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Penser tout haut l’économie avec Keynes

1 février 2016

KeynesAvec le livre Penser tout haut l’économie avec Keynes, Paul Jorion vise à revisiter l’œuvre de John Maynard Keynes pour lui apporter des modifications et des compléments là où il le juge nécessaire.

Première partie : formation et premiers écrits

1. Bloomsbury et la Première Guerre mondiale : Sans être le moins du monde artiste, Keynes a fait partie d’un des groupes d’artistes les plus flamboyants de son époque, le Groupe de Bloomsbury dont Virginia Woolf fut la plus connue des membres. C’est à cette époque, en 1919, qu’il écrit Les conséquences économiques de la paix, livre dans lequel il fait cette prévision célèbre malheureusement juste : «Si nous cherchons délibérément à l’appauvrir [l’Allemagne], j’ose prédire que la vengeance sera terrible». Mathématicien et philosophe de formation, ce n’est que par la suite qu’il s’intéresse vraiment à l’économie, même s’il enseignait cette matière (de façon orthodoxe) depuis 1908, ayant cédé aux pressions de Alfred Marshall.

2. Le scepticisme de Keynes à l’égard des mathématiques : Dans son Traité sur la probabilité, écrit de 1906 à 1914, mais publié en 1921, Keynes rejette toute possibilité de faire des prévisions valables en économie en raison du trop grand nombre de variables justement imprévisibles (j’endosse!). Il ajoutera en 1936 que «Une portion trop importante de la théorie économique «mathématique» récente n’est que concoctions, aussi imprécises que les hypothèses initiales sur lesquelles elles reposent, ce qui permet à l’auteur de perdre de vue les complexités et les interdépendances du monde réel dans un labyrinthe de symboles prétentieux et n’aidant en aucune manière à la compréhension». J’adore! Et, pourtant, on ne tient toujours pas compte de cet argument pertinent de nos jours dans l’économie orthodoxe.

3. La croisade de Keynes contre l’étalon-or : Pour Keynes, l’étalon-or est une relique barbare, survivance d’une époque où on ne comprenait pas le fonctionnement de la monnaie (cette remarque est pour moi toujours d’actualité, face aux gens, à gauche comme à droite, qui voudraient qu’il soit rétabli). Ce chapitre aborde aussi les positions de Keynes sur l’inflation, la rigidité des salaires et la spéculation.

4. Keynes, un socialiste loup solitaire : Ce court chapitre porte sur les appuis politiques de Keynes. Se disant socialiste, il rejette pourtant le parti travailliste, pas assez universel à son goût. Il appuiera plutôt le parti libéral, formant à lui seul son aile socialiste! Il cherchait «un système social qui serait efficient à la fois sur le plan économique et sur le plan moral».

5. L’URSS : l’enfer préfigurant le paradis ? : Keynes pourfend le soviétisme, ne le trouvant pas efficace ni sur le plan économique ni sur le plan moral. Le chapitre aborde aussi son dédain du marxisme «faux sur le plan scientifique mais aussi dénué d’intérêt ou d’application pratique dans le monde moderne».

6. Le capitalisme est une caricature du darwinisme : Keynes n’est pas plus tendre envers le laisser-faire, l’utilitarisme de Bentham (philosophie à la base de l’économie classique et néoclassique), la rationalité de l’homo œconomicus et la main invisible de Adam Smith. Malheureusement, il serait un peu long de présenter ici les remarques suaves de Keynes sur ces sujets. Disons seulement qu’il souligne que ces trois concepts faisaient bien l’affaire des milieux des affaires…

7. Keynes utopiste : Ce chapitre aborde certains écrits non théoriques de Keynes, comme ses Perspectives économiques pour nos petits-enfants. Le moins qu’on puisse dire, c’est que Keynes avait raison de remettre en question les qualités prédictives de l’économie, car c’est dans ce texte où il tentait de prévoir l’avenir lointain de l’économie qu’il s’est le plus trompé!

8. Genèse du multiplicateur : C’est dans un texte partisan écrit pour le parti libéral que Keynes parle pour la première fois de l’effet multiplicateur (créer un emploi entraîne la création d’autres emplois, par exemple), concept qui a été approfondi par un de ses étudiants, Richard Kahn. Ce concept est encore utilisé de nos jours, même par les économistes orthodoxes. On se rappellera à ce sujet l’aveu d’Olivier Blanchard, alors économiste en chef du FMI, d’avoir mal calculé le multiplicateur des mesures d’austérité en Europe, alors qu’un bon calcul aurait mené le FMI à ne pas recommander ce genre de mesures.

