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L’oikonomia et l’administration de la maison

20 février 2016

OikonomiaDans un billet datant de bientôt cinq ans faisant partie de ma série sur les expressions qui me tapent sur les nerfs et portant sur les sophismes étymologiques (soit des arguments fondés sur l’étymologie d’un mot), je donnais entre autres comme exemple l’utilisation de l’étymologie du mot «économie», soit le mot grec oikonomia, pour montrer que les économistes ont donné un sens bien différent à ce mot de celui que lui donnaient les Grecs anciens, soit l’administration d’une maison.

En plus, du fait que la plupart des mots n’ont plus le sens qu’ils avaient à l’origine, sait-on vraiment ce que les Grecs anciens voulaient dire par «administration d’une maison»? Une courte étude que j’ai lue récemment, intitulée What Did the Ancient Greeks Mean by Oikonomia? (Qu’est-ce que les anciens Grecs veulent dire avec «oikonomia»?) répond justement à cette question.

L’étymologie de l’étymologie

L’auteur de cette étude, Dotan Leshem, explique que pour les Grecs anciens, «oikos» ne prenait pas seulement le sens d’une maison ou d’un ménage (household), mais aussi celui d’une propriété ou d’un domaine (de même que l’écologie n’est pas la science de la maison, mais celle de l’habitat ou même de la Terre). Ainsi, l’oikonomia n’était pas vraiment l’administration d’un ménage ou d’une maison, mais bien celle d’une propriété, propriété qui était la base de l’économie de l’époque, l’endroit où on produisait les biens pour l’ensemble de la famille élargie, incluant les esclaves. Même si ce sens n’est pas celui qu’on donne à l’économie actuelle, il en est drôlement plus près que ce qu’on envisage par la simple administration d’une maison!

Les premières apparitions du terme «oikonomia» dans les textes grecs datent d’environ 800 ans avant notre ère et parlaient entre autres de la production agricole et de sa gestion souvent confiée à la femme du propriétaire (bien trop occupé à philosopher pour accomplir ce genre de tâches…). Les textes suivants qui utilisaient ce terme insistaient sur l’importance pour les propriétaires d’assurer l’autosuffisance (ou de l’autarcie) de leur «oikos», méprisant le commerce de leur production. Dans ce sens, on peut dire que la notion d’oikonomia ne couvrait qu’une partie de l’ensemble de l’économie de l’époque, mais une partie importante.

L’économie et l’oikonomia

Il y a donc de grandes différences entre l’économie et l’oikonomia, mais elles sont loin d’être celles qu’on imaginait entre l’économie actuelle et l’administration d’un ménage (ou d’une maison). Par exemple, alors que la discipline économique actuelle se prétend supérieure aux autres sciences sociales (voir notamment ce billet qui élabore sur le sentiment de supériorité des économistes), la notion d’oikonomia s’appliquait non seulement à la gestion rationnelle des propriétés, mais aussi à celle de la théorie politique, de la stratégie militaire, du droit, des finances, de la médecine et même de la critique littéraire, de l’architecture, de la musique, de l’histoire et de la rhétorique. Mais, d’autres différences sont encore plus fondamentales.

L’économie actuelle repose en bonne partie sur la notion de la raretél’économie est l’affectation de ressources rares à des usages alternatifs» ). Au contraire, les Grecs anciens considéraient que les biens étaient abondants. Ils voyaient trois dimensions à l’oikonomia : «[traduction] le royaume spirituel de la philosophie, le royaume héroïque de la politique et le développement économique». L’objectif de ce dernier était «d’obtenir les moyens nécessaires pour l’existence et pour générer un excédent qui permet l’exercice des deux autres dimensions [la philosophie et la politique] qui sont jugés dignes de l’homme». Et, pour atteindre cet objectif, l’oikonomia doit générer des surplus, soit en augmentant la production ou en modérant la consommation (frugalité).

Ceux qui avaient réussi à philosopher ont ensuite étudié laquelle de ces deux options était la préférable pour un homme respectable. Comme la nature produit l’abondance, la question est de savoir ce qu’on va faire avec nos surplus. Aristote prétendait qu’il est naturel d’utiliser cette abondance pour satisfaire aux besoins de la population (et même des pauvres et des esclaves), mais qu’il est contre-nature d’amasser une richesse excessive (surtout en s’engageant dans le commerce de cette abondance). Pour un philosophe, vouloir plus que de pouvoir satisfaire à ses besoins de base et à ses désirs naturels qui lui permettent d’exercer la philosophie est une mauvaise chose.

