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La pauvreté selon l’Institut Fraser

17 février 2016

pauvreté-FraserNicolas Zorn m’a fait parvenir récemment le sommaire d’une «étude» de l’Institut Fraser intitulé An Introduction to the State of Poverty in Canada (Une introduction sur la situation de la pauvreté au Canada) dans laquelle les auteurs affirment que le taux de pauvreté au Canada a diminué considérablement au cours des dernières années, soit de 6,7 % à 4,8 % entre 1996 et 2009, ou de 15,2 % à 9,7 % entre 1996 et 2013, selon les données utilisées. Ayant des doutes, Nicolas me demandait si ces données étaient exactes. Je me suis dit que ce serait intéressant de regarder cette étude de plus près (pas seulement le sommaire) et d’en profiter pour lui répondre avec un billet.

Les données sur le faible revenu

Statistique Canada publie trois séries de données sur le faible revenu, mais tient à préciser qu’aucune d’entre elles ne peut être considérée comme une mesure de la pauvreté, car il est impossible de mesurer quelque chose qu’on ne peut pas définir. Or, il n’existe aucune définition ferme de la pauvreté.

L’Institut Fraser, de son côté, prétend pouvoir faire ce que Statistique Canada avoue être incapable de faire, soit de définir la pauvreté et de la mesurer. En fait, il n’accepte aucune des trois séries de données publiées par Statistique Canada, car il considère deux d’entre elles relatives (les seuils de faible revenu et la mesure de faible revenu) et l’autre trop généreuse (la mesure du panier de consommation). Il a donc décidé de créer son propre indicateur. Le graphique qui suit, tiré de la page numérotée 6 du document de l’Institut Fraser, montre les seuils pour 2013 des quatre indicateurs, celui de Fraser et les trois de Statistique Canada, pour des ménages habitant la région de Toronto.

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On remarque immédiatement que les seuils de la mesure inventée par l’Institut Fraser (les besoins de base ou basic needs poverty line dans le graphique) sont beaucoup plus bas que ceux des trois mesures de Statistique Canada, soit inférieurs de près de 40 % aux seuils de la mesure de faible revenu («low income measure») et même plus de 20 % inférieurs à la plus basse des mesures de Statistique Canada, soit les seuils de faible revenu («low income cut-off»). Notons que le sommaire du document de l’Institut Fraser utilise quand même les résultats du taux de faible revenu des seuils de faible revenu, parce qu’ils diminuent. Il s’agit pourtant de la mesure publiée par Statistique Canada la moins comparable dans le temps, comme on le verra bientôt.

Pour bien comprendre les écarts entre ces quatre mesures, il faut en premier lieu savoir ce qu’elles mesurent. Je vais donc résumer le fonctionnement de ces quatre mesures. J’invite les personnes qui veulent des explications plus poussées sur les trois mesures de Statistique Canada à consulter ce billet qui les définit plus en détail.

les besoins de base de l’Institut Fraser : les explications sur cette mesure sont contenues dans cet autre document. On y définit la pauvreté comme «[traduction] un état de privation grave, caractérisé par l’absence des biens de base nécessaires au bien-être physique à long terme». Le seuil de pauvreté est donc le prix d’un ensemble de biens et services essentiels à la survie. On peut voir la liste des catégories de ces biens au tableau 1 de ce document à la page numérotée 10. Elle contient des aliments, un logement locatif, des vêtements, le téléphone, des articles ménagers, le transport public, des soins de santé, des meubles et des frais divers. On notera toutefois en regardant le tableau que les sommes octroyées sont toujours inférieures à celles dépensées par les ménages du premier décile, soit du 10 % le plus pauvre (et même deux fois et demie moins élevée dans le cas du transport public). Bref, si ce ménage fait la folie de prendre de temps en temps une bière, ou s’il a un ordinateur ou un téléphone dit intelligent, tanpis pour lui, il ne lui restera plus assez de sous pour se procurer tous les biens de base qu’on y trouve et se retrouvera dans un état de privation grave…

– les seuils de faible revenu : dans cette mesure, une famille à faible revenu est celle qui consacre au moins 20 points de pourcentage de ses revenus de plus que la proportion moyenne des revenus des familles dépensées pour la nourriture, les vêtements et le logement. Le plus grand défaut de cette mesure (il y en a d’autres) est que le panier utilisé pour établir la proportion des dépenses pour la nourriture, les vêtements et le logement date de 1992 (!) et que ces sommes sont ajustées annuellement en appliquant simplement le taux d’inflation global (même pas celui pour ces trois catégories de biens), aussi bien pour les années antérieures à 1992 que pour celles qui la suivent. Ainsi les seuils de faible revenu des SFR selon le nombre de personnes dans une famille en dollars constants sont exactement les mêmes de 1976 à 2013 (comme on peut le voir au tableau cansim 206-0092). Il s’agit donc de loin de la mesure la moins pertinente des trois que Statistique Canada publie, mais comme il s’agit de celle qui fixe le seuil de faible revenu au plus bas niveau, il s’agit de la seule que l’Institut Fraser a utilisée dans son document!