9. Où Keynes dit tout sur l’argent : Le principal apport de Keynes sur la monnaie est d’avoir contredit le dogme néoclassique prétendant que l’épargne et l’investissement sont toujours égaux. Selon Jorion, Keynes n’a jamais été précis sur la question de la création de monnaie ex nihilo par les banques, la contestant dans son Traité de la monnaie, puis l’ignorant presque par la suite. Pour Jorion, ce concept est une supercherie. Pour parler de création de monnaie ex nihilo, il faut confondre l’argent, la monnaie et les reconnaissances de dettes, qui sont des marchandises.

10. Keynes dénonce la logique comptable : Dans ce court chapitre, Jorion mentionne que Keynes était contre la libre mobilité internationale des capitaux. Il ridiculisait aussi l’utilisation de la logique comptable, ce qui nous a valu une de ses citations que je préfère : «La même règle autodestructrice du calcul financier régit tous les aspects de l’existence. Nous détruisons la beauté des campagnes parce que les splendeurs de la nature, n’étant la propriété de personne, n’ont aucune valeur économique. Nous serions capables d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne rapportent aucun dividende».

Deuxième partie : La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936)

11. Genèse et gestation de la Théorie générale : Pour Jorion, La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie est un livre rempli de perles, mais bâclé, car contenant trop de concessions à l’école classique et de formulations approximatives.

12. Keynes et le mystère du taux d’intérêt : L’auteur présente dans ce chapitre la façon dont lui-même et Keynes expliquent la formation des taux d’intérêt. De façon simplifiée, pour Keynes, le taux d’intérêt pour lequel nous sommes disposés à prêter dépend de notre propension à consommer (et donc à épargner) et de notre préférence pour la liquidité qui «apaise notre inquiétude». Dit autrement, «la prime que nous exigeons pour que nous acceptions de nous séparer de notre argent est la mesure du degré de notre défiance». Cela dit, ce calcul étant complexe, nous prendrons notre décision selon les conventions établies (les taux offerts) et notre esprit animal, soit en fonction de nos émotions plutôt que selon notre rationalité, comme la théorie classique le prétend. L’auteur poursuit en montrant une contradiction entre cette explication de Keynes et d’autres parties de son livre. Il termine ce chapitre, le deuxième plus long du livre, en abordant le concept de la trappe à liquidité, concept qui fut bien utilisé ces dernières années.

13. L’énigmatique brouillon du «chapitre 5» : Après le départ de Lydia Lopokova, l’épouse de Keynes, de son domicile pour une maison de retraite en 1976, on a découvert de nombreux écrits non publiés de Keynes, notamment une ébauche d’un chapitre portant sur le taux d’intérêt allant beaucoup plus loin que la préférence pour la liquidité. L’auteur propose quelques hypothèses qui expliqueraient que Keynes ait décidé de ne pas l’inclure dans la version finale de la théorie générale. Ces hypothèses basées sur rien de tangible me semblent bien gratuites et sans grand intérêt.

14. L’explication du prix par le rapport de force : Keynes, comme les classiques, attribuait beaucoup d’importance à la rareté dans la fixation des prix (et des salaires). Comme l’indique le titre de ce chapitre, l’auteur considère plutôt que le rapport de force entre les acheteurs et les vendeurs est bien plus concluant à cet égard.

15. Mécanismes de formation des prix combinés : Dans le plus long chapitre du livre, l’auteur poursuit sur le thème des facteurs influençant la formation des prix et des salaires : le risque, le temps (pour vendre, par exemple), la spéculation, les coûts de production, la concurrence, les taux d’intérêt, etc. Comme ce chapitre porte plus sur les thèses de l’auteur que sur celles de Keynes, je ne m’y attarderai pas.

Troisième partie : Keynes dans le siècle

16. Keynes et la monnaie : Keynes distinguait trois types de monnaie : la monnaie-marchandise (comme des pièces d’or, où l’échange devient un troc entre la valeur du métal et la marchandise achetée), la monnaie gérée (en billets ou pièces sans valeur intrinsèque, mais basée sur des réserves d’un métal, soit le concept d’étalon-or) et la monnaie fiduciaire (comme la monnaie gérée, mais sans étalon-or). Si Keynes rejetait l’étalon-or pour un pays (comme on l’a vu auparavant), il était encore plus véhément envers l’utilisation de l’or pour équilibrer les échanges internationaux, car ce système avantage de façon indécente les pays qui ont la chance d’avoir des mines d’or sur leur territoire et les pays en croissance. Ce chapitre porte aussi sur l’utilisation des taux d’intérêt pour attirer des capitaux et sur la position que défendit Keynes lors des négociations de Bretton-Woods en 1944. Il visait entre autres à interdire les déplacements de capitaux ne visant qu’à l’évitement fiscal. Si sa position avait prévalu, il ne pourrait pas y avoir de paradis fiscaux!