Pour les économistes actuels, la rationalité se traduit par la maximisation de l’utilité (ou du bien-être), sans aucune considération éthique (un dollar provenant de la vente d’armes ou du fait de soigner une personne malade reste un dollar et a donc la même valeur). La rationalité de l’oikonomia est au contraire basée sur l’éthique et seulement sur l’éthique :

«l’approche économique de comportement humain des Grecs de l’Antiquité ne part pas de l’hypothèse que les désirs ne peuvent pas être comblés et que la rareté et les compromis [tradeoffs] sont inévitables. Au lieu de cela, ils ont établi que l’oikonomia de la maximisation de l’utilité était contraire à l’éthique, et ils méprisaient ceux qui agissaient avec cet objectif.»

Selon Xenophon, les personnes qui agissent ainsi sont des «esclaves menés par des maîtres extrêmement rudes. Certains sont menés par la gourmandise, d’autres par la fornication, certains par l’ivresse, et d’autres par des ambitions folles et coûteuses qui ont contrôlé cruellement tous les hommes qu’elles ont tenu en leur pouvoir». On voit que les anciens Grecs considéraient que la rationalité économique est de consommer de façon frugale et de toujours viser à ce que ses objectifs soient valables. Ils distinguaient quatre façons d’utiliser les surplus de production. La première est de les réinvestir dans l’économie pour générer encore plus de croissance : cette utilisation était assimilable à de l’esclavage, car la personne qui agit ainsi embarque dans un engrenage dont elle ne sortira jamais. Les trois autres façons d’utiliser les surplus ont été mentionnées auparavant (le texte est parfois répétitif), soit de s’en servir pour consacrer sa vie à la philosophie, à la politique (utilisations glorifiées et jugées rationnelles) ou au luxe (utilisation condamnée et considérée irrationnelle).

D’autres différences notées par l’auteur sont moins favorables aux Grecs anciens. Par exemple, ils considéraient l’esclavage tout à fait éthique, ce qui est à tout le moins plus rare de nos jours. Ils n’accordaient aucun droit aux femmes, même si c’était souvent elles qui administraient l’«oikos» (comme mentionné auparavant). Pourtant, c’est essentiellement en raison du travail des esclaves et des femmes que les «citoyens» à part entière pouvaient se permettre d’avoir des surplus et de les consacrer aux activités nobles, comme de philosopher ou de faire de la politique.

L’auteur discute par la suite de la possibilité de joindre la vision éthique de la rationalité économique des Grecs anciens avec celle des promoteurs des droits civiques et de l’égalité entre les citoyens et les esclaves, et entre les hommes et les femmes. Pour lui, l’approche des capabilités conçue par Amartya Sen et peaufinée par Martha Nussbaum (voir ce billet à ce sujet) serait une des meilleures façons de le faire. Pour Sen, les capabilités sont les possibilités pour une personne de transformer des biens en liberté et de choisir la vie qu’elle veut mener. Cela dit, l’auteur ne prétend pas que ce soit la seule façon d’y parvenir. Il conclut que l’ajout d’une dimension éthique aux objectifs économiques actuels remettrait en question la recherche de la croissance comme une fin en soi et que le concept d’oikonomia, dépouillé de ses caractéristiques déplorables, peut servir de modèle à cette fin.

Et alors…

Ce texte m’a plu pour de nombreuses raisons. Tout d’abord, il confirme mon aversion envers les sophismes étymologiques. Ensuite, il sait bien nuancer les aspects positifs et négatifs de la société grecque ancienne, trop souvent idéalisée. Finalement, il montre que, en faisant reposer l’économie sur un concept philosophique différent de celui de l’utilitarisme (qui est à la base de l’économie classique et néo-classique), on peut parvenir à mieux concentrer nos activités économiques sur des objectifs qui tiennent compte de l’éthique et de la recherche d’une vie saine, balayant du même coup l’économisme sans âme actuel.

12 commentaires leave one →
  1. Richard Langelier permalink
    20 février 2016 21 h 43 min

    J’avais l’impression qu’Aristote s’adressait à des propriétaires d’un esclave qui s’occupait de quelques chèvres et fumait du pot le reste de la journée. Je croyais aussi qu’il considérait le métèque comme un peddler dont il fallait se méfier comme la peste. Dans la série de pubs d’Expressvu montrant des villageois du début du 19e siècle, l’un d’eux dit au peddler (Gaston Lepage):
    – Avec la bébelle que tu nous as vendue, on voit rien!
    – J’ai jamais dit que ça marchait.
    J’ai toujours apprécié la sagesse du pedler. Il faut dire que le comédien est excellent.

    Ton billet me rappelle aussi l’histoire de ce peddler qui disait:
    – Voici un bouclier qu’aucune lance ne peut percer, puis
    – Voici une lance qui traverse tous les boucliers!
    Un consommateur lui crie:
    – Tu te contredis.
    – Non, lorsque j’ai parlé du bouclier, vous ne connaissiez pas la lance!