– la mesure du panier de consommation : Cette mesure de Statistique Canada est celle qui ressemble conceptuellement le plus à celle de l’Institut Fraser. Comme elle, elle est basée sur un panier de consommation, mais qui doit être suffisant pour correspondre «à un niveau de vie de base» (quoi que puisse bien vouloir dire cette expression…) et non pas seulement pour éviter un état de privation grave. Le panier utilisé contient donc beaucoup plus de biens, trop, évidemment, selon l’Institut Fraser.

– la mesure de faible revenu : le seuil de faible revenu de cette mesure est égal à 50 % de la médiane du revenu des familles. Statistique Canada ajoute que : «Aux fins des comparaisons internationales, la mesure de faible revenu (MFR) est la méthode la plus couramment utilisée». Il s’agit d’une mesure relative (ce qui déplaît à l’Institut Fraser), ce qui permet de lier le faible revenu et l’exclusion qu’il entraîne à l’évolution des revenus de l’ensemble des familles qui font partie d’une société.

Le taux de faible revenu selon les mesures

– selon les besoins de base de l’Institut Fraser : Le premier graphique que je présente est tiré du document de l’Institut Fraser. On voit que la définition de cette mesure fait en sorte que son taux de «pauvreté» s’est situé à aussi peu que de 4 % à 7 % entre 1974 et 2009, mais atteignait 16 % en 1969. Le document ne donne aucune explication sur cette baisse pourtant phénoménale (baisse des trois quarts en 5 ans!). Chose certaine, le panier de Fraser ressemblait bien davantage au panier d’une famille moyenne en 1969 (qui n’avait pas d’ordinateur, d’Internet, ni même de magnétoscope ou de four à micro-ondes!) qu’à celui d’une famille des années 2010. Le document élude toutes ces questions, mais insiste plutôt sur la baisse que ce taux a connue entre 1996 et 2009 (soit de 6,7 % à 4,8 %, je le rappelle), sans fournir plus d’explications.

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– selon les trois mesures de Statistique Canada : Le prochain graphique compare l’évolution du taux de faible revenu des trois mesures de Statistique Canada entre 1976 et 2013, selon le tableau cansim 206-0041.

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Comme la mesure du panier de consommation (MPC, ligne jaune) n’existe que depuis 2000 et que Statistique Canada ne publie des données sur cette mesure que depuis 2002, on ne décèle aucune tendance nette, si ce n’est une baisse étrange en 2007 et 2008. Cela dit, même en considérant cette baisse, ce taux est demeuré au cours des 12 années présentées dans le graphique entre 11 % et 13 %, soit entre le double et le triple du taux de «pauvreté» de l’Institut Fraser.

On remarquera que le taux de faible revenu des deux autres mesures, soit les seuils de faible revenu (SFR, ligne rouge) et la mesure de faible revenu (MFR, ligne bleue), a évolué à peu près de la même façon entre 1976 et 1990, soit en augmentant lors de la récession du début des années 1980, en diminuant fortement au cours de la reprise qui l’a suivie (de 1983 à 1989) et en repartant à la hausse en 1990. Mais, ces deux courbes ont connu des évolutions complètement différentes par la suite, le taux de faible revenu des SFR augmentant fortement entre 1989 et 1996 pour ensuite baisser presque continuellement (de 15,2 % en 1996 à 9,7 % en 2013, comme l’a souligné le sommaire du document de l’Institut Fraser), tandis que le taux de faible revenu de la MFR a connu une faible augmentation presque continuelle entre 1991 et 2013 (passant de 11,5 % à 13,5 % en 2013.

Ces évolutions divergentes reposent essentiellement sur les caractéristiques des définitions de ces deux mesures. Le graphique qui suit (construit à l’aide du tableau cansim 206-0011) permet de mieux les comprendre. La montée du taux de faible revenu des SFR entre 1990 et 1996 est due à la fois à la récession du début des années 1990 et à la faible reprise qui l’a suivie, et au durcissement des critères de certains programmes (aide sociale et assurance-emploi, notamment). Le taux de faible revenu de la MFR n’a pas pu capter ces baisses de revenus, car, comme le montre ce graphique, le revenu médian (en dollars constants, donc éliminant les effets de l’inflation) a aussi diminué. Comme le seuil du MFR représente 50 % du revenu médian, ce seuil a aussi diminué et moins de familles pouvaient y avoir un revenu inférieur! Ce graphique explique aussi que le taux de faible devenu de la MFR a augmenté par la suite tandis que celui des SFR diminuait. En effet, ce graphique montre que le revenu médian a fortement augmenté entre 1997 et 2013 (de plus de 25 %), faisant augmenter le seuil de faible revenu du MFR et donc le nombre de familles qui gagnaient moins que 50 % de cette somme. À l’inverse, le seuil des SFR évoluant en fonction de l’inflation (ce qui le rend fixe en dollars constants), moins de familles se sont retrouvés à gagner moins que ce seuil, puisque le revenu médian a fortement augmenté.

