus de travail sur le PIB due aux investissements en PPI s’explique par ces investissements dans le secteur privé.

– selon les industries :

Cette section de l’étude étant complexe, je me contenterai de souligner ses points saillants. Le secteur manufacturier est responsable de plus de 45 % de la baisse de la part des revenus de travail sur le PIB due aux investissements en PPI, secteur suivi par celui de l’information (qui comprend notamment l’édition de logiciels, les télécommunications, la production cinématographique et la télédiffusion) et le commerce de détail qui suivent avec environ 15 % de cette baisse chacun. Les auteurs expliquent entre autres le rôle prépondérant du secteur manufacturier en investissements en PPI par le fait qu’il a externalisé (notamment en Chine) une grande partie de ses activités de production (intensives en main-d’œuvre), mais a continué à effectuer ses activités de recherche et développement aux États-Unis.

Les deux industries manufacturières qui ont le plus fait diminuer la part des revenus de travail sur le PIB sont celles de la fabrication de produits informatiques et électroniques (35 %!) et de la fabrication de produits chimiques, qui comprend la fabrication de produits pharmaceutiques (12 %). Cela montre que ces deux industries sont responsables de plus de 100 % de la responsabilité des investissements du secteur manufacturier en PPI sur la baisse de la part des revenus de travail sur le PIB (47 % par rapport à 45 %), et que, en conséquence, les investissements des autres industries du secteur manufacturier en PPI ont au contraire fait légèrement augmenter la part des revenus de travail sur le PIB!

Comme moi, les auteurs s’étonnent du fait que les investissements en PPI du secteur financier n’ont pas du tout contribué à la baisse de la part des revenus de travail sur le PIB. Cela s’explique par le fait que la part de ce secteur en investissements en PPI n’a pas augmenté au cours de la période étudiée.

Autres défis et conclusion des auteurs

Les auteurs notent que certains investissements en PPI ne sont pas comptabilisés. Ils mentionnent les marques de commerce (qui servent parfois de moyen pour déplacer des profits dans les paradis fiscaux lorsqu’une entreprise paye à une de ses filiales des redevances pour avoir le droit d’utiliser son nom…), la valeur de l’organisation des entreprises et quelques autres types de PPI. Les études sur cette question estiment que ces éléments représentent entre 25 % et 60 % de la valeur totale des investissements en PPI.

Cette imprécision de la «valeur» de ces investissements montre la nécessité de pouvoir obtenir des données plus précises sur les investissements en PPI. Chose certaine, le rôle des investissements en PPI est majeur dans la répartition des revenus entre le capital, dont les PPI, et le travail.

Et alors…

Je ne suis pas certain d’avoir réussi à montrer toute l’importance de cette étude. En la lisant, je ne cessais de m’étonner des conséquences de cette étude. J’ai lu de nombreux textes sur la baisse de la part des revenus de travail sur le PIB, mais jamais, de mémoire, on n’avait mentionné le rôle primordial des investissements en PPI dans ce processus.

Cette étude a quand même quelques faiblesses. En regardant le premier graphique de ce billet, on notera que, s’il est vrai que la part des revenus de travail sur le PIB a diminué entre 1953 et 1966 (environ), la hausse subséquente a fait en sorte que le sommet de toute la période étudiée a été atteint vers 1971. D’ailleurs, la plupart des analyses que j’ai lues sur ce sujet mentionnent les années 1970 comme le début de la baisse de la part des revenus de travail sur le PIB. En reculant ce début de plus de 20 ans, les auteurs parviennent à expliquer l’entièreté de cette baisse par la croissance des investissements en PPI, résultat qui n’aurait pas été atteint en commençant la période utilisée au début des années 1970. D’ailleurs, s’il s’agissait du seul facteur en jeu, comment expliquer la hausse spectaculaire de la part des revenus de travail sur le PIB entre 1966 et le début des années 1970? Cela montre clairement que bien d’autres facteurs influencent le niveau de cette part, à la hausse comme à la baisse. Le fait que les auteurs aient en plus négligé l’impact de la forte baisse des trois dernières années semble aussi montrer qu’ils tenaient absolument à ce que les investissements en PPI expliquent à eux seuls la baisse de la part des revenus de travail sur le PIB, même s’il est évident que d’autres facteurs sont à l’origine de cette baisse récente.

Autre déception, l’étude ne mentionne nullement les raisons de l’augmentation des investissements en PPI. On n’y parle pas de la hausse de la durée des droits d’auteur ni de l’élargissement des domaines brevetables (notamment au vivant) au cours de cette période (voir par exemple ce billet). On n’y dit pas non plus que ces nouveaux avantages font maintenant partie des ententes internationales, ni qu’ils découlent de décisions que nous pourrions décider de renverser.

Malgré ces réserves, on ne peut nier la pertinence de cette étude. On peut aussi s’inquiéter pour l’avenir, car la croissance du PIB repose de plus en plus sur des domaines où les revenus sont élevés, mais où la présence de la main-d’œuvre est relativement faible. Le propriétaire de Facebook a fait fortune à une vitesse folle justement parce que son entreprise a peu de frais variables, mais des recettes énormes basées en premier lieu sur la propriété intellectuelle de son produit et sur les informations qu’elle vend. Bref, le gain de la part des revenus totaux par le capital n’a plus du tout la même forme qu’il avait du temps de Marx et il est important de le réaliser pour avoir une possibilité de combattre ses conséquences.

7 commentaires leave one →
  1. benton65 permalink
    16 janvier 2016 15 h 29 min

    C’est dans la tendance que l’on accorde de plus en plus de place aux entreprises par rapport à l’individu….

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  2. 16 janvier 2016 16 h 21 min

    C’est surtout l’extension du concept du droit de propriété qui me dérange, ce qui n’est pas contradictoire avec ton commentaire.

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