17. Bretton Woods : Keynes visait à Bretton-Woods à créer une monnaie supranationale, le bancor, «à laquelle les monnaies auraient été rattachées». Cependant, le rapport de force étant de façon démesurée du côté des négociateurs des États-Unis, ceux-ci réussirent à imposer leur solution, soit que le dollar américain serve de monnaie internationale et que celle-ci soit rattachée à un étalon-or. Or, servant de monnaie internationale, il fallait que les États-Unis émettent leur monnaie selon les besoins internationaux, et non selon les seuls besoins de leur pays. En conséquence, les échanges internationaux des États-Unis devaient être déficitaires. À la longue, la quantité de dollars explosa dans les autres pays qui exigèrent d’être «remboursés» en or. Les États-Unis remirent dans un premier temps de grandes quantités d’or, mais fermèrent le robinet en 1971, détachant leur dollar de l’étalon-or. Cela mit en quelque sorte fin aux accords de Bretton-Woods, qui n’ont toujours pas été remplacés à ce jour.

18. Keynes, les arts et les lettres : Keynes était réputé être un grand amant des arts. Jorion n’en est pas certain, en raison de l’aide qu’il apportait en premier lieu à ses amis artistes (et à sa femme ballerine) et de l’achat d’une peinture peu reconnue de Cézanne (!) prouvant selon lui le manque de connaissance de Keynes en la matière. C’est dans ce genre de jugement que l’auteur m’intéresse le moins. En effet, avant d’aider ses amis, Keynes les a choisis! Cela montre à tout le moins qu’il se sentait bien dans le milieu artistique. Mais, qu’importe que Jorion ait raison ou pas, son verdict repose sur des raisonnements pas du tout concluants.

19. Le style de Keynes : Avec un tel titre, je m’attendais à une analyse approfondie du style de Keynes, soulignant par exemple son utilisation fréquente de l’ironie ou de l’humour anglais. Mais, l’auteur base en fait la majeure partie de ce chapitre sur un extrait écrit d’une comparution devant un comité pour étudier la pertinence pour le gouvernement de créer une loterie d’État. Au lieu d’un témoignage d’«expert», Keynes a plutôt donné son opinion personnelle. Plus loin, l’auteur cite des observateurs du style de Keynes qui le qualifient d’arrogant, voire de grossier, ou de pur génie de l’argumentation.

Conclusion : Ni Marx ni Keynes : Dans ce chapitre, Jorion avance que l’œuvre de Keynes ne peut pas constituer un véritable changement de paradigme en économie pour deux raisons : la paresse de Keynes qui, selon lui, l’empêche d’offrir un tout cohérent, et l’absence de la notion de rapport de force notamment dans l’établissement des prix, des salaires et des taux d’intérêt. Au bout du compte, il reproche à Marx et à Keynes d’avoir tourné les coins ronds pour mettre de l’avant leurs objectifs respectifs, soit la révolution pour le premier et le plein emploi pour le deuxième.

Épilogue : Ce court épilogue de deux pages repose en bonne partie sur une citation de Joan Robinson, une ancienne étudiante de Keynes (et qui est devenue une innovatrice importante dans l’histoire de la pensée économique), qui considère que la principale faiblesse de la position de Keynes était qu’il excellait à comprendre les problèmes, mais qu’il éprouvait beaucoup de difficulté à comprendre comment les résoudre.

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Lire, mais pas en entier! Tant que le contenu du livre commente la pensée de Keynes, même en la critiquant, ce livre est d’un grand intérêt. Mais quand l’auteur profite de certains sujets pour développer sur des dizaines de pages (comme dans le chapitre 15, que, je le confesse, j’ai lu en diagonale tellement il ne m’intéressait pas) sur sa vision de l’économie, je décroche.

Si ce livre demeure intéressant à lire, une personne intéressée par la vie et l’œuvre de Keynes devrait plutôt lire Keynes et ses combats, du regretté Gilles Dostaler, livre beaucoup plus complet et intéressant. Par contre, celui de Jorion a le mérite d’être moins complaisant et plus centré sur les contributions de Keynes dans le domaine de l’économie.

Malgré les réserves que j’ai émises, je ne regrette nullement d’avoir lu ce livre (ni d’avoir pour une fois sauté une trentaine de pages!).

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