    Aujourd’hui, le peddler m’affiche que j’ai le droit d’installer Windows 10, puisque j’ai acheté Windows 7. Mon vendeur de matériel d’occasion me le déconseille. Je n’ose faire un pied de nez à Microsoft en téléchargeant Linux. Un système d’exploitation, je crains ça comme l’électricité et la plomberie.

    J’apprécie ta conclusion : «Finalement, il montre que, en faisant reposer l’économie sur un concept philosophique différent de celui de l’utilitarisme (qui est à la base de l’économie classique et néo-classique), on peut parvenir à mieux concentrer nos activités économiques sur des objectifs qui tiennent compte de l’éthique et de la recherche d’une vie saine, balayant du même coup l’économisme sans âme actuel».

    P.-S. Je ferais un lien avec la philosophie sous-jacente au projet de loi 59, mais je laisse ce plaisir à mon amie facebookienne, Anne-Marie Gélinas. Elle a écrit: «Quand il y a eu l’expo 67, en visitant le pavillon américain, il y avait un grand topo sur la robotisation et on nous parlait de la société des loisirs. C’est assez amusant parce que mon frère et moi, on en reparlait l’autre jour. Et la façon, dont il l’avait formulé correspondait assez à ce que j’avais pensé moi aussi. C’était comme, si tout le monde est à temps partiel, il va falloir que montent les salaires de tout le monde sinon le monde auront pas assez d’argent pour payer ça. Puis nous nous étions dit tous les deux que si des enfants comme nous étaient capables d’y penser, c’était sûr que les adultes y avaient déjà pensé. C’est ben pour dire…» L’adulte François Blais, reprenant le dossier piloté par Sam Hamad renoncera-t-il à cet économisme sans âme qui veut former les moins de 25 ans à devenir busboys, pardon aides-serveurs?

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  2. 20 février 2016 21 h 53 min

    «J’apprécie ta conclusion»

    Merci. Je l’aime aussi!

    «J’avais l’impression qu’Aristote s’adressait à des propriétaires d’un esclave qui s’occupait de quelques chèvres et fumait du pot le reste de la journée.»

    Je ne connais pas beaucoup Aristote. Je n’ai fait que rapporter ce qu’on en dit dans le texte que j’ai lu!

    «L’adulte François Blais, reprenant le dossier piloté par Sam Hamad renoncera-t-il à cet économisme sans âme qui veut former les moins de 25 ans à devenir busboys, pardon aides-serveurs»

    On verra, mais ça m’étonnerait qu’il apporte des changements autres que de peut-être réduire ou annuler la pénalité de 50 %.

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  3. benton65 permalink
    21 février 2016 15 h 09 min

    Comme quoi l’économie se doit être un moyen et non un but. L’économie doit être à notre service et non l’inverse…
    L’économie n’est pas un fin en soi mais ça, un néo-classique ne vous le dira jamais!

    P.S.: Certains diront: « C’est facile de parler contre la richesse lorsqu’on a jamais eu d’argent. » Aussi bien dire: « C’est facile de parler contre l’ivresse lors’qu’on a jamais bu de boisson! ».
    Sauf qu’on a pas besoin de boire pour savoir que l’ivresse (des autres) peut être dommageable et même te tuer!

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  4. Richard Langelier permalink
    21 février 2016 15 h 21 min

    Erratum: Il aurait fallu lire: «Projet de loi 70 et non 59».

    Aimé par 1 personne

  5. benton65 permalink
    21 février 2016 15 h 36 min

    @Richard Langelier

    Faut croire qu’il y a trop de projets de loi, pas assez de projets société….

    Aimé par 2 personnes

  6. Richard Langelier permalink
    21 février 2016 17 h 54 min

    Benton65, ce sont des projets de «dissociété».

    Aimé par 2 personnes

  7. Michel permalink
    23 mars 2016 9 h 12 min

    Merci Darwin pour votre texte. Je voudrais proposer une petite nuance pour que les lecteurs ne prennent pas des vessies pour des lanternes. je vous cite:  »Les premières apparitions du terme «oikonomia» dans les textes grecs datent d’environ 800 ans avant notre ère et parlaient entre autres de la production agricole et de sa gestion souvent confiée à la femme du propriétaire (bien trop occupé à philosopher pour accomplir ce genre de tâches…) » Vous faites sûrement référence ici au texte d’Hésiode,  »Les travaux et les jours » qui date du milieu du ~VIIIe s. Ceci dit, même si les penseurs présocratiques se sont manifesté dès le ~VII et le ~VIe siècles, la philosophie et sa pratique plus étendue ne datent que du milieu du ~Ve siècle. Aristote, c’est carrément le ~IVe s. car il décède en ~322. Bien à vous, MM

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  8. 23 mars 2016 10 h 46 min

    Merci pour cette précision! J’ironisais, mais n’aurais peut-être pas dû…

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