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Le graphique suivant (construit, à l’aide du tableau cansim 206-0041), portant sur l’évolution du taux de faible revenu des personnes âgées de 65 ans et plus, montre un découplage encore plus important de l’évolution de ce taux entre les SFR et la MFR. Alors que le taux de faible revenu des personnes âgées selon les SFR n’a cessé de diminuer (atteignant seulement 3,7 % en 2013), il a au contraire augmenté fortement selon la MFR, passant de 3,9 % en 1995 (son niveau le plus bas dans les 38 années illustrées dans ce graphique) à 13,2 % en 2011 (une hausse de près de 240 %!), avant de diminuer à 11,1 % en 2013 (quand même près du triple de son niveau de 1995). Cette forte différence montre l’inadéquation du mode d’indexation des programmes de la sécurité de la vieillesse (SV) et du supplément de revenu garanti (SRG). En effet, si l’indexation permet une baisse du taux de faible revenu selon les SFR, elle est insuffisante pour leur permettre d’avoir une croissance des revenus comparable à celle du revenu médian. Cela dit, ce sont tout de même la création et la bonification de ces programmes qui expliquent la très forte baisse du taux de faible revenu selon ces deux mesures entre 1976 et le milieu des années 1990.

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L’examen de l’évolution du taux de faible revenu selon la MFR et les SFR depuis le début des années 1990 chez les personnes âgées de 65 ans et plus vient appuyer ces explications, comme le montre le dernier graphique de ce billet. On peut en effet constater que si le taux de faible revenu des femmes selon les SFR (ligne verte) a beaucoup plus diminué (de 14,4 % à 4,3 %) que celui des hommes (ligne jaune) entre 1990 et 2013 ( de 5,9 % à 3,0 %), l’augmentation du taux de faible revenu selon la MFR a été assez bien partagée entre les hommes (d’un minimum de 2,8 % en 1995 à 9,2 % en 2013) et les femmes (de 4,7 % en 1995 à 12,8 % en 2013). Cela montre encore une fois l’inadéquation du mode d’indexation des programmes de la SV et du SRG, mais aussi que les femmes qui atteignent cet âge ont plus souvent de nos jours des revenus de la RRQ ou d’autres régimes de retraite qu’auparavant.

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Et alors…

Je peux maintenant répondre à la question de Nicolas, qui m’a demandé, je le rappelle, si les données utilisées par l’Institut Fraser étaient exactes. Oui, elles le sont! Mais… Mais elles sont basées d’une part sur une définition trop restrictive de la pauvreté et d’autre part sur une sélection malhonnête des données (un bel exemple de picorage de données ou de «cherry picking»). Non seulement ce document n’a utilisé que les taux de faible revenu des SFR parmi les données provenant des mesures publiées par Statistique Canada, mais il a en plus choisi comme année de départ de sa comparaison celle dont le taux de faible revenu était le plus élevé des 38 années de la série (sans le mentionner) pour pouvoir dire que ce taux est passé de 15,2 % à 9,7 % entre 1996 et 2013, et conclure que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes dans la lutte contre la pauvreté au Canada…

Bref, le document de l’Institut Fraser n’est nullement «Une introduction sur la situation de la pauvreté au Canada», mais bien une introduction aux méthodes de propagande…

5 commentaires leave one →
  1. mptv permalink
    17 février 2016 21 h 51 min

    Par curiosité, cela prend combien de temps pour lire la documentation et écrire cet article ?
    Beau travail.

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  2. 17 février 2016 23 h 12 min

    «Beau travail.»

    Merci!

    «cela prend combien de temps pour lire la documentation et écrire cet article ?»

    Je n’ai jamais calculé. Disons une dizaine d’heures, en incluant en plus les relectures et l’édition. Il faut dire que je connaissais très bien ce sujet à l’avance, ainsi que la nature des données. La première fois que j’ai enfin trouvé l’explication des tendances divergentes des taux de faible revenu des SFR et de la MFR (l’évoluton du revenu médian), j’en avais arraché pas mal plus (pour ce billet : https://jeanneemard.wordpress.com/2011/11/01/le-faible-revenu-chez-les-personnes-agees/). Et, je n’étais pas le seul à chercher l’explication! C’est tellement évident quand on trouve la réponse…

    Aimé par 1 personne

  3. mptv permalink
    17 février 2016 23 h 36 min

    Merci. Je me souviens qu’a une certaine époque, il y avait dans le «panier» français, le prix des balles de ping pong. Peut-être une légende urbaine. Au Canada, c’est le tampon hygiénique qui, à l’inverse, à longtemps été vu comme un produit de peu de nécessité… La pauvreté se retrouve aussi dans les concepts utilisés! 😉

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  4. 18 février 2016 6 h 07 min

    Je ne connais pas les détails du contenu du panier (surtout pas de celui utilisé en France!). J’ai toutefois écrit ce billet sur l’évolution du panier de l’indice des prix à la consommation il y a un an :

    L’indice des prix à la consommation : 100 ans de changements

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  5. 18 février 2016 10 h 15 min

    En gros, selon l’Institut Fraser, les vrais pauvres, ce sont ceux qui peuvent manger que du baloney!

    Aimé par 3 personnes

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